Le combat pour un nouvel ordre mondial de la pensée

Depuis quatre ans paraît l’édition française de Pambazuka News pour publier, avec cette édition, son 200e numéro. Quand on a bâti ses repères dans le journalisme classique, pour ensuite baigner dans cette ferveur militante qui dit aux Africains «Levez-vous !» (signification de Pambazka en swahili), on découvre mieux où sont les urgences, pour l’Afrique dans la grande bataille de l’information.

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R A

Au moment où l’Unesco brandissait l’impératif d’un Nouvel ordre mondial de la communication (NOMIC) dans les années 1980, pour faire entendre les voix du Sud dans un concert planétaire plus équilibré, le souci était d’exister. Le paysage médiatique était embryonnaire en Afrique, les contenus pauvres. L’échange n’a jamais été égal jusqu’ici. Mais peut-être aussi que les termes de l’échange n’étaient pas posés dans leur plénitude. Car, par delà d’un nouvel ordre de l’information, il s’imposait un Nouvel ordre mondial de la pensée. Ce qui était un droit devait aussi épouser une cause.

L’Afrique ne souffrait pas seulement d’être quasiment aphone dans l’espace globalisé de la communication. Elle subissait surtout les regards et les jugements, les clichés et les fausses perceptions. Derrière l’invasion des faits sous le prisme occidental, suintaient les interprétations grotesques d’une réalité caricaturée de manière consciente ou non, avec un sournois massage des esprits qui perpétuait un asservissement des mentalités. Tout contribuait à ancrer dans les consciences africaines cette terrible incapacité à « faire l’histoire» et à rester les guignols tragiques d’un théâtre global. Des Idy Amin, des Bokassa ou des Mobutu.

Quatre années à coordonner l’édition française de Pambazuka News ont été une plongée vivifiante dans l’immense registre de la pensée africaine, à travers le continent et sa Diaspora. Une pensée contemporaine, réactive au tourbillon d’un monde qui se fait et se défait au quotidien, saisissant les enjeux de l’heure et les dimensions futures, s’appuyant sur des repères qui mettent l’Africain au centre de la réflexion, adossée à une histoire, fortifiée par des convictions panafricanistes, porteuse d’initiatives et de solutions, déterminée dans la résistance pour que triomphent des alternatives porteuses d’un jour nouveau.

Chaque semaine, Pambazuka est comme un livre ouvert sur l’Afrique. Ses lecteurs ont pu comprendre que les crises financières et alimentaires, les déséquilibres qui font le lit de l’injustice sociale, les conflits qui déchirent les peuples à travers des antagonismes aussi dramatiques que superficiels, la gouvernance chaotique, les survivances de la Françafrique, les errements d’une fausse démocratie, etc., ne sont pas des accidents de l’histoire. Samir Amin, Demba Moussa Dembélé, Aziz Salmone Fall et tant d’autres contributeurs ayant rompu les chaînes de la pensée asservissante qui formate aujourd’hui le monde, ne cessent de le rappeler quand ils exposent les logiques de domination occidentale et mettent en exergue les effets d’une crise systémique dont le Sud vit les effets de manière dramatique.

Yash Tandon a écrit, de façon pertinente, que «toute l’histoire est une histoire des ‘’inclus’’ et des ‘’exclus’’, ceux qui sont à l’intérieur du royaume et ceux en dehors du royaume» (1). Les exploiteurs et les «damnés de la terre», en d'autres termes. Tandon est de ceux qui, à travers Pambazuka, déconstruisent ces idées portées depuis l’époque coloniale pour reconstruire. Il est de ces contributeurs réguliers de Pambazuka News qui montrent que l’Afrique ne vit pas dans le piège des fatalités et des immobilismes ankylosant. Le potentiel et les énergies dont dispose le continent, qui ont été trahies à l’aube des indépendances sur l’autel des compromissions, des trahisons et des assassinats (Lumumba, Sankara, Um Nyobe, Moumié, Biko), vit toujours. Il suffit de trouver le catalyseur qui enclenche les dynamiques fécondantes. Pambazuka en est un au niveau de la réflexion. Les révoltes populaires qui ont irrigué les pays arabes du continent pour ensuite essaimer en Afrique subsaharienne, de Dakar à Lilongwe, en passant par Lomé et Ouagadougou, en constituent un autre dans l’action.

Pambazuka porte l’expression d’une citoyenneté active et consciente. Il favorise un journalisme citoyen à travers un espace ouvert d’expression où des intellectuels de renom, des activistes engagés, des chercheurs avisés et des acteurs à la base partagent leurs réflexions pour faire tomber les œillères que cherchent à imposer tous ces médias qui dessinent l’Afrique comme une terre de chaos. Il n’est pas un enjeu de développement, une question de souveraineté, de justice sociale ou de dignité humaine, que Pambazuka n’a mis en éclairage pour la cause d’une Afrique debout.

Le continent a besoin d’une conscience collective plus affirmée. Surtout à un moment où les rapports de domination que construit l’Occident reposent pour une bonne part sur le contrôle des moyens de communication et de l’informatique, ainsi que sur le formatage des flux d’informations.

Au bout de 200 numéros, l’édition française de Pambazuka News a balisé des espaces de réflexion, mais le chantier reste immense, le chemin difficile, les défis encore grands pour tous ceux qui croient et œuvrent en vue d’un destin autre pour l’Afrique.

Le chantier n’effraye guère. Les 2 500 contributeurs qui, depuis dix ans (en commençant avec l’édition anglaise), font de ce bulletin une œuvre régulièrement entretenue, de manière désintéressée, sans rien y gagner en retour que de contribuer à l’émergence d’une Afrique debout, sont plus déterminés que jamais. La passion de l’équipe qui, chaque mardi, discute via Internet entre Dakar, Cape Town, Oxford, Nairobi et Salvador de Bahia pour prendre le pouls de monde et échanger sur les contenus des trois éditions hebdomadaires en anglais, français et portugais, reste intacte.

Cette passion se nourrit de nouvelles ambitions. Ainsi, le site de Pambazuka va vers une nouvelle interface dans laquelle les contributeurs du journal auront plus de latitude à échanger, où les lecteurs auront accès à davantage de ressources, où, simplement, les 500 000 lecteurs que Pambazuka News touche chaque semaine à travers le monde, d’une manière ou d’une autre, pourront davantage s’impliquer et s’approprier cet espace de réflexion devenu plus dynamique.

Editeur de Pambazuka News, Firoze Manji dessine ainsi cet avenir proche : « Dans les mois à venir, nous allons lancer un nouveau site web permettant une plus grande interaction, plus d’espace offrant aux membres de poster des informations sur eux-mêmes, télécharger des articles, initier des débats, organiser des campagnes et participer aux forums en ligne avec des intellectuels et des activistes de renom invités à les faciliter».

SOUTENIR ET FAIRE VIVRE PAMBAZUKA

Le chemin dans lequel nous nous engageons est difficile. Les ressources dont dispose Pambazuka News ne garantissent pas sa viabilité pour demeurer, en toute indépendance, cet espace de refus où fleurissent les résistances et ou se consolident les défis en vue redresser les déséquilibres du monde actuel. Des initiatives sont prises pour que ce journal continue de vivre, mais le meilleur influx vital demeure les dons que chaque lecteur pourra faire pour qu’il reste notre œuvre commune. Continuez de le partager, car plus notre communauté de lecteurs s’élargira, plus grand sera le potentiel de soutien.

Le contexte dans lequel paraît ce numéro 200 rend plus actuels encore les défis à prendre en charge. Les images de ces enfants affamés de Somalie qui inondent les écrans de télévision du monde sous les cameras des chaines internationales, cette noria d’avions qui débarquent des suppléments alimentaires, cette théâtralité dans le commentaire de la part d’envoyés spéciaux qui n’ont rien compris aux drames dont ils sont les témoins et qui se contentent des raccourcis les plus faciles pour asseoir leurs analyses, reviennent comme un vieux film sur le Biafra des années 1960, l’Ethiopie des années 1970, le Sahel des années 1980, etc.

On se retrouve avec cette image d’une Afrique qui ne peut sortir de la fatalité des guerres, des famines, des épidémies, des génocides, des massacres… Sauf qu’une histoire ne se raconte pas à mi-parcours ou dans ses derniers instants. Ces enfants de la Corne de l’Afrique qui souffrent ou meurent sur les plateaux du Journal télévisé du soir sont les victimes d’une logique mondialisée d’exploitation et de pillage (avec la complicité de supplétifs et des soutiens locaux), d’un système d’accaparement et de prédations de toutes sortes qui font que les tombeaux se creusent plus que les greniers ne se construisent sur cette riche terre d’Afrique. Depuis dix ans, Pambazuka News explique comment et pourquoi, développe des résistances et propose des alternatives.

Depuis dix ans ce journal bâtit une conscience forte pour que sonne le réveil. Pour dire « levez vous ! » Après le numéro 500 de l’édition anglaise célébré en octobre 2010, ce numéro 200 de l’édition française est un jalon de plus. Pour que continue de brûler la flamme des libertés et des souverainetés à reconquérir, des injustices sociales à balayer.

NOTE

1) Voir «L’empire décadent et les barbares africains.»

* Tidiane Kassé est rédacteur en chef de l’édition française de Pambazuka News

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