Le modèle des guerres de capture pour comprendre la militarisation de la question migratoire
Depuis quelques décennies, le contrôle des frontières et de l’accès à la citoyenneté a été considérablement renforcé en Europe et ailleurs. Alors même que se poursuit et s’accélère un puissant processus de globalisation, les mobilités humaines sont pour partie entravées. Cet ouvrage (1) propose d’interpréter, à la lumière des anciennes guerres de capture d’esclaves, les dispositifs antimigratoires et d’analyser l’émergence de la figure du « sans-papiers » ou du « clandestin » qui n’est en fait qu’un étranger privé de ses droits. Ce modèle permet de résoudre la double contradiction apparente, d’une part entre les besoins avérés de main-d’œuvre des pays occidentaux et ces politiques et, d’autre part, entre les fondements humanistes des démocraties et le recours à l’internement et à l’expulsion de civils.
Depuis quelques décennies, les pratiques étatiques de contrôle des frontières se sont considérablement renforcées. Alors même que se poursuit et s’accélère un puissant processus de globalisation qui se traduit entre autres par un déplacement continu de capitaux, de marchandises et d’informations, les mobilités humaines sont pour partie entravées. Si l’hypermobilité des élites mondiales est facilitée, valorisée et favorisée, les circulations migratoires des populations exposées aux forces du marché, de la nature et des armes sont rendues plus ardues par des dispositifs de sélection et de répulsion.
Le contrôle des circulations est dorénavant matière au développement d’une stratégie coordonnée à l’échelle nationale et internationale. Partout ont été érigés des murs, des check points et des camps surveillés par des patrouilles et des technologies de détection. Partout se sont libérés puis amplifiés les propos hostiles aux populations migrantes venant des pays des « Suds » ou des pays pauvres et aussi aux citoyens des pays des Nords perçus comme déviants ou menaçants parce que désignés comme étrangers.
Les conditions d’accès au droit au séjour, au regroupement familial et à la citoyenneté ont été systématiquement durcies. Des discours n’ont cessé de mettre en scène un inéluctable affrontement de l’Ouest contre l’Orient et le Sud, entre la chrétienté et l’islam, entre la civilisation et la barbarie, entre la richesse et la pauvreté. Certes les représentations raciales largement partagées et diffusées par les élites occidentales depuis le XIXe siècle ont été, un temps, mises en sommeil après la seconde guerre mondiale.
Les politiques publiques de « Welfare », en matière d’enseignement, de santé ou de logement ont pu bénéficier ici et là aux migrants anciennement installés ou déplacés. Mais cette relative ouverture a fait long feu. Dès les années 1960, en Europe et ailleurs, des théoriciens militaires ou policiers et des intellectuels de l’extrême droite raciste ont réintroduit l’idée d’une menace d’invasion des pays riches et blancs par les populations venues du Sud.
Depuis quelques années, les idées et représentations anciennes, réaménagées au prix de quelques adaptations conceptuelles et de glissements lexicaux, ont repris une place centrale dans les débats occidentaux. L’influence des pensées xénophobes, racistes et différentialistes est flagrante à l’heure actuelle tant au plan politique qu’au niveau culturel dans de nombreux pays européens, ainsi qu’aux États-Unis, au Canada, en Australie et au Japon. Cette nouvelle idéologie raciste s’articule selon les moments et les lieux avec des courants de pensée variés. Elle peut se détecter dans les discours de défense de l’environnement, dans les sciences du comportement, dans les expertises de la vulnérabilité.
En tant que schéma narratif principalement structuré autour du risque d’invasion, de contamination et de subversion migratoires, elle est utilisée indifféremment pour la défense de la chrétienté ou de la laïcité en Europe, des valeurs traditionnelles du Japon ou des caractères ethniques essentiels de l’Australie et de l’Amérique blanches. Toute une série de conflits locaux, comme l’affrontement entre Israël et Palestine, les guerres en ex-Yougoslavie et en Irak, ou les mouvements démocratiques du Maghreb sont l’occasion de leur donner une matérialité. N’importe quel fait divers constitué en délit ou en transgression, le port d’un vêtement, une pratique alimentaire, l’arrivée d’un boat people sur une côte, la composition d’une équipe sportive, peut aussi faire l’affaire.
Les débats sur les actes terroristes, les épidémies, le réchauffement climatique au niveau global ou sur l’identité nationale, l’insécurité ou les dépenses sociales à l’échelle locale sont autant d’opportunités de brandir les problèmes que représenteraient les migrants anciens, présents ou futurs pour les sociétés d’accueil. Ici, ces idées sont portées par des groupes conservateurs et là, par des partis libéraux ou progressistes, comme le montre le programme du Labour britannique de 2010, associant explicitement criminalité et étrangers. Car, depuis les années 1980, ces débats et les mots qui y sont associés ne sont plus l’apanage des seuls partis d’extrême droite ou nationalistes de plus en plus présents dans les représentations parlementaires. La plupart des partis dits de gouvernement ont au minimum intégré ces représentations qui font de l’étranger un problème. Au pire, ils les ont fondues dans leurs programmes d’action.
Ce renouveau de la pensée et des politiques racistes, même si l’on parle à leur sujet de « racisme sans race », pose une question centrale à des sociétés qui se présentent comme « ouvertes », par opposition aux modèles autoritaires et totalitaires, et dont une part importante des résidents sont soit étrangers soit d’origine étrangère ou post-coloniale. En effet, la plupart des sociétés occidentales sont dorénavant multiculturelles au moins dans les grandes agglomérations. Ces transformations de grande ampleur s’articulent avec d’autres tendances liées à mutation de la souveraineté des États, à la prégnance du phénomène urbain, à la dérégulation des marchés économiques et aux révolutions scientifiques notamment en matière génétique et informatique. Elles s’accompagnent d’un changement du traitement politique des migrations et des étrangers. En effet les dispositifs de lutte contre les migrations, dont les bases actuelles ont été jetées par les administrations dès les décolonisations, mais qui n’étaient jusque dans les années 1980 que partiels, intermittents et peu structurés, se sont partout, aux échelles nationales comme continentales, mués en politiques systématiques de protection des frontières et des sociétés dites d’accueil.
Les pays occidentaux se sont dotés de législations permettant le développement de réseaux de surveillance des étrangers. Des forces militaires et policières, publiques et privées, sont associées pour le contrôle des frontières terrestres, maritimes et aériennes présentées comme permettant de lutter contre des menaces combinées des terrorismes, des criminalités organisées, des pandémies et des migrations.
Le monde occidental dispose maintenant d’un authentique système internemental à grande échelle qui fonctionne en lien avec d’une part des moyens de détection et d’arrestation des étrangers et des migrants rendus illégaux par des changements légaux et d’autre part avec des solutions de déportation de ceux-ci pour les renvoyer hors des frontières. Cet ensemble de camps qui concerne principalement des étrangers, mais pas seulement, prend des formes extrêmement variées, allant des plus rudimentaires aux plus sophistiquées.
En renouvelant et étendant des pratiques anciennes de l’internement et de la traque policière, les politiques actuelles de chasse, de rétention et de déportation des étrangers ont des conséquences considérables sur les sociétés des pays d’arrivée, de départ et aussi de ceux qui sont traversés. Dans les pays d’arrivée, elles visent à la fois à rassurer les sociétés civiles blanches face à une menace artificiellement constituée par les autorités dans une logique de peur et à réamorcer les principes ethniques refondant historiquement les romans nationaux élaborés par les États nations.
Cela concourt à renforcer progressivement des frontières raciales qui parcourent déjà les corps sociaux en prolongeant les lignes de discrimination à l’œuvre dans les différents domaines de l’exercice de la citoyenneté, de l’accès à l’emploi, à l’éducation et au logement à l’encontre de groupe présentés, plus ou moins explicitement, comme étrangers ou suspects – migrants, nationaux postcoloniaux ou d’origine étrangère, binationaux, autochtones infériorisés, groupes parias… Les appareils militaro-policiers administratifs et privés qui conduisent ces politiques interviennent non seulement pour empêcher le franchissement des frontières par des migrants mais aussi pour traquer, arrêter et expulser des étrangers installés de longue date, illégalisés par des restrictions du droit au séjour.
Les nationaux eux-mêmes peuvent être la cible de ces logiques de suspicion, à l’occasion d’un renouvellement de documents d’identité par exemple, ou d’un contrôle policier sur des bases ethniques ou religieuses. De manière générale, les politiques anti-étrangers constituent des laboratoires de dispositifs de contrôle des sociétés civiles dans leur ensemble.
Dans les sociétés des pays de départ, les conséquences sont lourdes également. Les difficultés rencontrées pour les déplacements transnationaux compliquent les relations familiales et éducatives, culturelles et économiques alors même que les distances se sont contractées du fait du développement rapide des technologies de l’information, des transports et de la globalisation culturelle. Le coût humain des migrations s’accroît sans cesse en raison des risques encourus lors du franchissement des frontières et de la dégradation des conditions de vie des migrants, des exilés et des réfugiés. Les ensembles continentaux occidentaux se sont non seulement fortifiés mais ont de plus enrôlé les pays frontaliers d’abord et les pays de passage des migrations ensuite dans leur lutte contre ces circulations, quelle que soit la nature des régimes politiques en place. Cette « externalisation » a un impact sur les sociétés civiles concernées qui voient se développer simultanément une xénophobie institutionnelle, l’importation des technologies juridiques et policières de contrôle et de surveillance les plus perfectionnées, et la transplantation d’expulsés traumatisés par la guerre qui leur est faite.
Cette transformation des relations des pays occidentaux avec les migrants en particulier et plus largement avec ceux qui sont perçus comme étrangers est d’autant plus paradoxale que, du point de vue du paradigme utilitariste dominant en Occident, ils sont indispensables au fonctionnement actuel et futur des économies avancées. Il est avéré que les migrations depuis les années 1950 ont permis de réaliser des gains de productivité. Il a été maintes fois démontré que le « système de la noria », déterminant dans les migrations transnationales, y compris après l’annonce de la fermeture des frontières en Europe dans les années 1970, était très bénéfique aux sociétés d’accueil n’ayant pas à prendre en charge les coûts de formation et d’entretien des migrants hors de leur période d’activité économique. Elles profitaient de surcroît de la manne financière constituée par les migrants pour le compte des sociétés de départ sous forme d’achat de biens de consommation et d’entretien des États locaux inféodés. Dans la période actuelle, la plupart des travaux de prospective de l’Union européenne ou du Japon considèrent que les besoins de travailleurs migrants ne cesseront de s’accroître dans les prochaines décennies pour faire face au vieillissement démographique.
Ces besoins sont non seulement considérables en ce qui concerne les migrants travaillant légalement, mais aussi ceux qui sont illégalisés. Car, en Europe comme aux États-Unis, plusieurs secteurs d’activité dépendent pour une large part de l’emploi de « clandestins ». On peut citer rapidement l’agriculture, les travaux publics, l’industrie textile et du nettoyage, la restauration et les services aux personnes, y compris sexuels, pour les principaux domaines de ce capitalisme invisible. Soit les gains de productivité sont notables en raison des faibles coûts de cette main-d’œuvre dépendante, soit ces activités ne peuvent être externalisées pour des raisons pratiques et sont alors « délocalisées sur place ». En outre, la radicalisation des politiques migratoires pose question du point de vue des valeurs humanistes et démocratiques prônées par les sociétés occidentales. De la même manière que la traite, l’esclavage et l’impérialisme colonial ont sérieusement remis en question les principes des Lumières, sans pour autant contrarier leur développement, comme l’a montré Eleni Varikas, la gestion actuelle des migrations interroge les fondements démocratiques des sociétés qui se présentent comme ouvertes et pacifiées.
Toute l’architecture morale, légale et constitutionnelle issue de l’après-seconde guerre mondiale est remise en cause par les politiques de restriction migratoire et leurs conséquences concrètes en matière de protection des droits humains, des libertés civiles et politiques dans les démocraties. Ces politiques restreignent toujours un peu plus la liberté d’aller et venir ou de vivre en famille, l’accueil des réfugiés et des exilés, l’assistance aux personnes en danger et les principes de justice rejetant l’arrestation arbitraire, l’internement administratif, l’expulsion de masse ou les discriminations et les ségrégations légales.
Alors que les pays occidentaux brandissent les Droits de l’homme à l’encontre de certains régimes autoritaires, et prétendent les faire appliquer y compris par la force armée du droit international, qu’ils conduisent des programmes humanitaires, certes souvent pour des raisons géostratégiques, et qu’ils réclament la libre circulation transparente des capitaux et des informations, ils ont développé et légalisé des politiques répressives jusque-là réservées aux circonstances de crise.
La supposée realpolitik des migrations qui vise à sélectionner les migrants utiles et à repousser ou chasser ceux qui ne le sont pas ou plus, a notamment pour conséquence d’avoir installé l’arrestation et la détention administratives au centre du dispositif légal en temps de paix. Et non seulement les forces policières ou militaires sont incitées à se concentrer sur ces objectifs, et à y parvenir par tous les moyens, c’est l’ensemble des sociétés qui participe potentiellement à cette guerre civile au quotidien. Le fait d’être étranger ou de sembler l’être expose à la suspicion, à la discrimination et à l’arrestation. Les professionnels de santé, de l’éducation, des transports, de l’emploi et d’autres secteurs encore, sont sommés de détecter et de dénoncer de supposés illégaux et déviants. Des milices sont ici parties prenantes de ces chasses à l’étranger, par exemple en Italie, à Mayotte ou à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Là des sociétés privées prennent en charge la gestion de ce nouveau complexe carcéralo-industriel d’immigration.
LES GUERRES DE CAPTURE COMME METAPHORE : DE L’IROQUOISIE A L’OCCIDENT CONTEMPORAIN
La nouvelle gestion des étrangers en Occident s’opère dans un contexte inédit de remise en question de la souveraineté étatique par des structures et des relations de production marquées par la globalisation et la dérégulation. Pour comprendre cette transformation du rapport à l’étranger dans les sociétés occidentales et ses conséquences, pour en dépasser les paradoxes apparents entre changements démographiques et besoins de main-d’œuvre, entre raison humanitaire et politique répressive, je propose de m’inspirer du modèle anthropologique des guerres de capture. Les arrestations et les expulsions de masse d’étrangers illégalisés dans les pays occidentaux ont pris de telles proportions ces dernières années que l’on ne peut plus les considérer comme des politiques répressives conjoncturelles.
Elles s’apparentent désormais à un niveau global à ces guerres locales qui se sont déroulées principalement dans les confédérations iroquoises (nord-est du continent nord-américain) aux XVIe et XVVIIe siècles et dans l’ancien Dahomey (Bénin actuel) aux XVIIe et XVIIIe siècles – ou encore en mer Rouge et sur la côte est-africaine jusqu’au XIXe siècle. L’ampleur actuelle des arrestations et l’importance économique de ces captures leur donnent désormais une place centrale dans la définition du rapport d’altérité entre majoritaires et minoritaires. Jadis, ces guerres de capture visaient à l’assujettissement d’êtres vivants et requéraient des méthodes spécifiques. Dans le cas des sociétés occidentales contemporaines, elles ne sont pas exclusives d’autres formes de conflits tels que la destruction de masse, l’urbicide, la prédation et le maintien de l’ordre néocolonial. En reprenant les termes de Dominique Colas, ces nouvelles guerres « exprime[nt] la vérité d’une politique dont le secret est dans le rôle des moyens de destruction comme modes de production » (p. 278).
Les guerres iroquoises étaient basées jusqu’au XVIIe siècle sur la captation des fourrures et des scalps, et les prisonniers étaient souvent sacrifiés. Elles ont pris ensuite une autre justification, moins symbolique et plus économique. Les pertes liées à ces conflits entre tribus nécessitèrent la capture d’un plus grand nombre d’hommes qui étaient soit adoptés soit asservis pour remplacer les guerriers morts. Les scalps, ancienne pratique autochtone, et les fourrures étaient devenus l’objet et l’enjeu d’une traite et d’échanges avec les Anglais, les Français et les Hollandais. Les Iroquois, une fois épuisées leurs ressources en castors, se sont mis à attaquer les territoires environnants pour marauder les convois de fourrures et s’adjoindre de nouvelles recrues. Ils purent, forts de ces richesses en peaux, négocier des armes avec les colons et ainsi accroître leur puissance, mais durent remplacer leurs guerriers morts par l’introduction massive de captifs de guerre dans leurs rangs.
La systématisation des razzias et l’enrôlement de toute la société iroquoise, y compris les captifs algonquins, comme chaînon d’un commerce global, provoquèrent une destructuration sociale, agissant sur les frontières entre le licite et l’illicite et la capacité du groupe à contrôler les formes de déviance. Outre la dimension guerrière et économique de cette guerre du castor et des conflits qui suivirent, l’affrontement et le traitement des prisonniers ont été l’occasion d’une opération de définition de soi (autoethnonymie) par opposition aux prisonniers subissant une dépersonnalisation soit par destruction rituelle soit par adoption. L’humanité de ceux qui n’appartenaient pas au groupe de base était niée et seuls les Iroquois étaient de « vrais hommes », alors même que l’apport démographique des capturés au groupe ne cessait de croître.
Dans l’ancien Dahomey, certains des éléments structurant les guerres de capture étaient similaires au cas iroquois. Le royaume, en contact avec la côte, négociait avec les Européens des esclaves capturés dans les aires voisines et des armes. Il fallut bientôt plus de soldats pour pouvoir capturer plus d’esclaves et plus d’esclaves pour reconstituer les troupes.
Pour Claude Meillassoux, ces guerres de capture établissaient un mode de production structuré autour de quatre pôles articulés : sociétés pourvoyeuses d’esclaves, sociétés aristocratiques pratiquant la guerre de capture, sociétés marchandes négociant les captifs et sociétés esclavagistes exploitant la main-d’œuvre. Pour qu’il y ait esclave il faut qu’il y ait capture. C’est celle-ci, selon l’anthropologue, qui justifie l’existence des États aristocratiques rendant possible la transformation des êtres humains en objets et qui établit le rapport d’altérité infériorisant l’esclave. Quel que soit son statut, qu’il soit esclave de peine ou esclave de cour, il doit subir un quadruple processus de désocialisation, de dépersonnalisation, de désexualisation et de décivilisation.
Pourquoi opérer une transposition du modèle des guerres de capture des sociétés traditionnelles soumises à ces bouleversements guerrier, colonial et marchand, aux sociétés contemporaines aux prises, elles aussi, avec des changements très rapides et de grande ampleur ? Parce que leur structure est homologue. Les guerres de capture contemporaines peuvent être décrites selon un même schéma. Les actuels modes de gestion des circulations migratoires consistent à prélever de la main-d’œuvre dans les zones périphériques, le durcissement concomitant des frontières et la déportation d’une fraction des migrants visant à les contrôler et à les insécuriser. Il peut paraître étrange de considérer que les expulsions de « sans-papiers » actuelles ont pour objectif non de chasser une partie des non-citoyens considérés comme des indésirables, mais au contraire de les retenir et d’en tirer profit.
Les faits et chiffres montrent pourtant qu’il s’agit bien de la réalité de ces politiques. Non seulement cette catégorie « d’étrangers illégaux » a été créée par des séries de lois restrictives depuis 1965 aux USA et les années 1970 en Europe, mais tant en Amérique du Nord qu’en Europe occidentale, les déportations de ces 20 dernières années n’ont pas eu d’impact sur le nombre d’étrangers dits « illégaux » (estimé actuellement à 11 millions pour les seuls USA). La plus grande partie des arrestations se soldent par des libérations – la Cimade considère pour la France qu’un tiers seulement des décisions de reconduites à la frontière sont effectives – et, parmi les déportés, les retours sont fréquents. C’est donc que, au-delà de leur dimension spectaculaire, ces dispositifs d’arrestation et d’expulsion ont permis la constitution de ce que Deepa Fernandez nomme un « complexe industriel d’immigration » devenu très lucratif et qui a tout intérêt au durcissement sans limite des politiques migratoires.
De plus, ces politiques ont été l’occasion de renforcer l’emprise économique et les pouvoirs d’élites oligarchiques, y compris sur les populations nationales locales. Des acteurs nationaux et transnationaux ont trouvé là l’occasion d’augmenter leurs gains de productivité par la dérégulation du travail et de conquérir de nouvelles parts de marché, notamment dans le secteur de la sécurité par la privatisation des fonctions régaliennes.
En effet cette conflictualité artificiellement entretenue donne lieu à une hybridation accélérée des acteurs, des techniques et des discours entre secteurs public et privé qui rend compatible la double logique, apparemment contradictoire, d’un renforcement des pouvoirs policiers et militaires et de leur transfert progressif aux entreprises du marché de la coercition. L’illégalisation d’une partie croissante des résidents des sociétés occidentales coïncide avec la capacité de ces politiques à conférer à ceux-ci une valeur d’usage inversement proportionnelle à la perte de leur légitimité, que ce soit dans les travaux de force, de soin ou de sexe.
La production culturelle, elle-même dominée de conserve par les politiques d’identité et de protection nationales et par les mêmes groupes industriels et de services, alimente des processus de panique civilisationnelle et participe à la redéfinition restrictive des contours de l’autochtonie. Les manières de représenter les minorités assurent une fonction décisive à la fois dans le contrôle et la détection de l’altérité, la trivialisation de son traitement violent et la socialisation des agents de la coercition. La culture des guerres de capture atteste de la perpétuation de modèles coloniaux et impériaux tant en matière de gouvernementalité et d’exploitation qu’en termes de rapports de classe, de « race », de genre et de rapport à l’espace.
On peut appréhender ces ensembles sociaux et politiques à partir du modèle triangulaire proposé par Dominique Colas, composé d’un mode de souveraineté oppressif, d’un mode de production prédateur et d’une manière pour ces sociétés de se définir elles-mêmes. Ce schéma structurel triangulaire est applicable terme à terme aux sociétés occidentales contemporaines.
Dans cet ouvrage (1), je conduis donc mon argumentation en trois temps. Une première partie aborde les transformations concomitantes des structures étatiques et de la gestion des étrangers. J’étudie tout d’abord comment la guerre aux migrants s’est institutionnalisée, notamment à travers la systématisation de l’emploi des techniques policières de l’internement et de la rafle (chapitre 1). Une des caractéristiques de ce processus d’institutionnalisation tient au fait que la gestion des questions relatives aux étrangers et aux migrants a été un enjeu déterminant pour le développement des structures policières au sein des ensembles étatiques et pour l’enrôlement des sociétés civiles dans ce conflit intérieur (chapitre 2). Les conséquences de cette conflictualité, notamment en termes d’usage de la violence à l’égard des civils, se font sentir d’une part sur la structure étatique elle-même et d’autre part sur le corps social dans son ensemble (chapitre 3).
La deuxième partie traite de la manière dont le système économique capitaliste a initié ce processus guerrier depuis une cinquantaine d’années. Je montre comment la privatisation des guerres de capture a permis à la fois la constitution d’une nouvelle industrie de la contention en profitant d’intérêts convergents avec les institutions répressives d’État et la remise en cause des souverainetés étatiques (chapitre 4).
L’autre enjeu pour les acteurs initiateurs de cette lutte globale porte sur la possibilité de constituer une nouvelle infanterie légère du capital, formée de travailleurs illégalisés et déportables et adaptée à la dérégulation des systèmes économiques (chapitre 5).
Ce nouveau prolétariat genré et globalisé est utilisé comme une armée de confort au profit des élites mondiales pour remplir les tâches exposées et dégradantes et servant à redéfinir les frontières intimes et sexuelles d’un nouvel ordre racial (chapitre 6).
La troisième partie s’intéresse à la dimension culturelle de ces guerres de capture. J’analyse d’abord la manière dont sont générées les représentations invasives et les figures de l’altérité qui justifient l’usage de la violence et le recours à l’exception à l’encontre des populations capturées ou dominées (chapitre 7).
J’observe ensuite les formes drastiques de limitation d’accès de ces minorités à la citoyenneté et à la parole publique, qui n’empêchent pourtant pas la captation des ressources culturelles de celles-ci, exploitables par l’industrie globale de l’entertainment (chapitre 8).
J’étudie enfin comment est diffusée la culture de la capture favorisant la tolérance à l’usage de la violence contre les capturés et mettant en valeur les attributs du chasseur blanc (chapitre 9). En conclusion, j’envisage différentes modalités de résistances et d’accès à de nouvelles formes de citoyenneté ouvertes et protectrices à la fois, susceptibles de contrecarrer cette guerre globale de quelques oligarchies contre le commun.
Notes
1) Marc Bernardot, Captures, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant (collection Kriticos), 2012
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** Marc Bernardot est professeur de sociologie à l’université du Havre. Il est membre du laboratoire CIRTAI et coanime l’équipe éditoriale du réseau Terra. Spécialiste de sociologie historique de l’État et de l’espace, il travaille actuellement sur les politiques antimigratoires. Il est l’auteur de deux ouvrages de référence sur les institutions de gestion des migrations en France, « Camps d’étrangers » et « Loger les immigrés. La Sonacotra 1956–2006 », publiés aux éditions du Croquant en 2008.
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