Le surplus dans le capitalisme des monopoles – La rente impérialiste
Le discours tenu par certaines droites idéologiques fondamentalistes appelant à la « réduction » de ces ponctions est purement démagogique : le capitalisme ne peut plus fonctionner autrement. En fait, toute réduction éventuelle des impôts payés par les « riches » doit être nécessairement compensée par une imposition plus lourde des « pauvres » !
Le surplus en question est le produit d’une croissance de la productivité du travail social supérieure à celle du prix payé à la force de travail.
Imaginons par exemple que le taux de croissance de la productivité du travail social soit de l’ordre de 4,5% par an, assurant un doublement du produit net sur une période d’une quinzaine d’années, correspondant à la durée moyenne de vie des équipements. Pour simplifier le raisonnement on admettra que les compositions organiques et les rythmes de croissance de la productivité du travail pour chacun des départements I et II demeurent stables. L’introduction d’hypothèses différentes imposerait le recours à une écriture algébrique du modèle, facile à composer mais peut être difficile à la lecture pour les « non mathématiciens ». La prise en considération de cette complication ne modifierait en rien les conclusions illustrées par le modèle, dès lors que la croissance du salaire réel est inférieure à celle du produit net.
Imaginons donc que la croissance des salaires réels soit, en longue durée, de l’ordre de 3,5% par an, assurant donc son augmentation à concurrence de 70% par période de 15 ans. On aboutit à des évolutions des grandeurs clés du modèle conformément au schéma qui suit (chiffres arrondis)
Au terme d’un demi siècle d’évolution continue et régulière du système, le surplus (qui définit le volume du département III par rapport au revenu net, lui-même somme des salaires, profits réinvestis et surplus) absorbe les deux tiers du produit net (en gros du PIB). C’est à peu près ce qui s’est passé effectivement au cours du XXe siècle pour les centres « développés » du capitalisme mondial (la triade Etats Unis, Europe, Japon).
Keynes avait bien observé que le capitalisme mûr était frappé par une tendance latente à la stagnation opiniâtre. Mais il ne l’avait pas expliqué, ce qui aurait exigé de lui la prise en considération sérieuse de la substitution du capitalisme des monopoles au modèle « classique » de la concurrence. Son explication reste donc tautologique : la stagnation est le produit de la chute – inexpliquée – de l’efficacité marginale du capital (en dessous de la préférence pour la liquidité).
Au départ, c'est-à-dire jusqu’à la guerre de 1914, le surplus se réduisait pratiquement aux dépenses de l’Etat financées par l’impôt, de l’ordre de 10 à 15% au maximum du PIB. Il s’agissait des dépenses de souveraineté (Etat, police, armée), de dépenses associées à la gestion publique de certains services sociaux (éducation et santé) et de mise en place de certaines infrastructures (ponts et chaussées, ports, voies ferrées).
L’analyse des composantes qui correspond au concept de surplus fait apparaître la diversité des statuts qui commandent leur gestion.
Aux départements I et II de Marx correspondent – approximativement – les secteurs définis dans les comptabilités nationales respectivement comme « primaire » (production agricole et exploitation minière), « secondaire » (industries de transformations) et une fraction des activités dites « tertiaires » qu’il n’est pas toujours facile à repérer dans les statistiques (qui n’ont pas été conçues à cet effet), même si la définition de leur statut ne prête pas à confusion.
Doivent être retenus comme participant – indirectement – à la production des départements I et II : les transports de matériels, de matières premières et de productions finales, le commerce de ces produits, les coûts de la gestion des institutions financières à leur service.
Ne sont pas à retenir au titre d’éléments constitutifs de la production directe et indirecte des départements I et II, et doivent donc être considérés comme des éléments du surplus : les dépenses publiques, les transferts sociaux (éducation, santé, sécurité sociale, pensions et retraites), les services correspondants aux coûts de vente (publicité), les services aux particuliers couverts par la dépense du revenu (logement inclus).
Le caractère privé ou public de la gestion des « services » en question, agglomérés ensemble dans la comptabilité nationale au titre des « activités tertiaires » (avec la distinction possible parmi celles-ci d’un nouveau secteur qualifié de « quaternaire ») ne définit pas par lui-même l’appartenance au département III (« le surplus »).
Toujours est-il qu’aujourd’hui le volume du « tertiaire » constitue déjà à lui seul largement plus que celui des activités primaires et secondaires, dans les pays du centre développé (mais aussi dans beaucoup de ceux des périphéries, mais cette question – différente – n’est pas la nôtre ici). Par ailleurs la somme des impôts et des cotisations obligatoires atteint à elle seule – ou dépasse – 40% du PIB de ces pays. Le discours tenu par certaines droites idéologiques fondamentalistes appelant à la « réduction » de ces ponctions est purement démagogique : le capitalisme ne peut plus fonctionner autrement. En fait toute réduction éventuelle des impôts payés par les « riches » doit être nécessairement compensée par une imposition plus lourde des « pauvres » !
On peut donc estimer sans crainte d’erreur majeure que le « surplus » (le département III) constitue la moitié du PIB, ou en d’autres termes il est passé de 10% de celui-ci au XIXe siècle à 50% dans la première décennie du XXIe siècle. Et si donc – au temps de Marx – une analyse de l’accumulation réduite à la considération des départements I et II faisait sens, ce n’est plus le cas. L’enrichissement apporté à la pensée marxiste par Baran, Sweezy et Magdoff par leur prise en considération du département III (et le concept du « surplus » qui lui est associé, défini comme nous l’avons rappelé) est, de ce fait, décisif. Je déplore que la majorité des analystes du marxisme contemporain en soient encore à en douter !
Encore une fois « tout », dans ce surplus, n’est pas à « condamner » comme parasitaire et inutile. Loin de là. Au contraire la croissance d’une bonne fraction des dépenses associées à ce département III mérite d’être soutenue et, dans un stade plus avancé de déploiement de la civilisation humaine, serait appelée à prendre encore davantage d’importance, comme l’éducation, la santé, la sécurité sociale et la couverture des retraites, ou même d’autres « services » associés au déploiement de formes de la socialisation par la démocratie se substituant à la socialisation par le marché (transports publics, logement et autres). Par contre certains éléments constitutifs du département III – comme les « coûts de vente » en croissance fabuleuse au cours du XXe siècle, repérés comme tels fort tôt par quelques économistes peu ou mal considérés par la profession (comme Joan Robinson) – sont d’évidence de nature parasitaire. On peut également traiter de la même manière certaines dépenses publiques (armement) ou privées (polices privées, armées de juristes etc.).
Une fraction importante du département III est certes (devrait on dire « était » ?) constitué d’avantages qui bénéficient aux travailleurs et complémentent leur salaire direct (sécurité sociale, pensions). Néanmoins ces avantages, conquis de haute lutte par les salariés des classes populaires, ont été remis en question au cours des trois dernières décennies, les uns sérieusement écornés, les autres transférés d’une gestion publique assise sur le principe de la solidarité sociale à des gestions privées fondées sur de prétendus « droits individuels » librement « négociés ». Ce mode de gestion, dominant aux Etats Unis, en progression en Europe, ouvre des espaces supplémentaires à des placements du surplus, à leur tour fort bien rémunérés !
Mais il reste que dans le capitalisme la totalité de ces emplois du PIB – « utiles » ou non – remplissent la même fonction : celle de permettre la poursuite de l’accumulation en dépit de la croissance insuffisante des revenus du travail. De surcroit la bataille permanente livrée sur le terrain du choix de la gestion – par la substitution de la gestion privée à la gestion publique de nombreux éléments constitutifs du département III ouvre au capital des opportunités supplémentaires de « faire du profit » (et d’augmenter par là même le volume du surplus !). Aux Etats Unis la médecine privée fait dire que « si le malade doit être soigné, il doit surtout rapporter de l’argent (à la clinique privée, aux laboratoires, à l’industrie pharmaceutique et aux assurances) ! ».
L’analyse que je fais du département III d’absorption du surplus, s’inscrit dans l’esprit des travaux de pionniers de Baran et Sweezy. La conclusion qui s’impose est alors qu’une proposition importante des activités gérées dans ce cadre sont effectivement parasitaires et gonflent le PIB, lui faisant perdre une bonne partie de sa signification comme indicateur du degré réel de « richesse » de la société.
En contrepoint la mode est aujourd’hui de considérer la croissance accélérée de ce département comme l’indicateur de la transformation du capitalisme, passant de « l’âge industriel » à celui de « l’économie cognitive ». La poursuite sans fin de la valorisation du capital retrouve alors sa légitimité. L’expression de « capitalisme cognitif » est elle-même un oxymore. L’économie de demain, celle du socialisme, sera bien « cognitive » ; le capitalisme ne peut l’être. Imaginer que le développement des forces productives, par lui-même, met en place – dans le capitalisme – l’économie de demain, comme l’inspirent des écrits de Negri et de ses élèves, n’est correct qu’en apparence. Car la valorisation du capital, fondée nécessairement sur la soumission du travail, annihile la portée transformatrice progressiste de ce développement. Cette annihilation est au cœur de la définition du département III, conçu pour absorber le surplus indissociable du capitalisme des monopoles.
L’ORDRE DE GRANDEUR DE LA RENTE IMPERIALISTE
L’ordre de grandeur de la fraction calculable de la rente impérialiste, produite par le différentiel des prix de la force de travail (à productivité égale), est d’évidence considérable. Je ferai ici, pour tenter d’en donner un ordre de grandeur, l’hypothèse que le PIB mondial est partagé à concurrence des deux tiers pour les centres (20% de la population de la planète) et d’un tiers pour les périphéries (80% de la population). Je fais l’hypothèse d’un taux de croissance du PIB de 4,5% l’an pour les centres et les périphéries et d’une croissance des salaires au taux de 3,5% pour les centres et zéro pour les périphéries (revenus du travail stagnants). Au terme de quinze années de développement de ce système on parviendrait aux résultats résumés dans le tableau qui suit:
Bien entendu le volume de cette rente impérialiste, qui apparaît de l’ordre de la moitié du PIB apparent des périphéries, soit 17% du PIB mondial ou encore 25% de celui des centres peut être partiellement masqué par les taux de change. Il s’agit là d’une réalité bien connue qui rendent les comparaisons internationales incertaines (PIB aux « taux de change du marché », ou au taux de change assurant l’équivalence des « pouvoirs d’achat » ?). Par ailleurs la rente n’est pas intégralement « transférée » au bénéfice des centres. La rétention d’une fraction de celle-ci par les classes dominantes locales est la condition même pour que celles-ci acceptent de « jouer le jeu de la mondialisation ». Mais il reste que les bénéfices matériels tirés de cette rente, au profit non seulement du capital dominant à l’échelle globale, mais également à celui des sociétés opulentes des centres sont plus que considérables.
Aux avantages calculables associés au différentiel des prix de la force de travail s’ajoutent ceux qui ne le sont pas, mais n’en sont pas moins décisifs, fondés sur l’exclusivité de l’accès aux ressources de la planète, aux monopoles technologiques et au contrôle du système financier mondialisé.
* Samir Amin est directeur du Forum du Tiers monde
* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur le site de Pambazuka News