Le verbe supplicié de David Diop

Il y a 50 ans, le 29 août 1960, disparaissait tragiquement David Diop, le poète de la Révolte et de l’espoir, aux larges des Almadies (sur les côtes sénégalaises), dans ce qui constitue la première catastrophe aérienne de l’Afrique de l’Ouest. Il repose au cimetière de Bel Air avec 44 cadres sénégalais qui revenaient servir leur pays au lendemain de notre indépendance. David Mandessi Diop, fut, dans l’éclair fulgurant de sa courte vie (trente trois ans, âge christique), une espèce de conscience historique et tragiquement sublime de la lutte des peuples du Tiers Monde.

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A M

Il est des morts qui n’en finissent pas de mourir, mais il est aussi des morts qui ne meurent pas, qui ne mourront plus jamais. De ceux-là David Diop. Comme en témoignent sa multiple présence et l’acuité singulière de l’actualité de son combat.

La vie de David Diop est assez peu connue. Il est né à Bordeaux le 9 juillet 1927, de père sénégalais (Mamadou Yandé Diop) et de mère camerounaise (Maria Mandessi Bell). Contrairement à un mythe tenace selon lequel il n’aurait jamais connu l’Afrique, et ce à partir d’une interprétation littérale d’un de ses vers (« Afrique, mon Afrique je ne t’ai jamais connue »), le fils de Yandé Diop et de Maria Mandessi Bell a bel et bien fait l’Afrique, puisque de 1931 à 1938 il est élève au Lycée Faidherbe à Saint-Louis du Sénégal, où il ne revient qu’en 1957 comme professeur au Lycée Maurice Delafosse à Dakar. En 1958, il est professeur à l’Ecole Normale de Kindia en Guinée.

Cependant, pour l’essentiel, David Mandessi Diop est resté en France. En 1958, la jeune République guinéenne est née. Le 28 septembre 1958, le peuple guinéen a dit non au néo-colonialisme de la Constitution initiée par De Gaulle et a opté pour l’indépendance immédiate. La France tente d’asphyxier la Guinée qui résiste. C’est alors que la Guinée lance un appel à tous les progressistes africains pour venir sauvegarder l’expérience guinéenne qui a valeur d’exemple. Beaucoup d’intellectuels africains répondent à l’appel. Dont David Diop, Ki-Zerbo, Béhanzin, Djibril Tamsir Niane, Seyni Niang, etc. Une semaine avant d’embarquer pour la Guinée, il écrit à son oncle Alioune Diop :
« Comme je te l’ai écrit, il est des cas où celui qui se prétend intellectuel ne doit plus se contenter de vœux pieux et de déclarations d’intention mais donner à ses écrits un prolongement concret. »

En 1960, de retour à Paris, David Diop s’apprête à retourner au Sénégal. Le 29 août, il s’embarque. Et c’est au moment où il survolait sa patrie, cette Afrique tant chérie, que se produisit la catastrophe aérienne dans laquelle il périt au large des Almadies, par une nuit orageuse et sous une pluie torrentielle, avec 44 ingénieurs, techniciens et hommes de lettres sénégalais revenus mettre au service de leur pays un savoir qu’ils sont allés acquérir si loin.

Père de six enfants, âgé de 33 ans, David Diop, poète communiste, est mort à la fleur de l’âge laissant à la postérité un seul recueil de poèmes intitulé « Coups de pilon». Comme poète, c’est dans un panorama spirituel dominé par les intellectuels de la négritude regroupés autour de la revue « Présence africaine », qu’il fit ses premières armes. Cependant, il va bientôt évoluer vers une pensée plus radicale prenant en charge véritablement les exigences d’indépendance des peuples africains. On ne saurait assez dire l’influence remarquable et durable que le poète haïtien Jacques Roumain a eue sur lui. La poésie de David Mandessi Diop procède d’une conception neuve des mécanismes de l’écriture et de l’acte poétique qui commande le mouvement d’ensemble de l’œuvre.

La poésie est, selon David Diop, « la fusion harmonieuse du sensible et de l’intelligible, la faculté de réaliser par le son et le sens, par l’image et le rythme, l’union intime du poète avec le monde qui l’entoure. La poésie, langue naturelle de la vie, ne jaillit et ne se renouvelle que par son contact avec le réel. Elle meurt sous les corsets et les impératifs. »

Le réel ne saurait être autre chose que la situation concrète dans laquelle vit le poète qui doit s’impliquer dans les contradictions de son époque, de sa société. Le poète africain, pour David Diop, doit être engagé ; c’est à dire producteur d’une poésie informatrice des consciences, une poésie révolutionnaire, nationale et de combat. Pour ce faire, dit David Diop, le créateur doit « puiser dans le meilleur de lui-même ce qui reflète les valeurs essentielles de son pays », tout en se gardant de l’assimilation et de l’originalité à tout prix. L’attitude assimilationniste est une attitude complètement stérile qui consiste à être le représentant des courants littéraires occidentaux. On a alors des poètes africains parnassiens, symbolistes. Le cas a surtout existé aux Antilles.

Ces intellectuels dociles aux modes littéraires occidentales sont abâtardis et ils sont d’autant plus dangereux qu’ils constituent un alibi au colonialisme : Sa justification idéologique. Le créateur africain peut aussi être tenté par une Négritude bon marché et croire faire plus africain en gonflant ses poèmes de termes nègres, de tournures nègres. Cet africanisme facile, dit David Diop, qui croit « faire revivre les grands mythes africains à coups de tamtams abusifs et de mystères tropicaux renverra en fait à la bourgeoisie colonialiste l’image rassurante qu’elle souhaite voir. C’est là le plus sûr moyen de fabriquer une poésie de folklore dont seuls les salons où l’on discute d’Art nègre se déclareront émerveillés ».
David Mandessi Diop pense à juste titre qu’il est possible au créateur africain d’éviter ces deux écueils, s’« il choisit de peindre l’homme au côté duquel il vit, qu’il voit souffrir et lutter. » Il pose également la difficulté et l’ambiguïté d’une poésie dite et écrite pour les Africains, mais dans la langue du colonisateur. La poésie doit être dite et écrite dans nos langues nationales retrouvées et des efforts doivent être fournis dans ce sens.

Pour Diop, il est impossible de traduire profondément les problèmes, les souffrances et les aspirations des peuples africains dans une langue d’emprunt « la poésie africaine d’expression française » dit-il, « coupée de ses racines populaires est historiquement condamnée ». Cependant, en attendant et en y contribuant, qu’émerge une poésie nationale dite dans nos langues, il faut qu’« en vers libres ou en alexandrins, qu’importe la forme utilisée pourvue qu’elle soit belle et harmonieuse, que la poésie noire crève les tympans de ceux qui ne veulent pas l’entendre et claque comme des coups de verges sur les égoïsmes et les conformismes de l’ordre ».

C’est une telle théorie de la production littéraire africaine et noire qui est à l’œuvre dans le cahier de poèmes intitulé « Coups de pilon» et publié par « Présence africaine». Des coups qui, en pillant l’ennemi, en l’écrasant, donnent au mortier en ébullition de l’Afrique la douce saveur de la liberté reconquise. « Coups de pilon » est une sorte de fresque historique des peuples noirs. Histoire faite d’oppression mais aussi de résistance et de lutte.

D’abord le fait colonial est, au-delà de tous les discours idéologiques, un acte essentiellement violent par lequel les rapaces, les « vautours » impérialistes ont souvent mis l’Afrique :
« En ce temps là
A coups de gueule de civilisation
A coups d’eau bénite sur les fronts domestiqués
Les vautours construisaient à l’ombre de leur serre
Le sanglant monument de l’ère tutélaire »

Il y a chez le protestant qu’il fut une véhémente dénonciation de l’église, cette ombre portée du colonialisme, comme chez Roumain l’aîné :
« Mais le christ est aujourd’hui dans la maison des voleurs
Et ses bras déploient dans les caves des monastères où les prêtres comptent les intérêts des trente deniers l’ombre étendue des vautours ».

Les mêmes mots, la même passion. Le colonialisme a introduit des dérèglements, corrompu cette Afrique des « fiers guerriers » que le poète, par une sorte de transfiguration esthétique, idéalise :
« O le souvenir acide des baisers arrachés
Les promesses mutilées au choc des mitrailleuses. »

Le colonialisme a parsemé son règne de cadavres nègres, détruit nos richesses et tenté de nous décérébraliser. Mais partout où il y a oppression, il y a résistance. Et c’est de la souffrance de nos peuples que naissent la conscience et la nécessité de la lutte. Cette lutte que nos peuples n’ont cessé de mener vivifie l’ardeur du poète qui y puise la force de son inspiration, de son engagement, malgré tous les carcans et toutes les pesanteurs.
« Et mon sang d’années d’exil
Le sang qu’ils crurent tarir
Dans le cercueil des mots
Retrouve la ferveur qui transperce les brumes. »

Oui le poète qui a grandit en France dans ce pays froid qui n’est pas le sien, revendique sa place, toute sa place à côté de son peuple dont la lutte héroïque, de plus en plus organisée et radicale fonde et justifie l’Espoir. L’intellectuel africain doit cesser comme le disait Fanon « ses stériles litanies et ses mimétismes nauséabonds » et ses pleurs tardifs devant les révoltes écrasées et s’ouvrir enfin à l’action car :
« Voici qu’éclate plus haut que ma douleur
Plus pur que le matin où s’éveilla le fauve
Le cri de cent peuples écrasant les tanières ».

La lutte des peuples africains n’est pas une lutte solitaire, isolée. Elle est solidaire de la lutte des peuples du monde entier contre le joug impérialiste de la révolte de Dimbokro, aux cages à tigre de Poulo Condor, du lynché d’Atlanta aux brûlés de Madagascar, du forçat du Congo au Vietnamien couché dans les rizières. Partout dans le monde s’allume désormais le flambeau de la révolution dans une même communion d’esprit, dans un même élan de cœur.
« Je dis que le cœur et la tête
Se joignent dans la ligne droite du combat
Et qu’il n’est point de jour où quelque part
Ne naisse l’été. »

Le poète veut la paix. Mais la paix telle qu’elle résultera du triomphe des peuples contre l’oppression. Et alors, alors seulement, la terre mûrira à la raison, l’humanité sera réconciliée avec elle-même et ce sera l’aube d’une ère nouvelle.
« C’est le signe de l’aurore
Le signe fraternel qui viendra
Nourrir le rêve des hommes. »

Oui, cela est possible. C’est ce qui explique que tous les poèmes de David Diop, après avoir exprimé les souffrances endurées, dit les luttes qui se terminent toujours sur note d’espoir. L’espoir que le jour du bonheur est au bout de ces souffrances et de ces luttes. David Mandessi Diop est mort, mais il continue de nous habiter de sa présence. L’énergie musclée de ses vers, la puissance incandescente de son verbe explosif, la suave musicalité du rythme pétulant de son engagement poétique, la limpidité de son inspiration, la structure simple de ses poèmes dégageant un parfum pathétique d’une sensibilité extrême à la souffrance des peuples, sa foi en l’inéluctabilité de la victoire populaire ont non seulement fait de David Diop le poète par excellence de l’espoir, mais aussi le plus grand poète sénégalais en dépit de l’unicité de son œuvre.

La poésie de David Diop, c’est le chemin enfin trouvé de la Réconciliation entre le fond et la forme, entre contenu et contenant qui posent de si épineux problèmes à la littérature révolutionnaire de combat.

Le contenu anti-impérialiste de tous ses poèmes est remarquablement soutenu par une forme belle, souple. C’est avec des mots simples, des mots vrais, des mots quotidiens que sont faits les plus beaux vers de David Diop.

Certes David Mandessi Diop est lui aussi tombé – mais peut-on lui en faire décemment le reproche ? – dans le piège d’une vision déformée et transfigurée, somme toute fausse, de l’Afrique anté-coloniale ; il a donné de la femme noire une image faussée par l’imagerie négritudienne. Ce qui dépare le contenu des très beaux vers pleins de sensibilité de « Rama Kam » et à une danseuse noire. Mais seulement, cela ne diminue en rien son prestige et sa valeur à l’auteur d’ « Écoutez camarades » et de « Nègre clochard », authentiques chefs d’œuvre de la poésie noire de combat, un exemple impérissable que tous ceux qui travaillent sur le Front de l’Art et de la Culture doivent méditer pour s’emparer de son message et le fructifier au contact de nos dures réalités d’aujourd’hui. Pourvu de s’en tenir fermement au contenu de ces vers de Jacques Roumain qui débutent «Coups de pilon» :
« Afrique
J’ai gardé ta mémoire
Afrique
Tu es en moi
Comme l’écharde dans la blessure
Comme le fétiche tutélaire au centre du village.
Fais de moi la pierre de ta fronde
De ma bouche les lèvres de ta plaie
De mes genoux les colonnes brisées de ton abaissement
Pourtant
Je ne veux être que de votre Race
Ouvriers, Paysans de tous les pays Ouvriers blancs de Détroit Péon noir d’Alabama
Peuple innombrable des galères capitalistes
Le destin nous dresse épaule contre épaule. »

David Mandessi Diop ne mérite pas le silence qui l’entoure, ni la quasi-ignorance dans laquelle nous sommes de son œuvre. Nous devons approfondir la pensée et l’action de cet homme qui, dans la clameur et la confusion des années d’indépendance, sut garder intacte sa volonté de progrès. Son compagnonnage nous est utile en périodes troublées mais porteuses de nouvelles espérances.

* Hamidou Dia est un écrivain sénégalais

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