Lecture critique de «L’aide fatale»

A la lecture du livre de Dambisa Moyo, «L’aide fatale», le constat de Samir Amin est sans concession : «On ne trouvera donc rien dans ce livre qui contribue à comprendre la place que l’aide occupe dans la stratégie de domination, de pillage et d’exploitation du capital impérialiste, et donc d’en faire la critique et de dégager – en contrepoint – les exigences d’une « autre aide » fondée sur la solidarité des peuples». Pour Amin, ce livre n’est rien d’autre qu’un clône des rapports de la Banque Mondiale. Un ouvrage dans le style de «la voix de son maître».

Dambisa Moyo a été certainement une excellente étudiante. Mais elle s’est laissée intégralement formater par l’économie conventionnelle qu’on lui a enseignée, ce qui lui a valu de faire une bonne carrière à la Banque Mondiale puis chez Goldman Sachs ! Son intention, en écrivant Dead Aid, était certainement sympathique : proposer une critique radicale de « l’aide ». Mais elle n’était malheureusement pas équipée pour le faire correctement.

La lecture du livre, rédigé comme le sont les « rapports » de la Banque Mondiale, est ennuyeuse à l’extrême. D. Moyo ne s’adresse d’ailleurs qu’à ses « collègues » (de la Banque Mondiale ou de Goldman Sachs). Elle prend donc très au sérieux un bon nombre des « experts » de cette institution (la liste serait longue à rappeler : Jared Diamond, Paul Collier, Dani Rodrik, Przeworski, Bill Easterly, Clemens, Hadji Michael, Reichel, Djankov, Romalho, Burnside, Dollar, Mancur Olson, etc.) dont les travaux sont dans l’ensemble sans pertinence (faute de comprendre ce qu’est le monde réel), insignifiants et parfois ridicules. De bons fabricants de « modèles » dont les conclusions n’ont pas de sens, les questions posées étant elles mêmes dépourvues de sens. Des théoriciens du développement, elle ne connait guère que quelques misérables auteurs bourrés de préjugés (comme David Landes) dont les « révélations » ont, au mieux, la nature de trivialités (comme par exemple que « l’aide » est captée par une petite minorité d’élus), sans que ne soit posée la seule question qui ait un sens : l’aide en question est au service de quelle stratégie politique ?

La critique de l’aide ne peut être conduite que par les moyens d’une analyse d’économie politique. Or visiblement D. Moyo a horreur de cette discipline qu’elle pense être « idéologique » (et donc « non scientifique »). Son concept de développement est synonyme d’expansion des « marchés ». Qu’il s’agisse de « marchés capitalistes » (c'est-à-dire soumis à la logique de la valorisation du capital) et non de « marchés » tout court ne lui vient pas à l’esprit. Aussi adhère-t-elle sans le moindre indice d’hésitation aux billevesées – parfaitement « idéologiques » - selon lesquelles la croissance commandée par le capital doit profiter à tout le monde (ce qui est bon pour Goldman Sachs est bon pour tous les peuples de la Planète).

La volonté « a-politique » affichée s’affirme avec une incroyable naïveté. Un exemple parmi cent autres : Lumumba est traité de « chef communiste » ! (p. 44 de l’édition française). Le citoyen moyen des Etats Unis, rendu parfaitement ignorant par l’assommoir télévisé, le croit peut être. Une Africaine qui aurait eu un peu de curiosité concernant l’histoire des luttes nationales sur son continent aurait haussé les épaules devant des propos de ce calibre.

D. Moyo reprend, concernant les succès économiques de « pays émergents » – de la Chine en particulier – le discours idéologique de la Banque Mondiale selon lequel le succès serait le produit simple de « l’ouverture » (aux capitaux étrangers et au commerce etc.). Il ne lui vient pas à l’esprit que c’est la révolution radicale de la Chine maoïste qui a crée les conditions de ce succès ultérieur. Elle ne peut pas comprendre que le refus de la Chine d’adopter le point de vue qu’elle défend, avec tous les économistes libéraux qui ignorent l’histoire – la transformation « nécessaire » selon eux de la terre en bien marchand – (p. 216, édition française), est précisément à l’origine de ce succès. La voie du capitalisme historique européen, fondée sur la propriété privée du sol agricole et l’expropriation accélérée des paysans a été possible grâce à l’émigration massive vers les Amériques dont l’Europe bénéficiait.

Les peuples d’Asie et d’Afrique contemporaines ne pourraient « imiter » cette voie que si on leur donnait cinq Amériques pour absorber l’excédent de leurs populations rurales. A défaut, ce que cette voie capitaliste « classique » produira n’est rien d’autre qu’un lumpen capitalisme, celui de la « planète des bidonvilles ». D. Moyo y a-t-elle réfléchi ? On pourrait multiplier à l’infini les exemples d’ignorance porteurs de fautes de jugement de D. Moyo.

D. Moyo propose donc aux pays africains de « s’ouvrir » davantage au capital international. Comme s’ils ne l’étaient pas déjà à l’extrême (la Chine exerce dans son recours au capital des contrôles qu’aucun pays africain ne pratique !). La confiance qu’elle place dans l’endettement extérieur par émission d’obligations d’Etat placées sur le marché financier mondialisé est presque touchante par l’ignorance qu’elle révèle, entre autre par la confiance qu’elle investit dans les « agences de notation », dont chacun connait l’association complice avec les oligarchies financières. D. Moyo ignore également que l’endettement extérieur a toujours été – dans le capitalisme historique dont elle ignore tout – une forme de pillage (« d’accumulation primitive »), comme tous les historiens de l’Empire ottoman et de l’Amérique latine le savent. Elle avoue d’ailleurs, avec la naïveté déconcertante de la bonne élève, que le taux de rendement des emprunts des pays du Sud sur le marché du capital international est bien plus élevé que celui des obligations des Trésors des pays dominants ! Mais ce fait ne lui met pas la puce à l’oreille et ne lui fait pas poser de questions sur le sujet de l’économie politique de l’endettement extérieur.

D. Moyo part en guerre contre le protectionnisme des pays du Nord qui constitue un handicap majeur aux exportations agricoles africaines. Mais elle ne se pose aucune question sur la validité de la théorie conventionnelle banale des « avantages comparatifs » (démentie par l’histoire qui sous tend cette thèse).

D. Moyo ne parvient pas, dans son « histoire » de l’aide, (p. 39, édition française) à dépasser la banalité descriptive répétée, vue comme une succession de « modes » : aide à « l’industrialisation » (années 1960), puis axée sur « l’éradication de la pauvreté » (années 1970), puis affectée à « l’assistance à l’ajustement structurel » (années 1980), enfin conditionnée par la « bonne gouvernance et la démocratie » (depuis 1990). Le rapport entre la succession de ces « modes » et les réponses stratégiques du capital impérialiste dominant aux exigences du moment n’est pas une question qu’elle pense devoir se poser. C’est pourtant par la réponse à cette question d’économie politique qu’on parvient à comprendre les « raisons » de la permanence des politiques d’aide en question et d’en dresser le procès, ce que D. Moyo a été incapable de faire.

Passons sur l’étape des années 1960 (« aide affectée à l’industrialisation » !). D. Moyo ne produit ici qu’un seul exemple : celui du barrage de Kariba sur le Zambèze, dont on sait qu’il était destiné à fournir de l’énergie à l’Afrique du Sud et à la Rhodésie (à l’époque de l’apartheid) et non pas à soutenir l’industrialisation de la Zambie (le pays de D. Moyo). Passons sur le discours de convenance concernant la « bonne gouvernance », la dénonciation de la « corruption », dont la vertu majeure est d’éluder la question véritable, celle de la nature sociale du pouvoir (je m’abstiendrai ici de renvoyer à ce que j’ai écrit sur ce sujet). D. Moyo avouera ici, avec la même naïveté qu’ailleurs, que les succès enregistrés dans le Sud l’ont été en général en dépit de l’absence de démocratie (dont D. Moyo ne conçoit pas d’autre modèle possible que celui du « blue print » occidental : pluripartisme et élections !) et non grâce à elle (p. 59, édition française).

On ne trouvera donc rien dans ce livre qui contribue à comprendre la place que l’aide occupe dans la stratégie de domination, de pillage et d’exploitation du capital impérialiste, et donc d’en faire la critique et de dégager – en contrepoint – les exigences d’une « autre aide » fondée sur la solidarité des peuples.

D. Moyo nous propose donc une explication infantile de la permanence de l’aide : le poids des lobbies de ceux qu’elle emploie – les dizaines de milliers d’agents de la Banque Mondiale, des Agences d’aide, des ONG etc. Que ce poids ne pèserait pas lourd si l’aide en question n’était pas utile au déploiement du projet réel du capital dominant, ne lui vient pas à l’esprit.
Pour une véritable critique de l’aide telle qu’elle est, il faudra donc se reporter à d’autres travaux qu’à ce pauvre livre de D. Moyo. Je recommanderai ici l’ouvrage de Yash Tandon cité en référence.

Ma critique de l’aide telle qu’elle est pratiquée est fondée sur l’analyse de la stratégie déployée par les oligopoles qui commandent la mondialisation, est elle-même à l’origine de « l’exclusion » (de la « marginalisation ») de l’Afrique. Cette exclusion est donc en quelque sorte « programmée » (titre d’un ouvrage collectif récent édité par nos soins).

Les politiques d’aide, le choix des bénéficiaires, des formes d’intervention, leurs objectifs immédiats apparents sont indissociables des objectifs géopolitiques. Les différentes régions de la Planète ne remplissent pas des fonctions identiques dans le système libéral mondialisé. Il n’est donc pas suffisant de mentionner ce qui constitue leur dénominateur commun (libéralisation des échanges, ouverture au flux financiers, privatisations).

L’Afrique sub-saharienne est parfaitement intégrée dans ce système global, et en aucune manière « marginalisée » comme on le dit hélas, sans réfléchir : le commerce extérieur de la région représente 45 % de son PIB, contre 30 % pour l’Asie et l’Amérique latine, 15 % pour chacune des trois régions constitutives de la triade. L’Afrique est donc quantitativement « plus » et non « moins » intégrée, mais elle l’est différemment.
La géo-économie de la région repose sur deux ensembles de productions déterminantes dans le façonnement de ses structures et la définition de sa place dans le système global :

- Des productions agricoles d’exportation « tropicales » : café, cacao, coton, arachides, fruits, huile de palme, etc.
- Les hydrocarbures et des productions minières : cuivre, or, métaux rares, diamant etc.

Les premiers sont les moyens de « survie », au-delà de la production vivrière destinée à l’auto-consommation des paysans, qui financent la greffe de l’Etat sur l’économie locale et, à partir des dépenses publiques, la reproduction des « classes moyennes ». Ces productions intéressent plus les classes dirigeantes locales que les économies dominantes. Par contre, ce qui intéresse au plus haut point ces dernières ce sont les produits des ressources naturelles du continent. Aujourd’hui les hydrocarbures et les minerais rares. Demain les réserves pour le développement des agro-carburants, le soleil (lorsque le transport à longue distance de l’électricité solaire le permettra, dans quelques décennies) et l’eau (lorsque son « exportation » directe ou indirecte le permettra).

La course aux territoires ruraux destinés à être convertis à l’expansion de l'agri business est engagée. L’Afrique offre, sur ce plan, de gigantesques possibilités. Madagascar a amorcé le mouvement et déjà concédé des superficies importantes de l’Ouest du pays. La mise en œuvre du code rural congolais (2008), inspiré par la coopération belge et la FAO, permettra sans doute à l’agri-business de s’emparer à grande échelle de sols agraires pour les « mettre en valeur », comme le Code Minier avait permis naguère le pillage des ressources minérales de la colonie. Les paysans, inutiles, en feront les frais ; la misère aggravée qui les attend intéressera peut être l’aide humanitaire de demain et des programmes « d’aide » pour la réduction de la pauvreté !

La nouvelle phase de l’histoire qui s’ouvre est caractérisée par l’aiguisement des conflits pour l’accès aux ressources naturelles de la planète. La triade entend se réserver l’accès exclusif à cette Afrique « utile » (celle des réserves de ressources naturelles), et en interdire l’accès aux « pays émergents » dont les besoins sur ce plan sont déjà considérables et le seront de plus en plus. La garantie de cet accès exclusif passe par le contrôle politique et la réduction des Etats africains au statut d’ "Etats clients". L’aide extérieure remplit ici des fonctions importantes dans le maintien des Etats dans ce statut.

D’une certaine manière donc il n’est pas abusif de considérer que l’objectif de l’aide est de « corrompre » les classes dirigeantes. Au-delà des ponctions financières (bien connues hélas, et pour lesquelles on fait semblant de croire que les donateurs n’y sont pour rien !), l’aide devenue « indispensable » (puisqu’elle devient une source importance de financement des budgets) remplit cette fonction politique. Il est alors important que cette aide ne soit pas réservée exclusivement et intégralement aux classes aux postes de commande, au « gouvernement ». Il faut aussi qu’elle intéresse également les « oppositions » capables de leur succéder. Le rôle de la société dite civile et de certaines ONG trouve sa place ici.
Le cas du Niger que j’ai eu l’occasion d’étudier de plus prés illustre à la perfection l’articulation ressources minérales stratégiques (l’uranium) / aide « indispensable » / maintien du pays dans le statut d’Etat client.

Références :
• Yash Tandon, Ending Aid Dependence, South Centre, Genève 2008.
• Samir Amin, L’Afrique dans le système mondial, Site Web FTM ; publié en anglais, Helen Lauer (ed), History and Philosophy of Science, Hope Public, Ibadan 2003.
• Anna Bednik, Bataille pour l’Uranium au Niger, Le Monde diplomatique, Juin 2008.
• L'aide, instrument de domination, le cas du Niger; site web www.forumtiersmonde.net
• Samir Amin et alii ; Afrique : Renaissance ou exclusion programmée ; Maisonneuve et Larose, Paris 2005.

* Samir Amin est président du Forum du Tiers monde


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