Les enjeux économiques et géopolitiques mal cachés du State Building
Si les caractéristiques communes des contextes dans lesquels le «state building» est évoqué sont de prime abord une réalité - déliquescence des Etats, déchirements ethno-religieux, violences multiformes, pauvreté extrême -, il s’agit de ne pas occulter la relative diversité des configurations en jeu, notamment sous l’angle du type de rapports entre «locaux» et intervenants.
Du Sud-Soudan au Cambodge, d’Haïti à l’Afghanistan, en passant par le Liberia, le Rwanda, la Somalie, le Liban, l’Irak, la Palestine, la Libye, les experts en «State building» (1) s’affairent auprès d’Etats «faillis», «en crise», récemment «libérés» ou «nouveaux nés». Côté face, une intention humanitaire : aider des pays déchirés à se doter rapidement d’institutions capables de garantir la paix et le respect des droits de base de leur population. Côté pile, des enjeux économiques et géopolitiques mal cachés, mais aussi la montée en puissance d’une doctrine sécuritaire qui vire à l’obsession. Les zones de «non-droit» étant perçues comme foyers des grandes menaces du nouveau millénaire (terrorisme, pandémies, vagues d’immigration, criminalité, etc.), les doter d’institutions «souveraines» devient motif légitime d’ingérence aux yeux de la communauté internationale…
A l’ambivalence des desseins s’ajoutent les contradictions du terrain. La mise en place d’institutions «pour le bien de la population» est souvent la face civile d’une présence militaire vécue sur le mode de l’imposition par les premiers concernés. Et l’ingénierie institutionnelle mise en œuvre s’inspire davantage des «standards internationaux» que des dynamiques sociopolitiques locales, avec les effets pervers en cascades que cela suppose.
Le «State building» est depuis quelques années une modalité majeure de l’action des puissances occidentales à la périphérie du système international. Après avoir longtemps appelé au recul ou au rétrécissement des Etats, la communauté internationale se pose dorénavant en architecte de leur construction. A ce titre, des bataillons d’experts internationaux s’activent «sur le terrain» à renforcer ou réformer les institutions - forces de l’ordre et armées, processus électoraux, institutions politiques, tribunaux, administrations, société civile… - destinées à composer un nouveau type d’Etat, «démocratique, responsable et efficient».
Si les caractéristiques communes des contextes dans lesquels le «state building» est mobilisé s’imposent de prime abord - déliquescence des Etats, déchirements ethno-religieux, violences multiformes, pauvreté extrême -, il s’agit de ne pas occulter la relative diversité des configurations en jeu, notamment sous l’angle du type de rapports entre «locaux» et intervenants. Dans le contexte des environnements post-conflit caractérisés par l’instabilité, la (re-) construction des institutions étatiques est progressivement devenue le volet «civil» des opérations onusiennes de maintien de la paix, validées par le Conseil de sécurité et éventuellement prévues dans les accords de paix signés par ex-belligérents (Cambodge, Liberia, République démocratique du Congo, etc.).
Mais l’impératif du «state building» a également été mobilisé dans les situations de vide politico-administratif créées suite au renversement de régimes de coalitions occidentales, comme en Irak et Afghanistan. La multiplication des opérations de «state building» résulte de la convergence de trois agendas internationaux qui confèrent aux Etats du Sud de nouvelles responsabilités en matière de gestion des risques humanitaires, sociaux et sécuritaires. La récurrence des échecs s’explique par les contradictions d’un projet visant à redessiner les systèmes institutionnels pour les conformer aux «bonnes pratiques» et aux intérêts divers des intervenants.
Le «state building» vise moins à universaliser la forme «Etat» qu’à cacher sa désintégration sous les pressions du nouvel ordre international. A rebours de sa justification protectrice, il opère une déconnexion entre «responsabilité» (laissée aux Etats non occidentaux) et «pouvoir» (capté par les puissances interventionnistes). La mise en évidence des effets pervers de la régulation extérieure refonde l’idée même d’autonomie politique.
Dans le jargon, le «state building» renvoie au développement de mécanismes internationaux de régulation censés restaurer la souveraineté d’Etats en déliquescence. Depuis peu, la faiblesse de certains Etats est effectivement considérée comme un facteur dans l’élaboration des politiques de sécurité globale. Comme le déclare le document 2002 de Stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis, «l’Amérique est maintenant moins menacée par des Etats conquérants que par des Etats faillis».
L’actuelle «gouvernance mondiale», faible ou tronquée, est un obstacle au «peace building» et au «state building». En matière de flux financiers, de sécurité, de migration, d’industries extractives et de marchandises nuisibles, un triple déficit (de démocratie, de cohérence et d’application), consécutif à l’asymétrie internationale, à certains intérêts privés et au contrôle public lacunaire, mine les quelques initiatives positives prises. La gouvernance supranationale est un défi pour la construction de la paix et d’Etats forts.
La mise sous tutelle états-unienne des processus de changement de régime, de «State building» et de démocratisation en Irak a conduit à une gestion sécuritaire du pays, subordonnée aux exigences et intérêts des «occupants». Les stratégies adoptées par ces derniers, puis par le nouveau régime, loin de contribuer à la réconciliation indispensable au projet d’unité nationale et de gouvernance démocratique, ont attisé la fragmentation de la société. En Irak, on est passé de la gestion sécuritaire à la gestion politique.
La reconstruction de l’Etat afghan soulève une série de questions liées aux capitaux investis, aux moyens de coercition et à la légitimité. Les deux premiers termes n’ont pas induit le dernier. Les stratégies mises en place sont apparues limitées, voire contre-productives. Mais dans quelle mesure et jusqu’à quel point le «State building» peut-il être assisté et dépendant de pouvoirs extérieurs dans un schéma qui emprunte aux pratiques coloniales ?
L’entêtement de la communauté internationale à considérer la période post-indépendance comme non conflictuelle, ses efforts pour transposer les «meilleures pratiques» internationales en faisant table rase du passé, et l’application d’un modèle «moins d’Etat, plus de marché» ont participé de facto à un travail de sape de la légitimité du nouvel Etat du Timor-Oriental et contribué à créer les conditions d’émergence de période de crise.
Les transferts de politiques, des institutions internationales vers les pays africains, réduisent de facto l’autonomie des Etats concernés, et participent à la dépolitisation de la gestion publique, à sa standardisation, à la technisation des procédures, à de nouvelles ingérences et au déplacement des centres de décision, à l’émergence d’une technocratie économique, et au-delà, au déclassement de l’Etat au profit du libéralisme économique. Naguère étudiée sous l’angle du mimétisme institutionnel, la question des transferts de politiques devient un objet scientifique à part entière. Il permet non seulement d’interroger les dynamiques politiques et institutionnelles au sein des administrations publiques, mais il constitue aussi un site fécond pour observer et analyser la transformation en cours du rôle de l’Etat dans le contexte de la mondialisation.
Dans les pays africains, le sujet ne manque pas de pertinence en raison des influences multiformes qu’ils subissent dans leurs relations internationales. L’un des terrains privilégiés de ces influences réside dans les questions liées à la réforme de l’Etat dans un contexte de crise. On sait que dans les années 1960 et 1970, au sortir du processus colonial, les problèmes du développement et son institutionnalisation figurent en bonne place dans les agendas des gouvernements africains. Ils ont donné lieu à la production et à la mise en œuvre des nombreuses politiques de construction institutionnelle.
Mais la crise persistante des années 1970, liée notamment au choc pétrolier, permet d’interroger les modèles de développement ayant jusque là inspiré les gouvernements africains. Cette nouvelle donne met en cause les orientations étatisantes promues par ces pays. La réforme de l’Etat est alors clamée comme voie de sortie de crise, suivant en cela les idées promues depuis le consensus de Washington. Ce débat comporte de nombreuses facettes, en lien avec l’histoire politique et économique de l’Afrique. Sur ce sujet des transferts de politiques, Dominique Darbon montre bien que les regards de la recherche sur l’Afrique se sont le plus souvent polarisés «sur les phénomènes de domination et les conséquences politiques sociales des décalages produits» par la mise en œuvre de modèles d’origine étrangère.
Darbon est ainsi amené à identifier trois vagues de travaux : la première correspond aux «travaux menés au moment des indépendances des années 1960 dans le contexte de domination et de dépendance politique». Prévalent alors les «notions de modèles, mimétisme et emprunts». Ces travaux «s’inscrivent résolument dans une perspective théorique de modernisation et de développement politique». La deuxième vague se veut plus ouverte sur la problématique des transferts, puisqu’elle part du constat d’échec observé dans la vague précédente. Elle s’intéresse «au processus de transfert, à la nature des objets transférés, aux jeux et stratégies d’acteurs, producteurs et consommateurs donnant une part essentielle aux logiques d’appropriation et de réinvention». Une troisième vague porte sur «la diffusion de modèle de management et de gouvernance entretenue aussi bien par les acteurs et les institutions internationales d’aide au développement que par l’extension du mouvement d’intégration européenne et le processus de comparaison systématique des performances institutionnelles qui se répand».
La présente contribution s’inscrit dans cette troisième vague travaux, mais ne perd pas de vue les acquis de la deuxième qui a le mérite de rappeler la nature exogène de l’Etat en Afrique et les complexités liées à son importation (Badié, 1992). Il s’agira d’explorer la dynamique des transferts, tels qu’ils prennent forme dans les pratiques politiques et bureaucratiques des Etats africains à partir des années 1980, sous l’influence des politiques d’aide. Les pays africains se présentent dans ce domaine comme un terrain fécond pour l’observation d’échanges, d’innovations, d’expérimentation et de transferts de modèles institutionnels ou de politiques les plus variées, perçus avant tout comme des voies de sortie de crise.
Aux yeux des bailleurs, la réforme du secteur de la sécurité est un élément clé de la stabilisation de la République démocratique du Congo. Ce chantier est cependant caractérisé par sa lenteur et son manque de cohérence. En cause une situation adverse - dénuement socio-économique généralisé, troubles à l’Est, absence de tradition démocratique -, mais aussi et peut-être davantage le volontarisme et l’absence de coordination des intervenants.
Partisans et critiques du projet de la «paix libérale» ont en commun de négliger les jugements des premiers concernés par les interventions internationales. L’étude des opinions des Mozambicains révèle que ceux-ci ne rejettent pas l’idée d’une présence étrangère comme telle, mais tiennent à ce que les intervenants respectent les lois nationales, constitutives d’une souveraineté qui ne peut se réduire à des questions d’efficacité et de besoin.
Ce numéro de la revue Alternatives Sud montre très bien les problèmes posés par le passage de la théorie du «state building» au Sud à la réalité.
NOTES
1) Voir «Les non-dits des relations internationales : (Re-) construire les états, nouvelle frontière de l’ingérence» (Alternatives sud - volume 19-2012/1 éditions syllepse, 180 pages)
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** Amady Aly Dieng est économiste
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