Les manipulations autour de la dette du Tiers monde
Le discours dominant attribue la seule responsabilité de la dette aux pays emprunteurs dont les comportements auraient été injustifiables (corruption, facilité et irrationalité des décideurs politiques, nationalisme outrancier, etc.). La réalité est tout autre. Une bonne partie des emprunts a été, en fait, le résultat de politiques systématiques mises en œuvre par les prêteurs cherchant à placer un excédent de capitaux qui – du fait de la crise économique profonde des vingt dernières années – ne trouvaient pas de débouché dans l’investissement productif ni dans les pays riches ni dans ceux censés pouvoir recevoir leurs capitaux. Des débouchés alternatifs factices ont donc été fabriqués pour éviter la dévalorisation des capitaux excédentaires. L’explosion des mouvements de capitaux « spéculatifs » placés à très court terme résulte de ces politiques, comme leur placement dans la « dette » du tiers monde et des pays de l’Est.
La Banque mondiale, en particulier, mais tout également beaucoup des grandes banques privées des Etats Unis, d’Europe et du Japon, comme les transnationales, ont une part de responsabilité majeure dont on ne parle jamais. La « corruption » s’est greffée sur ces politiques, avec la double complicité des prêteurs (Banque mondiale, Banques privées, transnationales) et de responsables des Etats concernés du Sud et de l’Est. Un audit systématique des « dettes » s’impose en priorité. Il démontrerait qu’une grande partie des dettes en question est juridiquement illégitime.
Le poids du service de la dette est rigoureusement insupportable non seulement pour les pays les plus pauvres du Sud, mais même pour ceux qui ne le sont pas. Doit-on rappeler ici que, lorsqu’aux lendemains de la première guerre mondiale l’Allemagne fut condamnée à payer des réparations qui s’élevaient à 7 % de ses exportations, les économistes libéraux de l’époque concluaient que cette charge était insoutenable et que l’appareil productif de ce pays ne pourrait s’y « ajuster » ? Aujourd’hui, les économistes de la même école libérale n’hésitent pas à proposer « l’ajustement » des économies du tiers monde aux exigences du service d’une dette qui est cinq ou parfois dix fois plus lourde. Deux poids, deux mesures.
Rarement le discours libéral aura-t-il été autant cynique. En réalité donc, le service de la dette est aujourd’hui une forme de pillage des richesses et du travail des peuples du Sud (et de l’Est). Une forme particulièrement juteuse puisqu’elle est parvenue à faire des pays les plus pauvres de la planète des exportateurs de capitaux vers le Nord. Une forme particulièrement brutale qui libère les capitaux dominants des soucis et des aléas de la gestion d’entreprises et des forces de travail que celles-ci mettent en œuvre. Le service de la dette est dû, c’est tout. Il appartient aux Etats concernés (et non aux capitaux des « prêteurs ») de l’extraire du travail de leurs peuples. Le capitalisme dominant est libéré de toute responsabilité et souci : indice de sénilité ?
Un « classement » des dettes s’impose. Celles-ci peuvent être rangées sous l’une des trois rubriques suivantes :
* Les dettes indécentes et immorales : Un bel exemple de celles-ci est fourni par les emprunts du gouvernement de l’apartheid de l’Afrique du Sud de l’époque, emprunts destinés à l’achat d’armes pour faire face à la révolte de son peuple africain. Pourquoi celui-ci devrait-il aujourd’hui « rembourser » cette dette ou en subir la charge ? Que les vendeurs d’armes en question se retournent contre leurs propres gouvernements qui ont toléré leur engagement actif au service de l’apartheid.
• Les dettes douteuses : Il s’agit de ces emprunts qui ont été largement suggérés par les puissances financières du Nord (Banque mondiale incluse) et rendus possibles par des procédés de corruption dont les créanciers ont été les acteurs autant que les débiteurs. La plupart de ces emprunts n’ont pas été investis dans les projets qui en déguisaient l’octroi (et le fait était connu des prêteurs complices). Dans ces cas, les dettes sont purement et simplement illégales aux yeux d’une justice quelconque digne de ce nom. Dans quelques cas, les emprunts ont bien été investis, mais dans des projets absurdes imposés par les prêteurs (et notamment par la Banque mondiale). Ici aussi, c’est le procès de la Banque qui mériterait d’être fait. Mais cette institution n’est pas « responsable » financièrement, s’étant placée elle même au dessus des lois et des discours du libéralisme sur les « risques » !
Ces dettes comme les précédentes doivent être répudiées après constatation par des audits appropriés de leur caractère douteux pour le moins qu’on puisse dire.
• Enfin les dettes acceptables : Lorsque les emprunts ont été effectivement utilisés aux fins auxquels ils étaient destinés la reconnaissance de la dette n’est pas discutable.
La stratégie que nous avons proposée aux Etats du Tiers monde et de l’Afrique en particulier est fondée sur le classement dessiné ci-dessus. Non seulement les dettes indécentes et douteuses doivent être unilatéralement répudiées (après audit), mais encore les paiements opérés à leur titre doivent être remboursés par les « créanciers », après leur capitalisation aux taux d’intérêts qui furent ceux que les débiteurs ont dû supporter. On verrait alors que c’est le Nord qui, en fait, est largement débiteur de ses victimes du Sud.
La gestion de la dette proposée aux « Pays Pauvres Très Endettés » (PPTE) relève d’une toute autre logique. L’ensemble de la dette est considéré comme parfaitement « légitime » sans examen ni audit. La proposition, analysée dans ce qui suit, relève du seul principe – inacceptable – de la « charité ». Il s’agit « d’alléger » la charge pour les « peuples très pauvres », mais par la même occasion, de leur imposer des conditions draconiennes supplémentaires qui les placent définitivement dans une catégorie proche de celle de « colonies administrées directement par l’étranger ».
Les principaux mécanismes de gestion de la dette des PMA avant l’Initiative des PPTE sont les suivants.
* Les rééchelonnements : ce sont des aménagements négociés des échéances de remboursement au Club de Paris. Des délais de grâce sont alors accordés sans que les intérêts ne continuent de courir.
• Les rachats de dettes “ debt buy backs ” : l’emprunteur rachète la dette en profitant d’une décote qu’elle subit sur le marché secondaire des dettes. Il évite à l’avenir d’avoir à verser les intérêts afférents à la dette et à rembourser la totalité du capital emprunté. En revanche, cet achat s’opère dans des devises car le prêteur souhaite que le remboursement se fasse dans la monnaie d’emprunt ou tout au moins en monnaie convertible. C’est l’importance du coût en devises pour le pays endetté qui limite le nombre de ces rachats. Plus la décote est élevée, moins l’effort demandé à l’emprunteur est grand. Ainsi, la banque créancière qui récupère de “ l’argent frais ” assainit son bilan mais subit une perte d’actifs équivalant à la décote.
• Le rachat-conversion en actifs réels “ debt equity swap ” : L’emprunteur échange une créance contre une participation dans une entreprise publique ou, plus généralement, il rachète en monnaie locale et, avec la somme reçue, la banque investit dans le pays ou prend des participations dans des établissements financiers locaux. Cette opération met en relation une banque, un pays emprunteur et un investisseur.
• Les conversions en obligations “ exit bonds ” : Ce sont des obligations échangées sur la base d’une décote contre un titre généralement libellé dans la même devise que la dette. Leur durée est longue, de l’ordre d’une vingtaine d’années. Ces titres sont souvent négociables c’est-à-dire qu’ils peuvent être vendus librement sans l’accord de l’émetteur à toute personne morale ou physique désireuse de les acquérir.
• La réduction des intérêts ne s’applique en général que sur les dettes non concessionnelles. Elle s’opère si les pays du Nord consentent à octroyer des subventions aux banques qui acceptent de réduire leurs intérêts.
• L’annulation des créances : cette solution à la crise de l’endettement international n’est pas nouvelle. En effet, dès 1978, les premières annulations de dettes sont opérées par l’Allemagne (1,8 milliards $ US) et la Grande-Bretagne (228 millions $ US) à l’initiative de la CNUCED. Dix ans plus tard, 12 pays annulèrent un peu plus de 3 milliards $ US qui ont essentiellement profité aux pays d’Afrique subsaharienne mais ne représentent que 3 % du volume de la dette en 1988. Si une telle solution est souhaitable, il convient de remarquer que les annulations de dettes restent marginales lorsqu’on pose le problème de manière globale (2,3 milliards $ US entre 1980 et 1988). Même si les annulations ne constituent pas une solution idéale, elles représentent une bouffée d’oxygène pour les pays les plus endettés et les plus pauvres de la planète, notamment les PMA d’Afrique Subsaharienne.
La plupart des PMA ont exploité ces possibilités de désendettement pour obtenir au moins des annulations partielles. Entre 1978 et 1986, 33 des PMA ont bénéficié des mesures rétroactives de l’ajustement des conditions de la part des 15 pays du CAD, portant sur des dettes d’une valeur nominale totale de 4,1 milliards de dettes, dont 3 milliards de dollars sous forme d’annulation de la dette (CNUCED, 1986 : 128-134). Entre 1988 et 1998, presque tous les PMA ont bénéficié des remises de dettes dont le montant total nominal est 7,2 milliards $ US.
Durant les années 1990, les PMA ont entrepris un rééchelonnement dans le cadre du Club de Paris, et pour la plupart ce n’était pas le premier. En 1998, 12 PMA se sont adressés au moins cinq fois au Club de Paris pour une restructuration de leurs dettes. Dix PMA ont bénéficié d’une réduction de leur dette commerciale grâce au fonds de désendettement de l’IDA. Le montant total de la dette commerciale des PMA annulée au moyen d’opérations de rachat financées par ce fonds a atteint 620 millions de dollars, avec une forte décote (87 à 92 %) (CNUCED, 2000 : 140).
En 1998 pourtant, 27 des 42 PMA ploient sous le poids d’une dette extérieure jugée insoutenable. Or une lourde dette extérieure pèse de différentes manières sur l’investissement interne, moteur de la croissance et du développement. D’abord, les ressources versées au titre du service de la dette sont en concurrence directe avec la capacité des pays à importer des biens d’équipement et celle des pouvoirs publics à satisfaire les besoins de base des populations. Ensuite, une dette extérieure jugée insoutenable est source d’incertitudes pour les investisseurs nationaux et étrangers, elle nuit à la cote crédit du pays et donc à la perception du risque-pays pénalisant des entreprises potentiellement rentables d’accéder aux marchés financiers internationaux.
Comme on peut le constater, ces mécanismes “traditionnels” permettent sans doute d’alléger l’endettement de nombre de PMA, mais ils ne constituent pas une solution durable au problème de l’endettement extérieur excessif des pays. Pour déterminer l’ampleur de l’allégement de la dette, les créanciers évaluent le montant minimum à consentir afin que le service de la dette soit assuré sans renouvellement de l’annulation de dettes (Killick et Stevens, 1997 : 154). Compte tenu des conditions non favorables dans lesquelles se font les rééchelonnements, les pays débiteurs le répètent plusieurs fois et donc augmentent le stock de la dette. Pour que les rééchelonnements se fassent dans des conditions favorables, apparaissent les termes de Toronto (1988), de Londres (1991), de Naples (1995) et de Lyon (1998), décrétés par le G7 et mis en œuvre par les Institutions de Bretton Woods.
* Abdourahmane Ndiaye est économiste ; Samir Amin est directeur du Forum du Tiers monde – Cet article, dans une version plus longue comprenant également une analyse de l’Intiative Pays Pauvres très endettés est paru sur le site
* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur www.pambazuka.org