L'intérêt d'un Etat fédéral africain démontré par la théorie des jeux

Youssou Gningue introduit la théorie des jeux dans le but d'une modélisation des relations internationales et d'une application au contexte africain. Ceci montre de manière évidente l'avantage pour les pays africains à créer une alliance à travers la mise en place des Etats Unis d'Afrique. L'analyse permet une évaluation des avantages globaux et individuels de chaque pays impliqué dans cette entente qui induit une situation de gagnant-gagnant. Le schéma proposé est évolutif en partant de principes de base fondés sur les consensus actuels des différents joueurs ou Etats. L'outil utilisé dans cette recherche pourrait être développé à des fins de prédiction et de simulation de certaines orientations de choix politiques voire économiques.

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Introduction
La théorie des jeux fut considérée une véritable discipline scientifique depuis la publication, en 1944, du livre de Von Neumann. Elle a connu par la suite des développements considérables aussi bien sur le plan théorique qu'empirique. Elle a exercé une influence croissante sur les développements des sciences socioéconomiques. Elle est un outil assez primordial d'aide à la décision. Toutefois, elle ne cherche pas à proposer des solutions toutes faites à des problèmes, mais à permettre une meilleure compréhension donc une détermination de stratégies plus pertinentes.

Dans le cadre de cette présentation, nous utilisons cet outil et les résultats fondamentaux de la théorie des jeux pour démontrer l'avantage des pays africains à s'allier par le biais de la fondation des États-Unis d'Afrique. Un bref aperçu des concepts de la théorie des jeux nous montre comment elle permet de modéliser les relations internationales. Nous y considérons deux niveaux de relations. Le premier niveau concerne l'Afrique et le reste du monde. Ce jeu à deux joueurs non coopératif constitue l'objet de la troisième section. Nous l'illustrons en considérant l'exemple de la filière du cacao. Par contre, le deuxième niveau concerne les différents pays africains et leurs relations aussi bien internes qu'externes.

Ce jeu à plusieurs joueurs est coopératif. En considérant la subdivision du continent africain en cinq regroupements régionaux, nous réduisons le jeu à cinq joueurs. Les dépenses militaires africaines sont considérées pour montrer l'avantage de chaque pays à adopter l'idée de création de la fédération africaine. Nous dégageons les opportunités individuelles et globales de chaque Etat à l'érection du continent en État. Finalement le processus de mise en place de la fédération est abordé en guise de conclusion.

La théorie des jeux

La théorie des jeux est un domaine des mathématiques de la décision qui modélise les relations d'intervenants impliqués dans des choix plus ou moins conflictuels. Les intervenants sont appelés joueurs et sont des personnes ou des regroupements de personnes qui peuvent représenter une institution. Dans le cas qui nous concerne, les joueurs sont les Etats. Le sort de chaque joueur ou Etat dépend non seulement des décisions qu'il prend, mais également de celles prises par les autres. Chaque joueur possède différentes stratégies qui lui procurent, chacune, un niveau d'utilité estimé en termes de gain.

Chaque joueur ou Etat cherche à tirer le maximum de profit de ses propres décisions. En conséquence, chaque joueur développe des choix stratégiques lui permettant d'atteindre cet objectif. Ainsi, chaque joueur intervient selon certains principes de rationalité. Notons qu'en théorie des jeux, la caractéristique essentielle et fondamentale est que le gain réalisé par un joueur dépend de ses propres choix, mais aussi de ceux effectués par les autres joueurs. L'interaction des joueurs devient beaucoup plus complexe avec l'augmentation du nombre des joueurs qui doit être une donnée du problème.

Dans le cadre des relations internationales, en tant que joueurs, les différents pays ne peuvent pas se contenter de choisir leurs propres plans d'actions, en négligeant ceux des autres. Ils doivent au contraire se faire une idée aussi précise que possible des stratégies susceptibles d'être choisies par les autres joueurs. Pour cela, la théorie considère les hypothèses suivantes que tous les joueurs s'efforcent de prendre les meilleures décisions pour eux-mêmes. Pour étudier les relations des pays africains à travers la théorie des jeux, nous pouvons l'effectuer à deux niveaux. Le premier consiste à observer l'Afrique dans sa globalité. Dans ce cas le jeu considéré non coopératif est l'objet de la prochaine section

Jeux non coopératifs

Un jeu est non coopératif lorsque des joueurs ne peuvent pas passer entre eux des accords qui les lient de manière contraignante. Dans le cas de jeux non coopératifs, les intérêts sont conflictuels et les joueurs peuvent, dans ce cas, être considérés comme des adversaires. C'est le cas de jeux de société comme les jeux de dames ou d'échecs. Le joueur ne gagne rien à dévoiler ses propres stratégies à ses concurrents. Si nous considérons l'Afrique et le reste du monde (RDM), alors les relations se résument à un jeu entre ces deux joueurs. Pour pouvoir analyser les relations et stratégies impliquées, il nous faut restreindre le jeu à un domaine particulier. Dans le cadre de cette recherche, nous avons préconisé la filière du cacao comme exemple d'illustration.

La filière du cacao

Le cacao est cultivé principalement en Afrique (Côte d'Ivoire, le Ghana, le Nigeria, le Cameroun), à 70%. Quatre-vingt-quinze pour cent de la production mondiale provient de petites plantations familiales de moins de 10 ha, avec un rendement mondial moyen est assez faible. Le reste du monde produit les 30% en Amérique Latine (13%) et en Asie (17%).

Le jeu du cacao peut donc être perçu comme un duopole où les joueurs sont l'Afrique et le RDM. Compte tenu des intérêts en jeu, c'est un jeu non coopératif. Si le cacao est très largement produit en Afrique, Asie et Amérique du Sud, les produits dérivés sont principalement consommés en Amérique du Nord, en Europe, au Japon et à Singapour. Les acheteurs de fèves de ces pays sont essentiellement l'industrie chocolatière de transformation et de confection contrôlée par une poignée de multinationales.

Les broyeurs de cacao, constitués en entreprises, achètent des fèves, les décortiquent et les fondent pour produire la liqueur ou pâte de cacao qui sont les principales matières première de l'industrie chocolatière. D'autre part, ils extraient le beurre de cacao qui procure le tourteau dégraissé ou même la poudre de cacao. Le prix des fèves de cacao payé au planteur est stable par rapport au prix en croissance continue de la tablette de chocolat. D'ailleurs, des hausses plus sévères des prix des tablettes de chocolat sont prévues.

Afrique et le RDM

Comme les ressources sont rares et limitées, nous assistons obligatoirement à des conflit potentiels dépendamment de leurs répartitions. Dans ce sens, le jeu dans les relations internationales peut être presque considéré de somme nulle. Pour analyser le marché du cacao, nous considérons le jeu à deux joueurs entre l'Afrique et le reste du monde (RDM)

(…) L'Afrique a tendance à exporter ses fèves au RDM dont la majeure partie en Europe. Les entreprises du RDM les traitent avant de les transformer sous forme de produits chocolatiers. Elles n'interviennent pas localement ni lors de la production ou de la collecte de fèves. La deuxième possibilité suppose que la vente est faite après le broyage des fèves. Ceci implique une meilleure organisation de la production. Les petites exploitations n'ont pas les moyens et ne peuvent pas se lancer dans cette entreprise. Par contre, la création de l'Etat africain suppose une meilleure organisation et coordination de l'activité du cacao. Des investissements autres que ceux des pays producteurs peuvent être sollicités. Cette stratégie auparavant inaccessible devient une dominante pour les producteurs africains. Les consommateurs du RDM n'auront plus le choix que d'utiliser la stratégie qui consiste à s'impliquer localement dans l'activité de broyage.

La quatrième hypothèse devient celle de l'équilibre (Participation, broyage). Naturellement, le gain du RDM est supérieur à celui de sa non participation. Comme le jeu est dynamique et répété, les entreprises du RDM auront intérêt à s'impliquer de peur que l'Afrique développe une troisième stratégie qui consiste à s'impliquer dans l'activité de la transformation. En plus, en décomposant le RDM en trois joueurs Europe, Amérique et Asie, le jeu se mute pour intégrer quatre joueurs au lieu de deux. Dans ce cas, d'autres stratégies peuvent s'offrir à l'Afrique, notamment l'alliance avec l'Amérique et l'Asie pour constituer l'OPPEC (Organisation des Pays Producteurs et Exportateurs de Cacao).

Ainsi dans ce jeu, de la position de suiveur ou follower, les producteurs africains gagnent le statut de meneurs ou leaders résultant de la mise en place de l'État fédéral africain. Une meilleure organisation de la production pourrait également inciter l'Afrique à s'intéresser au cacao produit dans des régions de Madagascar. Ces cacaos réputés pour leurs saveurs un peu acides et fruitées sont très prisés et vendus au titre de fins. Et ceci est dû au fait de l’excès de demande les concernant.

Il est possible d'étudier de manière plus approfondie ces jeux afin de déterminer les différentes formes d'équilibres intervenants. Une forme très souvent rencontrée dans le cas des jeux non coopératifs est l'équilibre de Nash. Nash a démontré que pour ces problèmes, il existe au moins un tel équilibre. Si les stratégies sont présentées sous forme d'arbre, cet équilibre peut être calculé en partant des sommets terminaux de l'arbre et en appliquant le principe d'induction vers l'amont. L'étude de la stabilité d'un tel équilibre est souhaitable pour une plus grande compréhension par rapport au jeu et donc un meilleur comportement stratégique.

Jeux coopératifs

Un jeu est coopératif lorsque des joueurs peuvent se consulter voire passer entre eux des accords qui les lient de manière contraignante. On dit alors qu'ils forment une coalition ou alliance dont les membres agissent de concert.

Le Jeu à 5 joueurs Le jeu des relations internationales est coopératif. Il permet des alliances ou même des fusions pour devenir une seule nation. Si nous le considérons dans le cadre de l'Afrique, chaque Etat constitue un joueur. Mais le regroupement régional réduit le jeu à 5 joueurs.

1 - Afrique de l'ouest : Ces pays sont déjà regroupés sous l'organisation régionale dénommée Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) qui compte aujourd'hui 15 Etats membres.
2 - Afrique du Nord : Cette région est constituée par sept pays qui sont particulièrement liés par la culture islamique et la langue arabe.
3 - Afrique centrale : Cette région est constituée par l'Afrique des grands Lacs, l'Angola, du Cameroun, du Gabon, de la République centrafricaine, du Tchad et de Sao Tomé-et Principe.
4 - Afrique de l'Est : C’est une région désignant généralement les pays de la vallée du grand rift africain qui comprend les pays de la corne de l'Afrique (Erythrée, Ethiopie, Djibouti et Somalie) et les pays des Grands Lacs (Kenya, Ouganda, Tanzanie). On peut associer à cette région les iles de l'Océan indien (Seychelles, les Comores et Mascareignes) Notons que le Rwanda et le Burundi qui constituent une zone frontalière régionale ont été rattachés à l'Afrique centrale.
5 - L'Afrique australe : Cette région est constituée de l'Afrique du sud et de ses voisins directement frontaliers qui sont la Namibie, le Botswana, le Zimbabwe, le Mozambique, le Swaziland et le Lesotho. Elle comprend également la Namibie, le Malawi et la Zambie. Madagascar et toutes les iles africaines du sud des océans Indien et Atlantique (Comores, Maurice) sont rattachés à cette région.

Les dépenses militaires

Notons tout d'abord que la part des dépenses militaires est très élevée en Afrique. D'ailleurs la moyenne africaine est de 3 % tandis que la mondiale est de 2 %. La création des Etats-Unis d'Afrique permettrait de développer une stratégie de réduction du taux africain.

Par exemple, si l'Afrique se fixe l'objectif de ramener ce taux jusqu'au niveau mondial ceci se traduirait par une baisse de 1 %. Il suffirait que chaque pays s'engage à réduire la part allouée aux dépenses militaires de 1/3. Cette baisse représenterait une réduction de 33, 33 % des dépenses militaires africaines. Elle dépasse de plus de quatre fois la réduction suggérée par les experts du développement.

Ce taux presque utopique peut être possible avec la création de l'Etat africain par le partage de certaines forces militaires. En effet, il faudrait que chaque pays mette à la disposition de sa région un taux de participation « p » de dépenses et forces militaires qui dépend de la région considérée. C'est cette unification des forces militaires qui permet la réduction des dépenses militaires sans affecter la défense des souverainetés territoriales. Dans chacune des cinq régions, deux ou trois camps militaires dépendant d'abord de la région et ensuite de l'Etat africain. Pour la détermination du nombre et de leurs positions dans la région, nous pouvons utiliser des techniques de localisation tenant compte des budgets militaires, de l'étendue des pays et de l'allongement de la région. Les pays sélectionnés doivent apporter une contribution supplémentaire compte tenu des avantages résultants.

Schéma du processus de fédération

Ainsi, nous percevons à travers l'exemple des dépenses militaires l'avantage des pays africains à s'allier par le biais de la formation des États-Unis d'Afrique. La démarche considérée dans le cadre des dépenses militaires pourrait être appliquée dans d'autres domaines comme au niveau du commerce international de différents produits. Il suffit de considérer les importations et exportations africaines, ensuite les orienter dans le sens prioritaire des pays de l'Afrique. En tant que pays, il faut d'abord satisfaire l'offre et la demande interne en priorité. Cette démarche réduit les frais de transport et d'acquisition de devises étrangères. Dans le cadre du transport aérien, en partageant l'information, les compagnies africaines peuvent occuper l'espace et augmenter leurs chiffres d'affaire.

Tous ces avantages directs peuvent être évalués et obtenus avant toute instauration de politiques d'intégration économique. Ces gains sont le résultat de partages et d'optimisation des ressources disponibles. Toutes ces situations peuvent être l'objet d'étude par rapport à la théorie des jeux. Le cœur de chacun de ces jeux coopératifs pourrait être déterminé afin de mieux maîtriser la situation par le biais des formes d'équilibres et de leurs stabilités. Le seul fait de muter de continent en État peut permettre des gains substantiels par l'utilisation de stratégies optimales. Les pays africains ont donc tout à gagner dans le franchissement de ce pas.

Le schéma proposé repose principalement sur des principes de base fondés sur les consensus actuels des différents joueurs ou Etats. Le processus repose sur la situation actuelle qui prévaut dans l'Union Africaine. La souveraineté respectée de chaque pays est la base et le fondement de la fédération. Le schéma est évolutif en partant du statu quo actuel. Il compte sous l'effet de démonstration et de rationalité pour muter dans la mesure du possible vers des fusions d'Etats. L'outil utilisé dans cette recherche pourrait être développé à des fins de prédiction et de simulation de certaines orientations de choix politiques voire économiques. Il est pourrait être également considéré comme un élément de persuasion donc de négociation.

L'idée de l'Etat fédéral n'est pas nouvelle, elle date de plus de cinquante ans avec la naissance du panafricanisme des années d'indépendances. D'ailleurs, certains intellectuels comme Cheikh Anta Diop ont dégagé les fondements du futur Etat. Si durant cette période, la réticence était notoire par rapport à la maturité des Etats ou à la multiplication des divisions fraichement héritées de la colonisation, aujourd'hui nous n'avons aucune raison de reculer l'échéance de sa mise en place. C'est la seule issue pour atteindre les Objectifs de Développement du Millénaire de 2015. En effet l'échéance est très proche pour pouvoir atteindre ces objectifs. En plus, la crise économique est venue s'y greffer pour rendre la mission impossible. Cependant six ans, c'est largement suffisant si le pacte donnant naissance à l'état fédéral africain est scellé.

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- Worldbank.org/datastatitics

* Youssou Gningue est professeur au département de Mathématiques et Informatique Université Laurentienne Sudbury (ON) Canada

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