Madagascar : Après les violences, bâtir une vraie transition
Protagonistes de la crise malgache, le président malgache Marc Ravalomanana et le maire destitué d'Antananarivo, Andry Rajoelina, ont franchi le Rubicond pour se rencontrer. Ainsi une crise politique, dont les débordements de violence ont causé une centaine de morts depuis le 26 janvier, tend vers une solution de dialogue. Mais pour l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana, qui passe en revue cet épisode de violence, Madagascar ne fait que vivre une répétition de l’histoire. Son souci, par contre, est que tout cela n’aboutisse pas à une nouvelle période faite de compromis, de jeu politique et de trahison. Mais que la «Grande Ile» tourne enfin la page des dérives observées depuis l’indépendance.
Comme un air de « déjà vu… » Un jeune entrepreneur, riche, beau, populaire, maire de la capitale. Une foule qui remplit toute la place du 13 Mai. Des revendications et un espoir immense pour une vraie démocratie. Des manifestations voulues pacifiques et une marche vers la présidence pour occuper les lieux symboliques du pouvoir. Un cordon militaire, des négociations sommaires et la tuerie. Les armes parlent et un peuple pleure encore ses morts…
Cela s’est passé ainsi en 1972. Le 13 mai de cette année, la foule dénonce le caractère néocolonial du régime Tsiranana et les militaires ouvrent le feu sur les manifestants. Cela s’est passé en 1991. Le 10 août, la marche s’ébranle vers le palais présidentiel de Lavoloha et le président Ratsiraka ordonne de tirer sur la foule. Cela s’est passé en 2002. Six mois de manifestations ‘pacifiques’ suivent des élections interrompues au premier tour et finalement un appel au ‘hazalambo’, à la chasse au sanglier ou hallali, et à l’extermination, est lancé par Ravalomanana, président autoproclamé. Cela se passe aujourd’hui, en 2009. Le 7 février, une marche s’ébranle vers Ambohitsirohitra, autre palais présidentiel. Une foule et des tirs à balle réelle comme dernière réponse.
Ravalomanana - Rajoelina, les faux jumeaux
Avant de continuer, précisons juste qu’avant d’accéder au pouvoir, Ravalomanana s’était enrichi sous la dictature de Ratsiraka. Condamné pour corruption en 1988, il est libéré par le même Ratsiraka et remporte dans la foulée l’appel d’offre de privatisation de l’entreprise pour laquelle il a été condamné… Là réside la base de l’empire Tiko. Financé par la Banque mondiale, protégé par Ratsiraka, Tiko bénéficiera de tous les passe-droits, ne paiera jamais d’impôts, faveur accordée par le gouvernement qui s’en rendra compte trop tard.
Ratsiraka pensait tenir en Ravalomanana un homme de paille, ce dernier visait toute la botte de foin, en l’occurrence le pouvoir, qu’il organisa au bénéfice net de son entreprise : exonération d’impôts, détaxation sauvage sur les intrants nécessaires à ses usines (taxes maximums pour ses concurrents), contrôle absolu des appels d’offres, paiements différés des paysans producteurs, achat à prix dérisoire des terrains domaniaux, confiscations de terres, monopole sur tous les secteurs de l’économie, contrôle des médias, emprisonnement des intellectuels et des opposants. Ajoutons à cela la complaisance des bailleurs de fonds et des puissances étrangères. Toute la panoplie du parfait dictateur…
(…) Les règnes de Ratsiraka et de Ravalomanana ont obligé les jeunes Malgaches à une culture de survie et de débrouille. L’Etat ne pouvant garantir un salaire décent. Beaucoup de ces jeunes se sont lancés dans l’entreprise privée, touchant à tout et à n’importe quoi, échouant dans telle branche et reprenant dans telle autre. Ainsi, des agronomes sont-ils devenus des informaticiens, des médecins des éleveurs de cochons. Ainsi Andry Rajoelina fut Disc Jokey et organisateur de spectacles, avant de monter sa boîte de publicité et de communications.
Contrairement à Ravalomanana sous Ratsiraka, Rajoelina n’a pas bénéficié des faveurs coupables du gouvernement. Au contraire, Ravalomanana n’a cessé de lui mettre des bâtons dans les roues : l’affaire des panneaux publicitaires en 2004 est à l’origine de sa popularité actuelle. Ravalomanana, furieux de voir ses propres panneaux moins beaux que celui du jeune entrepreneur, les fit enlever. Rebelote lors des derniers jeux de l’Océan Indien. A chaque fois, Rajoelina se rebiffe.
Cette rébellion, les Tananariviens, particulièrement les jeunes et les entrepreneurs subissant la prédation de l’empire Tiko, l’ont suivie de très près. Ce n’est pas étonnant qu’ils ont adhéré en masse à sa candidature à la mairie d’Antananarivo. La mairie acquise (janvier 2008), l’on pourrait faire le parallèle avec Ravalomanana, maire de la capitale aussi en son temps. Si Ravalomanana a eu les coudées franches en sa mairie, ce ne fut pas le cas de Rajoelina. A peine élu maire, il subit les foudres de l’Etat : coupure de l’électricité dans les locaux administratifs de tous les arrondissements de la capitale, nomination officieuse d’une autre ville (Toamasina) comme capitale administrative de Madagascar, enlèvement de la gestion de la voirie à la commune, impossibilité pour le maire de nommer les chefs « fokontany » (administrateurs des petites communes, des cités, des villages). La situation actuelle découle de ce refus de Ravalomanana de partager le pouvoir, la fermeture de la radio Viva étant la goutte de trop.
Andry Rajoelina avait le choix : se soumettre ou se révolter, entrer dans le cercle de la corruption du système Ravalomanana ou réveiller la révolte latente de la population malgache. On sait aujourd’hui quel a été son choix ! Bilan provisoire : une centaine de morts depuis le 26 janvier. Tentative de putsch d’un jeune loup financier assoiffé de pouvoir ou révolte populaire incarnée par une figure héroïque de résistance ? Ou les deux à la fois ?
Une histoire qui bégaie…
(…) Les violences observées à Madagascar résident dans la nature même des Etats qui y ont été mis en place. Si on peut résumer un Etat démocratique à la symbiose d’une terre, d’un peuple et d’un pouvoir, alors, depuis l’indépendance, Madagascar n’a jamais eu d’Etat… Une terre pour un peuple, un pouvoir pour un peuple et un peuple qui reconnaît la légitimité d’un pouvoir. Oui, ça a l’air d’un slogan, oui, ça a l’air d’un propos simpliste, mais cela semble être le problème majeur de la nation malgache depuis longtemps.
Comme le souligne Ndimby (Madagascar Tribune, 2 février 2009), « Il est effarant de constater qu’après presque 50 ans de retour à l’indépendance, l’alternance politique cherche encore, et une fois de plus, des voies non prévues par la Constitution en vigueur. Le mode d’accès au pouvoir a rarement été par la voie des urnes, même si une fois arrivés au pouvoir, certains ont par la suite fait confirmer leur poste par une ou plusieurs élections (…)
« Aucun Malgache n’est devenu chef d’Etat en se présentant à une élection dans des conditions plus ou moins normales, à l’exception peut-être de la première élection de Philibert Tsiranana (1959), mais elle ne s’est pas faite au suffrage universel, et a eu lieu dans le contexte particulier de la décolonisation. On constate également que l’histoire de Madagascar, à ce jour, a permis de tester la plupart des modes existants de départ du pouvoir : un assassinat (Ratsimandrava), une démission (Ramanantsoa), un empêchement (Zafy), une transmission (Andriamahazo) et deux départs suite à une crise politique majeure : Tsiranana en 1972 et Ratsiraka en 1991 et en 2002.
« Seul le départ de Norbert Lala Ratsirahonana, parti démocratiquement suite à une défaite à des élections qu’il avait pourtant organisées (1996), peut être considéré comme démocratique. Didier Ratsiraka (1993) et Zafy Albert (1997) furent vaincus en tentant de récupérer le poste qu’ils venaient de perdre. »
Terre/peuple/pouvoir, les bases d’un Etat démocratique
Ainsi dans leur histoire, les Malgaches n’ont jamais réussi l’équation Terre/Peuple/pouvoir… Avant la période coloniale, les rivalités territoriales et les luttes politiques entre les royaumes étaient bien connues, nous n’y reviendrons pas. La période coloniale voulut bien nous faire croire à cette équation : l’Etat français (…) décréta que ces terres incultes et vacantes revenaient de plein droit à celui qui l’exploitait : le colon ! Mais, évidemment, la supercherie était trop grossière : rébellion en 1947, avec l’un des plus effroyables massacres de la France coloniale : 89 000 morts selon l’armée française et des polémiques mémorielles infinies. L’Etat colonial n’a pas eu pour objectif de consacrer son pouvoir aux bienfaits du peuple indigène, ce fut un Etat pour la seule exploitation des terres.
L’indépendance aurait pu faire croire que ces questions étaient réglées, la terre revenant aux Malgaches désormais. Malheureusement, le déséquilibre de développement entre les provinces, ainsi que la mainmise de la France sur les grandes décisions économiques et diplomatiques amenèrent à la révolution de 1972 : chute du régime Tsiranana, instabilité du pouvoir jusqu’en 1975 où, parvenu au pouvoir, Didier Ratsiraka installa les «fivondronana », les « firaisana » et les « fokontany ». Ces découpages territoriaux se transformèrent très vite en découpages régionaux (ethniques ?), chaque « fivondronana », « firaisana » ou « fokontany » refusant de fait à un non originaire de leurs territoires un exercice réel de pouvoir.
Les terres morcelées, l’enclavement pouvait alors s’installer. Les « fivondronana » qui se trouvaient hors du champ d’influence du pouvoir s’enfonçaient alors dans une misère de plus en plus profonde. De plus, en créant un Front national de la révolution où les partis politiques se partageaient territoires, ministères et fonctions publiques, sur un équilibre ethnique fragile, Didier Ratsiraka avait accentué cette faiblesse de l’Etat, chaque branche du pouvoir étant désormais sous la coupe d’une oligarchie ethniquement marquée. L’enclavement est là, dans le système étatique, et non dans l’absence ou pas des infrastructures routières.
Avec un Etat ne fonctionnant plus comme tel, une Fonction publique inefficace, le respect de l’Etat inexistant, un sentiment déficient d’appartenance à un Etat, la terreur devint la seule possibilité de maintien au pouvoir. La dictature prit le pas sur le rêve révolutionnaire. Ratsiraka tint ainsi pendant deux septennats, avant que le peuple ne se réveille en 1991. Son pouvoir centralisé vola en éclats, malgré le massacre du 10 août où il ordonna de tirer sur la foule.
De février à avril 1992, mille quatre cents représentants des forces politiques et de la société civile élaborent une nouvelle Constitution dans des forums régionaux, puis un forum national. La nouvelle Constitution est adoptée par référendum. Dans la foulée, Zafy Albert est élu président de la République. Ayant chassé un dictateur, élu un président, élaboré une nouvelle Constitution pour un régime dit d’Assemblée, donné une place primordiale à la décentralisation, on peut penser que le peuple malgache allait enfin s’en sortir. Mais c’était sans compter sur l’immaturité des politiques : un exercice de pouvoir se limitant à des courses aux portefeuilles ministériels, une mentalité à considérer les postes politiques et administratifs comme sources d’enrichissement personnel. Une motion de censure est déposée contre Zafy Albert qui refuse de faire le jeu des parlementaires. Il fait l’objet d’un « empêchement » et doit quitter le pouvoir (1996).
Si le peuple malgache est bien parvenu à un consensus pour une véritable Constitution, les politiques, eux, n’auront pas adopté la même attitude. Les élections qui s’ensuivirent (1997) verront le retour du nouveau Ratsiraka avec son fameux programme « Humanisme écologique », salué par le Grand Prix européen Umberto Blancamano, et financé comme il se doit par la Banque mondiale même. Ratsiraka s’empresse d’effacer de la Constitution le régime dit d’Assemblée et revient à un régime présidentiel qui empêche l’empêchement… Pour la forme, il cède sur l’autonomie des provinces, revendication très forte d’une grande partie de la population, mais tout le long de son nouveau mandat, il n’ira jamais effectuer les transferts de pouvoir prévus. Avec la préservation de la terre comme programme politique, l’humanisme du peuple malgache comme source de démocratie, un pouvoir respectueux de la terre et du peuple, Ratsiraka a compris l’équation, mais il camoufle par son discours son pouvoir oligarchique.
L’entrée de Ravalomanana en politique coïncidera au retour des revendications nées en 1991. La population, soutenue par la société civile et les Eglises, va trouver en lui l’homme idéal pour exposer à nouveau ses aspirations démocratiques. Un mandat plus tard, elle se rend compte que leur champion était entré en politique, non pour un idéal de développement, mais pour étendre son empire. Ravalomanana n’a pas révisé, comme promis, le régime présidentiel, mais l’a au contraire renforcé, supprimant les régions autonomes, s’arrogeant le droit de nommer et de révoquer à loisir des Pds (Président délégué spécial) ou des chefs région.
Le territoire est désormais divisé en 22 régions - ce qui n’est pas loin des réalités malgaches et de ce souhait tant cherché de décentralisation et de désenclavement, mais la dotation en budget, malgré les textes, dépend entièrement de l’humeur de la présidence. Des villes tombées dans l’opposition (Toamasina sous Roland Ratsiraka, Fianarantsoa sous Pety Rakotoniaina, Antananarivo sous Andry Rajoelina) perdent soit leurs budgets de fonctionnement soit leurs prérogatives.
Jamais un président malgache n’aura tourné à son avantage personnel l’équation Terres/peuple/pouvoir, pas même Ratsiraka… Lors des élections législatives de 2007, le rapport de l’Assemblée nationale souligne que « le Tim a remporté 105 des 125 sièges. Dix-neuf sièges sont allés à de petits partis et à des candidats indépendants pro-Tim. Le siège restant a été obtenu par M. Prezaly, du Leader fanilo, qui est donc devenu le seul membre de l’opposition de la nouvelle Assemblée nationale ». Décidant de tout, l’homme d’affaires Ravalomanana a le monopole de tous les secteurs économiques de l’île.
Reformant la propriété foncière, il met en porte-à-faux les milliers de propriétaires analphabètes de l’île. Ces derniers, ne connaissant ni cadastres ni propriétés privées, fonctionnent toujours selon le code traditionnel : une notion de propriété excluant l’administration, basée sur l’entente villageoise et familiale. Sans que lesdits « propriétaires traditionnels » soient au courant, ces terres déclarées domaniaux sont bradées aux entreprises gravitant autour du président ou aux grandes multinationales exploitant le sous-sol, les richesses de la terre ne revenant plus alors à la population. (…)
Quelle transition ?
Alors, Rajoelina a-t-il eu raison de se soulever ? Probablement oui. S’est-il bien pris en lançant le peuple à l’assaut d’un pouvoir aveugle ? Probablement non. La centaine de morts est là pour témoigner de son action. L’ordre donné par Ravalomanana de faire tirer sur la foule est criminel, mais Andry Rajoelina a-t-il bien appréhendé la situation avant de marcher vers le palais présidentiel ? Mettre les deux personnalités sur le même plan serait injuste. Ravalomanana a endossé depuis longtemps le costume du dictateur, Rajoelina, pour l’instant, n’a fait qu’incarner une légitime aspiration à la liberté. Peut-on lui imputer la responsabilité de ce carnage du samedi 7 février ? Ravalomanana se dit respectueux de la légalité et de la démocratie, mais est-ce légal ou démocrate de tirer à balle réelle sur une manifestation ?
Rajoelina réclame un régime transitoire, mais si c’est juste une transition pour des chaises musicales au niveau du gouvernement à venir, ce n’est pas la peine… (…) Pour lever toute ambiguïté, Rajoelina doit affirmer haut et fort ce qu’il a déjà dit : « Que la présidence ne l’intéressait pas » et que ce qui l’importait, c’était l’instauration d’une réelle démocratie à Madagascar. Il est impensable que Ravalomanana reste en place, impensable que Rajoelina occupe ce poste. Il est nécessaire de mettre en place un gouvernement neutre de transition et chaque membre de ce gouvernement de transition devra promettre de ne briguer aucun mandat lors des élections anticipées. Ceci pour éviter que la période de transition ne soit qu’une période de jeu et de trahison politiques. La transition serait alors un moment où le peuple malgache reprendrait tout à la base, la notion d’Etat, les limites à l’exercice de pouvoir, la création des outils ne permettant plus ces dérives observées depuis l’indépendance, car l’île ne peut plus faire comme si de rien n’était…
L’ONU, l’UA, la France et les Etats-Unis prônent le dialogue. C’est bien beau, mais c’est placer les Malgaches devant ce dilemme : dialoguer avec le bourreau… C’est ainsi qu’on grandit, dit-on : regarder le bourreau en face… Et c’est ainsi qu’on respecte la démocratie, dit-on toujours… Aux Etats-Unis, le clan Bush n’avait-il pas déclenché deux guerres (au moins) pour leurs petites entreprises ? En Russie, Poutine n’est-il pas encore le roi du pétrole et du gaz ? En Italie, Berlusconi ne règne-t-il pas sur l’audiovisuel et autres babioles économiques ? En France, Sarkozy ne se prélasse-t-il pas sur un yacht tandis que ses milliardaires d’amis remportent à tour de bras les appels d’offre ?
* Jean-Luc Raharimanana est écrivain malgache.
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