Morsi, notre homme au Caire
Comment Washington a-t-il pu devenir le meilleur ami des Frères musulmans en Égypte, alors même que le président Mohamed Morsi était en train d'asseoir des pouvoirs dictatoriaux et que ses partisans tabassaient des laïcs libéraux dans les rues du Caire? C'est une question posée par beaucoup d'Arabes ces jours-ci, et elle mérite une réponse.
Morsi et ses Frères sont en train de vivre l'ivresse du pouvoir après des décennies d'isolement et de persécution. On pouvait se rendre compte de ce nouveau statut lorsque Morsi s'est rendu aux Nations Unies en septembre dernier, et plus encore lors des manœuvres diplomatiques qui ont conduit au cessez-le-feu du mois dernier à Gaza, négocié par Morsi et la secrétaire d'État Hillary Clinton. De parias, les dirigeants des Frères sont passés au rang de superstars, et veulent bien en profiter.
Et soyons honnêtes : l'administration Obama a été le facilitateur principal de Morsi. Les responsables usaméricains ont travaillé en étroite collaboration avec lui sur le développement économique et la diplomatie régionale. En visite à Washington la semaine dernière, les proches collaborateurs de Morsi se sont vantés des contacts étroits de leur patron avec le président Obama, racontant les conversations téléphoniques entre les deux dirigeants qui ont mené au cessez-le-feu dans la bande de Gaza.
Le rôle improbable de Morsi comme artisan de la paix est l'illustration du "pari cosmique" fait par Obama sur les Frères musulmans. Cela semble confirmer que son administration a été sage de garder ses canaux ouverts durant l'année écoulée de manœuvres postrévolutionnaires en Égypte.
Mais le pouvoir corrompt et cela est vrai pour les Frères musulmans comme pour n'importe quel autre groupe se trouvant subitement aux commandes après des décennies d'ostracisme. Pensant probablement qu'il avait le soutien de l'UsAmérique, Morsi est allé trop loin le 22 novembre en déclarant que ses décrets présidentiels ne pourraient pas être soumis à un contrôle judiciaire. Ses partisans affirment qu'il tentait de protéger la révolution égyptienne de juges nommés par Hosni Moubarak. Mais cet argument s'est avéré bien maigre : des membres du gouvernement Morsi ont démissionné en signe de protestation, des milliers de manifestants sont descendus dans la rue et, fait inquiétant, des partisans des Frères musulmans ont commencé à contre-attaquer avec des pierres, des bâtons et des barres de fer.
Face à ce tumulte, l'administration Obama a fait preuve d'une curieuse retenue. Après le coup de force de Morsi, la porte-parole du département d'État Victoria Nuland a déclaré : "Nous appelons au calme et encourageons toutes les parties à travailler ensemble et appelons à tous les Égyptiens à résoudre leurs divergences sur ces questions importantes pacifiquement et par le dialogue démocratique". Ce n'est pas exactement ce qu'on peut appeler une dénonciation tonitruante.
"Vous devez m'expliquer pourquoi la réaction usaméricaine au comportement de Morsi a tellement muté," m'a écrit un responsable arabe. "Ainsi, un chef de file des Frères musulmans devient président de l'Égypte. Il se précipite alors dans la plus audacieuse usurpation de pouvoirs présidentiels depuis les Pharaons, de quoi faire passer Moubarak pour un autocrate de seconde division à l'entraînement par comparaison, et la seule réponse que l'[Administration Obama trouve est [cette déclaration de Nuland]." Et ce fonctionnaire de se demander si les Usa, dans leur quête enthousiaste de nouveaux amis, avaient perdu leurs repères moraux et politiques.
La réplique de l'administration est que ce n'est pas de l'UsAmérique qu'il s'agit. Les Égyptiens et d'autres Arabes sont en train d'écrire leur histoire, et ils devront vivre avec les conséquences. En outre, la dernière chose dont les manifestants laïcs ont besoin, c'est une accolade Us. C'est sûrement vrai, mais c'est fou que Washington paraisse prendre parti contre ceux qui veulent une Égypte libérale, tolérante et pour ceux qui préfèrent la charia. D'une certaine manière, voilà à quoi l'administration en est venue.
Pour une leçon sur les dangers qu'il y a à tomber amoureux de votre client, regardez l'Irak : les responsables usaméricains, à commencer par le président George W. Bush et le général David Petraeus, ont continué à faire les éloges du Premier ministre irakien Nouri al-Maliki, malgré les avertissements de nombreux Irakiens, selon lesquels il était un homme politique conspirateur qui finirait par s'aligner sur l'Iran. Cette affection mal placée a continué sous l'administration Obama : même après que le peuple iraquien dans sa sagesse eut voté en 2010 pour dégager Maliki, les Usa l'ont aidé à concocter un soutien suffisant pour se maintenir au pouvoir. Les observateurs arabes se grattent encore la tête pour essayer de comprendre ça.
Quand nous essayons d'évaluer les événements turbulents dans le monde arabe, nous devrions nous rappeler que nous sommes témoins d'une révolution qui peut prendre des décennies pour produire un résultat stable. Vu la difficulté à prévoir une issue, c'est une erreur de faire de gros paris sur un quelconque joueur en particulier. Le rôle des Usa devrait être de soutenir le vaste mouvement pour le changement et le développement économique et de garder les portes ouvertes à tout gouvernement démocratique qui émergera.
L'UsAmérique aidera le monde arabe à traverser ces turbulences si elle indique clairement que la politique US est guidée par ses intérêts et ses valeurs, et non pas par des alliances et des amitiés passagères. Si Morsi veut être traité comme un leader démocratique, il devra agir comme tel.
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** David Ignatius est journaliste depuis 1986 au Washington Post, où il écrit une chronique bi-hebdomadaire de politique étrangère. Traduit par Fausto Giudice pour Tlaxacala (tlaxcala-int.or)
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