Procès Hissène Habré : la parole aux femmes
A Dakar, le procès pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité de Hissène Habré, président du Tchad entre 1982 et 1990, doit reprendre ce lundi (Ndlr : 9 novembre 2015). L’acte d’accusation ne comprend pas les charges de viol et d’esclavage sexuel, mais des femmes victimes de violences sexuelles témoignent. Un procès historique vu de l’intérieur du tribunal.
Certaines l’admettent expressément, d’autres de façon détournée. Les crimes allégués se sont passés il y a plus de vingt-cinq ans, mais les séquelles sur ces femmes demeurent. Toutes ont expliqué à la barre avoir été détenues arbitrairement, déportées, violées ou torturées. Humiliées, rabaissées, stigmatisées. Elles ont tout de même eu le courage de venir témoigner au procès à Dakar de Hissène Habré, l’ancien président du Tchad (1982-1990). Habré est jugé pour crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre par les Chambres africaines extraordinaires, tribunal spécial créé par le Sénégal et l’Union africaine.
L’une de ces femmes, Khadidja, m’avait toujours dit qu’elle avait été torturée à plusieurs reprises et détenue au palais présidentiel de Habré à N’Djamena. Elle m’avait aussi promis que le jour où elle serait face à l’ancien président, elle dirait ce qu’elle avait réellement vécu. Khadidja a tenu sa promesse.
Chaque victime appelée à la barre suit le même parcours. L’attente d’abord dans un hôtel de Dakar, puis l’attente dans une petite salle du palais de justice de la capitale sénégalaise. Un huissier vient vous chercher. Vous entrez dans la salle d’audience. Les lumières sont fortes, agressives. La salle est pleine de caméras : le procès est retransmis en direct sur internet et à la télévision tchadienne. A gauche, un public, parfois de plusieurs centaines de personnes, dont certaines qui sont là pour soutenir l’accusé. A droite, les magistrats : deux greffiers, trois juges, quatre procureurs, tous vêtus de longues robes rouges. Tous vous surplombent. Tous sont des hommes, à l’exception d’une procureure. L’huissier vous fait marcher en direction d’une personne habillée d’un grand boubou blanc, enturbannée d’un foulard blanc, lunettes de soleils vissées sur le nez. Assis sur un fauteuil en cuir, c’est l’accusé, Hissène Habré.
La scène est impressionnante, intimidante. Tout le monde a les yeux rivés sur vous. A cet instant, tout le monde prête attention à chacun de vos mots. On vous place au milieu de la salle, à environ cinq mètres de l’ancien «homme fort» de N’Djamena, au même niveau que lui, face au président de la Cour. A sa demande, vous entamez votre déposition.
Beaucoup commencent avec une voix faible, tremblante, hachée. Certains pleurent. Plus vous avez souffert, plus cet exercice semble difficile et douloureux. Jusque-là, les crimes sexuels n’avaient pas encore été évoqués.
Dans une lettre ouverte adressée le 16 octobre au président et au procureur général du tribunal, les représentants de dix-sept organisations, dont le lauréat du prix Sakharov 2014, le docteur Denis Mukwege, «l’homme qui répare les femmes», regrettaient l’insuffisante attention portée aux violences sexuelles dans le procès Habré. C’était sans compter sur quatre femmes impressionnantes de courage.
Toutes déclarent avoir été arrêtées par des agents du régime et détenues plusieurs mois dans les prisons de la Dds, la redoutable police politique, à N’Djamena. Certaines y ont été violées. Merami a témoigné avoir été électrocutée et torturée à son arrestation : «Quand on m’a mise en prison, j’étais presque mourante. Je n’ai reçu aucun soin, si ce n’est quelques comprimés.»
D’un ton assuré, dans un arabe tchadien mélodieux, Khadidja explique ses multiples arrestations, ses terribles conditions de détention, ses tortures. Elle n’a pas l’air intimidée. A peine commence-t-elle à évoquer des violences sexuelles que le président de la Chambre lui propose un huis-clos. Refus du témoin : «Non, je ne vais rien cacher, ils ont couché avec moi. Je peux même me déshabiller.» Plusieurs fois elle affirme être prête à montrer les endroits où elle aurait été poignardée, notamment aux jambes et au sexe avec un stylo. Aux questions du parquet, elle répond sans hésiter : «Hissène Habré m’a violée quatre fois.»
Face aux avocats commis d’office pour défendre Habré, qui remettent en cause la véracité de ses allégations, Khadidja rétorque : «C’est une honte pour moi de le dire, une honte pour ma famille, même ici c’est une honte de le dire. Je dis la vérité et Allah le sait. […] Hissène Habré m’a demandé de m’asseoir et une fois assise il m’a pris les cheveux, sur le sol» déclare-t-elle tout en mimant les gestes.
Comme Khaltouma, Haoua et Merami qui témoignent après elle, Khadidja a été déportée à Ouadi-Doum, aux confins du désert tchadien. «C’était une base militaire. Il n’y avait pas de civils. On vivait dans un hangar et on mangeait du gombo séché et du riz pas cuit», déclare Haoua, arrêtée à l’âge de 14 ans, alors que la Dds essayait de mettre la main sur sa mère qui résidait au Nigeria. «Les femmes des militaires n’étaient pas là. On lavait les uniformes, on préparait à manger.»
Khaltouma, ancienne hôtesse de l’air pour Air Afrique arrêtée alors que son avion faisait escale à N’Djamena, donne plus de détails sur leur vie dans ce camp militaire : «A Ouadi Doum, le soir, deux femmes sur six étaient utilisées à tour de rôle comme les esclaves sexuelles des soldats. C’est honteux. C’était prémédité, on nous administrait des médicaments pour ne pas avoir de bébé.» Merami, déportée avec sa fille, explique à la barre : «Elle a été violée plusieurs fois alors qu’elle n’avait que 12 ans.»
Le calvaire dans le désert décrit par ces femmes aurait duré un an. A leur libération, elles ont été emmenées au bureau du chef pénitencier à N’Djamena. Sur le mur, une image : «Il y avait un singe avec ses mains sur ses yeux, un singe avec les mains sur sa bouche et un autre avec les mains sur les oreilles. On nous a fait prêter serment devant cette image, et sur le Coran, de ne jamais raconter tout cela», indique Khadidja. Toutes ces femmes, comme d’autres détenus du régime avant elles, ont déclaré avoir eu à prêter un serment identique. Elles, en s’engageant dans la voie de la justice, ont décidé de briser ce serment.
La peur du regard que pourrait porter sur ces femmes la société tchadienne, pour laquelle ce sujet reste un tabou, n’a pas eu raison de leur détermination. Elles sont venues à Dakar pour expliquer à la justice et au monde l’horreur qu’elles ont vécue. «Maintenant que j’ai pu le voir silencieux alors qu’il était si fort, si puissant, je n’ai plus de haine», déclare Khaltouma à la Cour en parlant de l’ancien président tchadien. Alors que la défense de Habré, qui boycotte le procès, a qualifié Khadidja dans un communiqué de «prostituée nymphomane», cette dernière, après sa déposition, a simplement déclaré : «J’avais très peur au début et puis j’ai senti une force en moi qui m’a poussée à continuer mon témoignage. Je me sens plus légère.»
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** Henri Thulliez Chargé de mission sur l'affaire Habré pour Human Rights Watch
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