Quel devenir pour la négritude césairienne ?
Ce fut pour moi une joie intense et profonde pour moi d’arriver à Fort de France, le 23 juin 2006, pour célébrer le 93e anniversaire d’Aimée Césaire, de me trouver pour la première fois en Martinique et d’avoir été «mis en présence» de son fils le plus illustre : Aimé Césaire. Ce 22 juillet 2006 sera l’un des moments les plus forts et les plus importants de mon vécu professionnel, car il appartient à ces moments gravés en lettres d’or à l’échelle de toute une existence humaine, tout simplement. Césaire ? c’est la négritude debout pour reprendre l’expression qu’il utilisa pour Haïti, «…là où la négritude se mit debout…» Fait singulier, unique au monde que la victoire des esclaves sur leur maître. Unicité et universalité de l’expérience nègre.
La question de l’universalité est en effet cruciale, dès lors que l’on parle des droits de l’Homme, ou dès lors que l’on parle de la négritude qui, au fond, est l’expression d’une révolte symbolisant la singularité de la condition nègre, étant entendu que tous les opprimés, rejetés, victimes de l’iniquité, poètes insatisfaits du statu quo, tel Rimbaud d’Abyssinie, se rapportent à cette condition. Bien entendu, c’est à travers ce prisme que nous lisons et recevons, nous, la négritude césairienne.
Ecoutons tonner ce jugement sur Toussaint Louverture, celui par qui, nous redit notre très cher Aimé Césaire, « la négritude se mit pour la première fois debout », à Haïti. A la fin du Toussaint Louverture, nous lisons ceci : « Quand Toussaint Louverture vint ce fut pour montrer qu’il n’y a pas de race paria ; qu’il n’y a pas de pays marginal ; qu’il n’y a pas de peuple d’exception. Ce fut pour incarner et particulariser un principe ; autant dire pour le vivifier. Dans l’histoire et dans le domaine des droits de l’Homme, il fut pour le compte des nègres l’opérateur et l’intercesseur. Cela lui assigne sa place, sa vraie place. Le combat de Toussaint Louverture fut ce combat pour la transformation du droit formel en droit réel, le combat pour la reconnaissance de l’homme et c’est pourquoi il s’inscrit et inscrit la révolte des esclaves noirs de Saint Domingue dans l’histoire de la « civilisation universelle ».
Vous conviendrez avec moi que, au-delà des thèmes exprimés poétiquement, la pensée même de Césaire énonce des principes qui peuvent servir de viatique pour toute action en faveur de la protection et de la promotion des droits de l’Homme. Quel écho cette œuvre, cette vie de feu, pourrait-il avoir ? A ce propos, d’éminents chercheurs ont opposé différents chemins de la négritude, celle insurrectionnelle, intellectuelle, césairienne, haïtienne, noire–américaine à la Marcus Garvey ou à la Malcom X, pourrait-on dire, et celle religieuse, rurale, du Brésil.
St Clair Drake se demandait en 1979, lors du Premier Institut d’Etudes de la diaspora africaine, à l’université noire de Howard, (Etats Unis) sur l’étude de la diaspora africaine : "Faut-il faire un effort pour insérer les Brésiliens noirs dans le réseau des relations panafricaines ou faut-il accorder à leur manière de vivre leur négritude, plus paroissiale (parochial), une légitimité propre ? " Roger Bastide se posait la même question à la fin de son livre sur Les Amériques noires (« les chemins de la négritude »), lorsqu’il opposait un chemin de la négritude vécue, enracinée, rurale, à une autre, celui des villes et de leurs prolétariats noirs ou des intellectuels, tous déracinés. Certains chercheurs ont ainsi voulu voir récemment, dans la religiosité afro-brésilienne et dans son expansion aux Etats–Unis, une revanche de cette négritude, un « panafricanisme « rituel ».
Outre le fait que, dans une certaine mesure, le Brésil est le premier pays « africain » de la diaspora, ou du monde, par sa taille, ses ressources et sa population, la singularité des luttes d’émancipation des Noirs du Brésil, d’hier a aujourd’hui, est un champ de réflexion important car il permet d‘éclairer et d’appréhender le rôle et la place du Brésil dans la négritude et le panafricanisme. Il permet de considérer différentes "cultures politiques" au sein de ces mouvements littéraires et politiques.
Je voudrais rappeler que, alors qu’il résidait au Brésil dans les années 1950, René Depestre fut interpellé poétiquement par Césaire, pour avoir défendu le choix formaliste de son camarade Aragon. C’est à la révolution haïtienne que se réfèrent ces fameux vers du poème « le verbe marronner » : « C‘est une nuit de Seine et moi je me souviens comme ivre du chant dément de Boukmann accouchant ton pays au forceps de l’orage ».
Tout le recueil Noria, paru il y a trente ans (1976), exprime d’ailleurs la perception par Césaire d’une négritude brésilienne, notamment à Bahia. Cette perception s’attache aux traits d’africanité brésilienne, mais cela n’exclut pas son lien direct, sans équivoque, avec, par exemple, Zumbi de Palmares, le plus grand des « marrons », des fondateurs de Quilombos. Ce héros national brésilien est en effet un résistant à la manière de Toussaint Louverture.
En ce qui concerne l’époque contemporaine, le professeur Mamadou Diouf, dans sa très importante communication à la CIAD (I), rappelle que jusqu’en 1956, à l’occasion du Premier Congrès des écrivains et artistes noirs, à Paris, il n’y eut pas de délégués brésiliens ou même sud-américains aux grandes rencontres panafricaines. C’est Jorge Amado qui participa aux travaux du fameux Congrès de la Sorbonne.
Cependant, dans un témoignage que Mme Elisa Larkin Nascimento, épouse du vénérable Abdias do Nascimento, m’avait adressé par courrier électronique, le 22 février 2006, elle soulignait que la négritude avait été toujours présente dans le combat de Abdias do Nascimento, depuis la fondation du Théâtre expérimental noir (TEN) en 1944. Voici ce qu’elle m’a écrit :
"Fondamentalement, je dirai que la place de Léopold Senghor (sic) et de la négritude dans notre pensée et notre lutte est, historiquement, majeure (prominent). Plus récemment ils sont un point de référence essentiel. Abdias do Nascimento, Guerreiro Ramos et le TEN étaient les principales, peut-être même les seules voix dans le Brésil des années 1940 et 50 qui défendaient les positions de la négritude dans un pays où ce terme provoquait des sursauts d’indignation et d’horreur. Il est vrai que la Négritude qu’ils embrassaient était adaptée au langage brésilien et de certaines réalités spécifiques aux Africains du Brésil, mais la référence au mouvement de la négritude était toujours là.
La délégation officielle au Festival mondial des Arts nègres de 1966 exclut Abdias et le TEN, et délégua des intellectuels blancs pour représenter la nation au nom des Africains – Brésiliens (African - Brazilian). Vous connaissez sans doute la lettre ouverte adressée par Abdias au Festival, publiée par Alioune Diop dans Présence Africaine. Parfois la critique était biaisée, du fait d’une posture idéologique tendant à ignorer les réalités africaines spécifiques dans le monde, comme l’expérience des leaders panafricains tels que George Padmore et C.L.R James le montre très bien.
Nous aurions plutôt tendance à nous identifier avec les voix d’Aimé Césaire et de Léon Gontran Damas que Senghor, en raison de certaines dimensions politiques des positions de Senghor, particulièrement en ce qui concerne l’Académie française et vis-à-vis de Cheikh Anta Diop. Cela, bien sûr, est un tableau très simpliste pour un problème complexe. J’espère vous avoir été utile ».
Ce n’est qu’un témoignage, mais il a le mérite d’exprimer sans équivoque comment la négritude, dans un contexte de déni, de dénégation de violences symbolique et physique, a été une »arme miraculeuse » pour les victimes afro-descendantes et leurs alliés.
Pour moi, c’est le devenir actuel de cette négritude fondée sur et par la résistance aux discriminations, de toute nature, et aux violations des droits de l’Homme, de tous les hommes, qu’ils soient indiens, d’origine européenne, noirs, qui se pose. C’est la recherche de solutions politiques et institutionnelles telles que, par exemple l’expérience pionnière du SEPPIR (le Secrétariat brésilien a la politique de promotion de l’égalité raciale), ou pourquoi pas la refondation de l’Institut des peuples noirs au Burkina Faso. Puisse-t-il en effet se muer en Institut des peuples d’Afrique et de la diaspora dans lequel la parole incandescente de l’Osiris Césaire viendrait en écho à tous les immortels du panafricanisme.
* Lazare Ki Zerbo est membre du Comité international Joseph Ki-Zerbo
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