Réflexions sur Durban 2001 et après : Les urgences à combattre le racisme

Une décennie après l’historique Conférence mondiale contre le racisme, à Durban, les questions soulevées restent urgentes et pertinentes en dépit de l’opposition occidentale. Pour Pierre Sané, «Durban a clos une ère commencée par Christophe Colomb et a demandé une nouvelle lecture de cette période de notre histoire commune.» Ceci en tenant compte du fait que, sous des formes et justifications diverses, « le racisme qui persiste à réinventer sa justification et son mode d’expression».

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Les Nations Unies étaient prêtes à tenir une conférence de suivi lors de l’Assemblée générale de septembre, afin de commémorer, le 22 septembre, le 10ème anniversaire de la Conférence mondiale contre le racisme (CMR). La rencontre de 2001 avait eu lieu à Durban (Afrique du Sud) à la fin août et au début septembre 2001. C’était quelques jours avant l’attaque terroriste du 11 septembre qui a démoli les deux Tours de Manhattan, New York, et causé presque 3000 morts. Dix ans plus tard, la controverse fait toujours rage.

Les Etats-Unis n’avaient pas manqué d’annoncer qu’ils ne participeraient pas à la conférence de suivi, arguant qu’il s’agissait d’une conférence de la "haine". Le Canada et Israël avaient également annoncé qu’ils boycottaient le Sommet. Aucune autre réunion des Nations Unies n’a causé des réactions aussi négatives de la part de l’Occident.

Il y a dix ans, la conférence de Durban s’était terminée par le retrait spectaculaire des délégations des Etats-Unis et d’Israël, outrées, apparemment, par le fait qu"Israël était seule à être pointée du doigt" et par le faire de voir dire que sionisme rimait avec racisme. Les pays européens ont aussi menacé de se retirer mais avaient fini par négocier une déclaration et un plan d’action auquel ils pouvaient s’accomoder.

A cette conférence, j’ai conduit à une délégation de l’UNESCO, après avoir participé à sa préparation en ma qualité de secrétaire général d’Amnesty International (AI). A ce dernier titre j’ai aussi conduit d’autres délégation d’AI à d’autres conférences sur les droits humains, y compris celles de Vienne (1993), de Beijing pour le droit des femmes (1995) et de Rome pour la création du Tribunal Pénal International (TPI) en 1998. Toutes ces conférences se sont achevées avec des déclarations et des plans d’action, adoptés par consensus après des débats nourris. Ce fût également le cas pour Durban. Alors, où est le problème ?

A mon avis, ces attitudes s’expliquent par le fait que pour la première fois les pays occidentaux ont été mis sur la défensive. Alors que dans les conférences précédentes ils se voyaient comme les champions des Droits de l’Homme, occupés à promouvoir un programme de droits humains globaux progressiste, à Durban il leur a été demandé des comptes pour les atrocités du passé perpétrées contre les peuples du Sud. Le génocide des populations autochtones dans les Amériques, la traite transatlantique des esclaves, les guerres d’occupation coloniale et l’expropriation, autant de fait à propos desquels il a été démontré que leurs actes reposaient sur une idéologie raciste qui ont structuré le monde inégal que nous habitons aujourd’hui. La persistance du racisme de nos jours est considérée comme étant l’héritage de siècles d’expansion et de brutalité européennes. L’Europe et l’Amérique du Nord ont donc été sommées de présenter des excuses et de payer des dommages et intérêts aux descendants des anciennes victimes, ce à quoi ils ont objecté.

L’autre grand contentieux est lié aux résultats des débats du forum de la société civile et à leur rejet par la Haut Commissaire aux Droits de l’Homme, en raison de "langage inapproprié". Le forum des organisations non gouvernementales (ONG) a déraillé principalement en raison du conflit israélo-palestinien, au cours duquel les débats ont généré des accusations "d’antisémitisme" qui ont entraîné le retrait de quelques-unes des ONG internationales et juives présentes.

Ceci, ajouté aux retrait des Etats-Unis et d’Israël, a été amplifié par les médias occidentaux qui se sont empressés de qualifier tout le processus de Durban "d’échec", sans attendre le résultat de la conférence gouvernementale. Il s’en est suivi que les travaux de quelques 6000 groupes qui ont participé à la préparation de la conférence n’ont pas été soumis et examinés par le forum intergouvernemental, qui a finalement omis de reconnaître les discriminations endurées par les Palestiniens, ou par ceux provenant de pays à systèmes de castes comme l’Inde, le Japon ou l’Afrique de l’Ouest. Le forum a également omis de considérer le sort des Noirs vivant dans les pays arabes.

Néanmoins, de nombreuses victimes "invisibles" se sont montrées à la Conférence mondiale. Apparemment sans importance, mais néanmoins significative, une délégation de pygmées est venue rendre publique la menace que font peser sur leurs sociétés les guerres en Afrique centrale. Les Afros-Latinos ont aussi parlé de leurs souffrances. La présence de délégations de Rom, de Gitans, de Sindis et d’autres gens du voyage – tous victimes d’un racisme ignoré par la communauté internationale- ont pu, grâce à leurs liens avec des ONG , se faire entendre lors de la déclaration finale et le plan d’action. De nombreuses autres victimes ont été clairement identifiées. C’est maintenant le tour des gouvernements et des ONG de faire quelque chose pour elles. Pour ces victimes-là, il y a eu un progrès notable grâce à la conférence de Durban.

La conférence de Durban a été la troisième conférence mondiale contre le racisme. Elle fait suite à deux précédentes conférences concentrées sur la lutte contre l’Apartheid. La conférence de Durban en Afrique du Sud devait donc être une célébration de la fin du racisme institutionnalisé en même temps que la reconnaissance du fait que le racisme était en hausse dans différentes régions du monde sous diverses formes d’apartheid social et urbain, basé sur la discrimination structurelle qui est de nature raciste, que ce soit explicite ou implicite et même sans en référer aux aspects raciaux. En d’autres termes le racisme réinvente ses justifications et modes d’expression à l’heure où il est défait par la science, l’éducation et la raison. La mobilisation s’avère donc cruciale parce que, au bout du compte, le racisme est l’expression du doute quant au principe de l’égalité des humains et que nous avons tous à rendre compte pour chaque vie. Le racisme est la négation des droits humains et l’expression la plus dangereuse de ce déni parce qu’il peut mener au crime le plus abominable qui est celui du génocide. Raison pour laquelle, à l’orée du 21ème siècle qui s’ouvre sur toutes sortes de dangers et de confrontations, cette conférence était tellement importante.

Peu importe l’évaluation que l’on fait de la conférence de Durban. Elle a eu le mérite de mobiliser au niveau international sur la question du racisme au début du 21ème siècle en établissant un cadre permettant de combattre les formes contemporaines de racisme et de les inscrire dans l’agenda global, deux éléments moraux et politiques liés, qui influenceront les débats et la lutte contre le racisme pour les années à venir : "assumer la responsabilité du passé" et " la structure raciste des Etats occidentaux"

En réponse à la demande de réparations, contenue dans le document préparatoire de la conférence, la réaction de nombreux gouvernements occidentaux peut être résumée de la façon suivante : "Il ne devrait pas être attendu des générations actuelles d’assumer la responsabilité de crimes commis par le passé". Ceci est compréhensible, compte tenu du fait que la liste des crimes et injustices non réparées commis par l’Europe remonte à la période de l’assaut donné suite à la"découverte du nouveau monde", qui a permis l’énorme enrichissement des nations occidentales au détriment du Sud global et des inégalités persistantes qui résultent du passé. Toutefois, pour les nombreux descendants et successeurs des victimes, les griefs historiques sont devenus le point focal de leurs exigences de réparation et le besoin de restitution est devenu une partie importante du débat national politique et de la diplomatie internationale.

Dans ses riches travaux, [1] Janna Thopmson argumente que les obligations historiques de réparation s’enracinent dans le concept selon lequel une société ou une nation, en tant que "communauté intergénérationnelle", a des obligations intergénérationnelles d’honorer les engagements de leurs prédécesseurs et de réparer leur actes passés et leur manque de respect à l’égard d’autres nations. C’est ce lien moral entre les générations qui permet à une société politique d’agir justement dans le monde des nations. Comme nous acceptons aujourd’hui avoir des devoirs à l’égard des générations futures, en particulier en ce qui concerne la durabilité de la gestion de l’environnement, nous devons assumer la responsabilité pour les actes et les engagements de nos prédécesseurs.

En ce qui concerne les descendants des victimes, ils ont droit à l’héritage qui a été confisqué à leurs ancêtres (par exemple la terre) en raison de "l’intérêt transcendant une vie" des individus et en raison des torts subis par leur lignée. De plus, l’équité demande que ceux qui bénéficient des résultats d’interactions injustes partagent avec ceux qui ont subi les pertes. Ceci est un requis moral qui gagne du terrain

Cette problématique a été mise sur la table dans une arène mondiale pour la première fois, avec la conférence de Durban. Dès lors elle va planer sur tous les débats de droits humains et va affecter négativement l’autorité morale des pays occidentaux à moins que la question soit traitée de façon à promouvoir la justice et la réconciliation. A cet égard, la conférence de Durban peut être considérée comme le début formel d’un processus, compte tenu du fait que la déclaration finale reconnaît que la traite des esclaves et l’esclavage constituent une crime contre l’humanité et qu’il y a donc "une obligation morale" à payer des réparations financières pour les injustices commises.

Ceci est à l’origine de nombreuses actions. Les Hereros de Namibie ont intenté un procès au gouvernement allemand pour génocide et pour ce qu’ils considèrent comme une répétition générale des camps de concentration nazis en Allemagne au cours de la 2ème Guerre Mondiale. Les familles des Mau Mau ont poursuivi en justice le gouvernement britannique pour les crimes coloniaux commis dans les années 1950 et 60. Les Américains noirs exigent des excuses et des réparations pour l’esclavage, un crime qualifié lors de la conférence de Durban de crime contre l’humanité et donc imprescriptible. Le gouvernement algérien a fait de la reconnaissance des crimes commis au cours de la période coloniale une condition à l’amélioration des relations avec la France. Les peuples autochtones en Australie et en Nouvelle Zélande ont repris le combat pour la restitution de leurs terres avec une nouvelle vigueur.

La conférence de Durban a clos une ère commencée par Christophe Colomb et a demandé une nouvelle lecture de cette période de notre histoire commune. La nouvelle ère commence avec l’ouverture de toutes les archives comme l’a demandé l’UNESCO lors de la conférence.

Le deuxième point concerne la tendance migratoire du Sud au Nord et la gestion de la diversité. Allant au-delà des extrêmes du nazisme et de l’Apartheid sud africaine, Goldberg, dans son livre intitulé "The racial state" [2], définit le rôle de l’Etat moderne (occidental) comme la production et la reproduction d’une homogénéité politique, sociale et culturelle et d’une identité pour garantir la reproduction d’une communauté de même nature face à l’hétérogénéité globale croissante. Afin de parvenir à ses fins, l’Etat fait usage de son pouvoir pour exclure (la forteresse Europe) et, par extension, pour inclure, toutefois selon des termes d’ordre raciaux, assisté par les moyens offerts par la loi et la politique ainsi que par un appareil bureaucratique, inventant des histoires et des traditions, des cérémonies et un imaginaire culturel. Ceci est même plus nécessaire lorsque l’individualisme croissant combiné à une culture globalisée qui qui menace l’identité nationale" conduit des Etats (France) à organiser un débat public sur l’identité nationale.

Les récents débats en Europe sur le multiculturalisme (Allemagne et Grande Bretagne), la place de l’islam (Pays-Bas), le voile en France et l’intégration de migrants de deuxième génération, pointe vers une pratique persistante qui consiste à considérer "l’autre comme une menace" contre la cohésion sociale fondée sur le soi-disant identique préalable. Dans ce processus, la contradiction des classes est transcendée afin de protéger une inégalité croissante dans la distribution de la richesse en faveur des riches en créant, au travers de l’identité construite et reconstruite, les catégories de "nous" et "les autres". En ce qui concerne "les autres", ils sont sommés de s’intégrer, de renoncer aux attributs de leur identité, de répudier leur "communauté" et leur religion et de devenir invisible. Ils sont confinés dans des ghettos, peuplent les prisons et forment une nouvelle catégorie de citoyens de deuxième zone. Ceci s’accompagne bien sûr du coup de projecteur sur les quelques individus qui émerge de la "diversité", en politique et dans d’autres domaines de la sphère publique (média, la mode, le sport, etc.) Ce sont là, après tout, des démocraties libérales et l’illusion des droits égaux doit être maintenue

La question de la réglementation et l’intégration des migrants est resté un point central du processus post-Durban comme le montre un récent rapport d’un groupe de travail qui préparait la commémoration de Durban+10. Les recommandations formulées dans ce document (de la ratification de la gestion des migrations, à l’approche de la gestion de la migration sous l’angle des droits humains, des campagnes d’informations visant à éliminer les stéréotypes à quelque chose de plus que les conditions d’emploi) continue de poser de sérieux défis au concept fixe et statique de la citoyenneté et donc à l’Etat racial.

Goldberg déclare que ce sont là des défis qui remettent en cause les fondements même des conditions constitutives de l’Etat et il demande : "Le prédicat d’un Etat peut-il être une supposition d’hétérogénéité ? Un Etat peut-il être ouvert au flux, pas seulement de capital, mais d’êtres humains reconnus égaux aux sensibilités identiques, dans des termes d’égalité, comme faisant partie du corps politique ?" Ceci ne se produira pas à moins d’un mouvement social vigoureux défendant l’intérêt général. La conférence de Durban, avec son impressionnante mobilisation des organisations de la société civile, qui a débattu passionnément et construit un réseau transnational, est une manifestation claire de l’avènement d’un tel mouvement.

On le voit, la conférence de Durban a fait confluer le passé, le présent et le futur en prenant à bras le corps le problème du racisme et de la discrimination. Même si au cours de ces réflexions, je me suis surtout intéressé à l’Europe - où je vis actuellement- les participants au processus de Durban, en particulier les représentants de la société civile, ont abondamment éclairé les diverses formes de discrimination qui continuent de défigurer les relations sociales dans toutes les parties du monde. La lutte n’est donc pas seulement une lutte globale qui a cours dans tous les pays qui forment et dominent les relations globales, mais aussi un combat qui doit se dérouler localement.

La conférence de suivi de 2009 a produit un document édulcoré. Celui résultant de la conférence de septembre 2011 ne devrait guère être meilleur. Mais au final, ce qui importe c’est la mobilisation continue des organisations de la société civile, et plus important encore, la mobilisation des victimes du racisme afin qu’elles défendent leurs droits humains et rejettent la déshumanisation

En dernier lieu, permettez-moi de citer Nadine Gordimer, le célèbre écrivain d’Afrique du Sud, citation extraite de son roman "The house gun", concernant Harold et Claudia Lindgard : "Les Lindgard n’étaient pas racistes, si par racisme on entendait la révulsion qu’on aurait éprouvée au vu d’une couleur de peau autre que la sienne, croyant ou voulant croire que quiconque n’est pas de votre couleur, de votre religion ou nationalité est intellectuellement ou moralement inférieur. Pourtant aucun d’entre eux n’a rejoint un mouvement, n’a protesté, manifesté ouvertement pour défendre ces convictions. Ils se considéraient simplement comme n’étant pas ce genre de personne comme s’il s’agissait là d’une détermination immuable, comme un groupe sanguin, plutôt qu’un manque de courage".

De même Martin Lüther King était indigné par le silence des "bonnes gens" face à d’innommables injustices. L’indignation et l’action de tous seront requises si l’on veut défaire le racisme et protéger les droits humains basés sur la dignité et l’égalité.

C’est ce que signifie être humain.

* Pierre Sané est un distingué professeur invité à Doshisha University, à Kyoto, au Japon – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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Notes :
[1] Janna Thompson. Taking responsibility for the past Polity Press 2002
[2] David Goldberg : the racial state. Blackwell 2002