Randela : la monnaie sud-africaine à l’effigie d’une icône

Les nouveaux billets de banque ont ramené l’héritage de Nelson Mandela à son point de départ : un symbole d’argent et de liberté pour ceux qui en ont les moyens.

De nombreuses personnes qui ont été critiques à l’égard de l’héritage de Nelson Mandela ont été indignées par la décision de la South African Reserve Bank de faire figurer l’image de l’icône sur les billets de banques sud africains. Pour d’aucuns, les capitalistes et les officiels du gouvernement se sont appropriés Madiba.

Comme pour conforter la volonté de notre gouvernement d’exploiter "le père de la nation", l’image de Madiba se retrouve maintenant non pas sur un billet de banque, mais sur tous les cinq billets de Rand sud africain. Et on semble avoir oublié que d’autres héros de la lutte contre l’apartheid méritent d’être reconnus ! Mettez donc votre nouveau billet devant une source lumineuse et vous verrez Nelson Mandela en filigrane masqué. C’est la garantie de son authenticité. Ici pas de faux semblants : le gouverneur Gil Marcus a simplement élevé notre propre Jésus/Gandhi/Luke Skywalker a un degré le plus élevé de notre société moderne. Il est devenu le patron de la "main invisible" du capital.

A l’heure qu’il est, il est à peu près certain que tout le pays a déjà vu les nouveaux billets de banque sud-africains, rendant étrange le fait que la Reserve Bank se sente obligée de faire de la publicité pour cette édition. Une affiche publicitaire proclamait ainsi : "Des nouveaux billets de banque aussi uniques que Nelson Mandela lui-même". Comme si une personnalité complexe comme un être humain pouvait se réduire à quelque chose d’aussi superficiel et d’ordinaire que du papier monnaie. Sans fausse timidité dans son auto-promotion éhontée, Gil Marcus aurait déclré que Madiba "est enchanté par toute cette affaire". Par le dessin et tout ! Et qu’en serait-il s’il réprouvait la chose ? En public, Mandela a constamment critiqué la façon dont d’autres l’ont élevé au niveau de saint vivant. Un messie peu enthousiaste à l’image de Brian dans Monty Python.

Il est vrai que le désir d’un messie est profond. L’une des véritables faiblesses de la United Democratic Front et du mouvement syndicaliste des années 1980 a été précisément de se reposer sur Mandela et d’autres icônes de la lutte, comme étant nos sauveurs. Pourquoi est-ce que Mandela se permettrait de devenir le Jules César de l’Afrique du Sud, le premier empereur romain à avoir été immortalisé sur une monnaie ?

Nombreux sont ceux parmi nous qui sont critiques à l’égard de l’héritage de Nelson Mandela, qui sont irrités et même indignés par la décision de la South African Reserve Bank de faire figurer son image iconique sur notre papier monnaie. Pour certains, Madiba, icône de la lutte anti-Apartheid, intrépide combattant pour la liberté qui a passé des années en prison au nom de la Freedom Charter qui n’a toujours pas été mise en oeuvre, est encore davantage accaparé par les capitalistes et les officiels gouvernementaux qui servent un agenda complètement différent.

Décorer le nouveau Kruger Rand pour stimuler AngloGold : sortir pour la finale de la Coupe du monde pour endosser Sepp Blatter, sa Fifa et l’argent de son cartel qui fait des rondes joyeuses ; légitimer la cupidité et le matérialisme des rivages de la ville du Cap et du Mandela Square de Jonannesburg,… l’héritage de Madiba semble avoir été déformé en quelque chose de bien différent de ce qu’il représentait durant la lutte.

C’est une chose de faire usage de l’héritage de Mandela à des fins non lucratives (le Nelson Mandela Children’s Fund ou la Campagne 46664) disent certains critiques. Mais c’en est une autre de faire du profit avec notre icône de la lutte la plus aimée. Mandela est devenu un nom commercial dont on abuse dans la poursuite du profit plutôt que de profiter à tous les Sud-Africains. Des cyniques comme l’écrivain Benjamin Fogel ont immédiatement noté l’ironie lorsqu’on utilise des Randela pour acheter sa drogue ou pour payer sa visite dans une boîte de strip- tease. Il remarque que nous pourrions bientôt entendre des jargons poignants comme : "Yo ! cent ‘dibas pour votre truc de me sucer ? Juste ?" et "Ek Het tenty ‘dibas vir jou tik !"

Mais qui est Nelson Mandela, l’homme derrière l’image ? Quelle est la vraie personne derrière la légende ? Ceux qui se lamentent sur l’appropriation de l’image de Madiba ne réalisent pas que le Randela est le couronnement de la philosophie politique de Nelson Mandela. Malgré les rapports qui veulent que Mandela ait été secrètement membre du Parti communiste sud africain et à l’opposé de la stratégie du National Party qui s’efforçait d’alimenter une hystérie anti-communiste, Mandela a été le leader de ce qui était la Youth League de l’ANC, ouvertement anti-communiste, qui a plus tard fait alliance stratégique avec le Parti communiste sud africain. Comme "jeune lion", il a fait des déclarations pro-capitalistes dès les années 1950.Tout au long de la majeure partie de la lutte, il s’est considéré comme un nationaliste. Malgré son remarquable courage et ses principes comme leader contre l’Apartheid, à l’heure où il est entré par la petite porte en négociations avec le gouvernement de l’Apartheid, Mandela défendait déjà une "troisième voie" : le libéralisme économique qui soutient un agenda de semi protection sociale.

En d’autres termes, avec le soutien de gens comme Cyril Ramaphosa, Thabo Mbeki et Joe Slovo, et au nom d’un "compromis", le programme économique de Mandela a solidement pris position en faveur du capitalisme. L’économie a été libéralisée, les services gouvernementaux confiés à des acteurs privés et le Programme de reconstruction et de développement interventionniste s’est transformé résolument en une stratégie de laisser faire macroéconomique de Growth Employment and Redistribution (croissance de l’emploi et redistribution), connue sous l’acronyme de Gear.

Sachant que la base de l’ANC et les militants syndicaux résisteraient au programme Gear, Mandela a pris la précaution de le présenter comme "non négociable", coupant court aux débats de l’alliance tripartite. Après 1994, Mandela a travaillé sans relâche pour garantir que l’Afrique du Sud serait attirante pour les investisseurs. Il a suivi les prescriptions économiques du Fond monétaire international (Fmi) et la Banque Mondiale et a courtisé l’argent étranger dont une partie avait été complice de l’Apartheid dont il a profité. L’implantation du Black Economic Empowerment (Bee) durant son mandat présidentiel devait permettre d’acquérir la loyauté d’une classe moyenne nationale noire avec laquelle ces compagnies étrangères coupables pourraient mener des affaires sans culpabilité, au nom du développement de la nation

Pourtant il y a encore une autre raison centrale pour l’implantation du Bee comme compensation de la libéralisation de l’économie. Pendant que cette libéralisation devait stabiliser le rand et sécuriser l’économie sud-africaine pour le capital, il devait permettre d’éviter le mécontentement des masses en co-optant des Sud Africains noirs susceptibles de grimper dans l’échelle sociale, en particulier les syndicats gauchistes et les chefs de l’Anc pour leur permettre d’accéder à la caste capitaliste.

Les Sud Africains pauvres ont été mis de côté par le leadership radical qui s’est graduellement constitué au cours des années 1980. La politique populaire a ainsi été démobilisée par le Bee et d’autres programmes qui donnaient du pouvoir aux cadres de l’Anc, du parti communiste sud africain, du Congress of South African Trade Unions (COSATU) et de la South African National Civic Organisation (SANCO). Cette combinaison entre le libéralisme et le Bee n’a guère réussi à construire une société heureuse, saine, sûre et soucieuse des gens. Avec un taux de chômage d’environ 40%, des millions de familles sud africaines vivent dans des taudis, dépossédés de leurs terres, les systèmes de santé et d’instruction publique restent défaillants et nous sommes loin d’approcher des critères définis par l’Anc dans son propre Freedom Charter.

Un examen plus attentif de l’ère post 1994 montre que ce ne fût pas une révolution. On a plutôt assisté à un grand compromis entre le capital blanc (avec Cecil Rhodes comme icône) et le capital noir à venir sous l’effigie de Mandela. D’où la Place Mandela Rhodes, un nom approprié pour un hôtel du Cap. Cette ère a tenu à l’écart la révolution et a fermé les espaces de libération qui s’étaient répandus au cours de la lutte.

Il est donc tout à fait adéquat que notre monnaie ait maintenant associé le Rand (le cœur du symbole du capitalisme sud africain) à Mandela (l’icône de la transition politique vers une démocratie capitaliste libérale) Le Randela fait parfaitement sens à toute personne capable de distinguer la rhétorique de la véritable politique de Nelson Mandela et de l’Anc. Le Randela est l’aboutissement des politiques excessives et insouciantes de marché dans la période qui a suivi la fin de l’Apartheid et qui ont été présidées par Tata Madiba

Il est grand temps que nous commencions à démonter le mythe de Nelson Mandela. Il n’est plus notre Madiba, même s’il y a eu de la valeur dans son rôle contre l’Apartheid. Il est maintenant notre Randela : un symbole d’argent et de liberté pour ceux qui en ont les moyens. Le Randela sera un symbole d’inégalité massive à une échelle inconnue dans le monde entier, à l’exception peut-être de la Namibie voisine, et la représentation d’un pays légalement pillé par les immenses conglomérats miniers certifiés par le Bee, mais aussi par l’implication du propre petit-fils de Mandela dans les Aurora Mines.

En fait, là, l’ironie est patente : le propre petit-fils de Mandela, Zondwa, et le neveu du président Zuma, Khulubuse, ont abandonné des mineurs de fond à leur sort lorsque l’Aurora Empowerment Sytems est entré en liquidation.. Durant deux ans les deux compères ont refusé de payer à lrutd propres travailleurs les ‘dibas qu’ils méritaient et doivent maintenant faire face à des plaintes devant la justice en même temps qu’ils lâchent les voyous à leur solde, comme les Big Brother "Bad Brad" de sinistre notoriété, pour descendre les travailleurs qui demandent un salaire décent.

Le salaire journalier d’un valet de ferme n’est que de 70 Randela dans le Western Cape. Qui d’autre que Randela peut donc être qualifié de nouveau visage de l’inégalité et de l’oppression en Afrique du Sud ?

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** Jared Sacks est un militant pour la justice sociale basé au Cap. Il est aussi un fondateur de l’organisation à but non lucratif Children of South Africa. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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