Samir Amin, itinéraire et convictions d’un intellectuel et d’un politique
Dans cette interview, Samir Amin revient sur les influences qui ont façonné sa vision du monde qui, bien que se situant dans le cadre du marxisme, développe des approches de rupture. Président du Forum du Tiers Monde, Amin pense que «la critique du passé doit toujours être vue comme une contribution à la transformation de l'avenir et pas du tout une capitulation». Et il s’y emploie avec constance depuis plus d’une cinquantaine d’années.
AMADY ALY DIENG : Dès la soutenance de votre thèse en 1957 à Paris, vous avez adopté une prise de position intellectuelle qui vous a amené à considérer le capitalisme comme un système mondial. Pouvez-vous nous retracer votre trajectoire personnelle, intellectuelle et politique ?
SAMIR AMIN : Je suis un animal politique et je ne peux pas séparer ma trajectoire personnelle de ma réflexion intellectuelle, et de mes comportements et options politiques. J'ai rappelé dans mes mémoires qui ont été publiés en anglais : "A Life looking forward", comment se sont combinés ces attitudes et trajectoires personnelles, la réflexion intellectuelle et les comportements politiques.
Je dois dire que j'ai très tôt, dès l'adolescence, pris une triple position inséparable pour moi, qui a constitué ma base de départ. D'abord, un refus de l'injustice sociale que je voyais autour de moi dans la société égyptienne, de la misère des classes populaires face à l'opulence et au gaspillage des classes riches. Je les ai toujours refusés. Cela été un point de départ de ma révolte sociale.
Deuxièmement, mon adolescence se trouvait être pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et sans doute, ma famille a joué un rôle. J'avais adopté une attitude résolument anti-fasciste, anti-nazi, n'acceptant pas du tout ce que certains autres Egyptiens acceptaient, en considérant que l'ennemi de ennemi était mon ami et donc que l'ennemi de la Grande Bretagne était mon ami. J'étais résolument anti-nazi et anti-fasciste, ce qui m'a amené à développer très tôt beaucoup de sympathie pour l'Union Soviétique qui conduisait la guerre contre les nazis.
Troisième dimension : la révolte contre la domination impérialiste britannique.
L'association des trois m'a amené très rapidement sur les positions qui sont toujours restées les miennes depuis. Mais ceci étant la base de départ, c'est dès la période pendant laquelle j'ai fait mes études supérieures à Paris, immédiatement après la Guerre qui a été décisive; j'étais un militant très actif dans les mouvements anticolonialistes de l'époque.
Mais aussi, j'ai développé très tôt une vision du monde qui, bien que se situant dans le cadre du marxisme auquel j'adhérais et auquel je continue à adhérer, était une vision tout à fait en rupture avec la vision dominante du marxisme de l'époque, qui s'est traduite dans ma thèse de doctorat. Celle-ci a été soutenue en 1957, donc pratiquement rédigée entre 1954 et 1956. Et le titre lui-même : "L'accumulation à l'échelle mondiale", résumait, d'une certaine manière, cette prise de position intellectuelle, qui était à l'époque tout à fait nouvelle. C'est-à-dire de considérer le capitalisme comme un système mondial. Et de considérer donc, que développement et sous-développement étaient l'endroit et l'envers de la même expansion du capitalisme mondial et non pas du tout le sous-développement vu comme un retard.
Je dirais, sans fausse modestie, que j'étais un anti-Rostow avant que Rostow n'écrive son livre sur les étapes du développement. Et je dirais aussi que les positions prises par André Gunder Frank et Wallerstein ont rejoint les miennes. J'ai conservé ce point de vue. Ça a été la ligne centrale, l'axe
central de tout ce que j'ai pu produire comme réflexion sur l'évolution du système mondial, sur les défis du développement, sur l'appréciation des expériences, quelles soient socialistes ou autres face à ce défi. Ça, c'est mon idée centrale, j'insiste là-dessus. Non seulement le capitalisme est un système mondial. Mais c'est un système mondial qui est impérialiste par nature, en ce sens qu'à toutes les étapes de son développement, depuis la conquête des Amériques au XVIe siècle, c'est un système qui a produit, reproduit et approfondi, de période en période, la polarisation, ce que j'ai appelé le contraste "centre-périphérie".
Par conséquent, l'impérialisme n'est pas un phénomène récent, par exemple lié au passage au monopole du capitalisme à la fin du XIXe siècle, comme Lénine l'a analysé. Mais un phénomène généralement beaucoup plus ancien. C'est une idée fondamentale, parce que, pour moi, l'expansion mondiale du capitalisme réellement existant - j'oppose le capitalisme réellement existant au capitalisme imaginaire des économistes libéraux - est associée à toutes les étapes de son développement à la polarisation. Bien sûr, le capitalisme, dans son expansion mondiale, et l'impérialisme sont passés par des phases successives, chacune avec leurs particularités. Et donc les formes de la "polarisation centre-périphérie" et les formes de l'impérialisme par lequel elles s'expriment ont changé, ont évolué. Mais,
jamais dans le sens d'une réduction de la polarisation, toujours dans le sens d'une aggravation de la polarisation. Ainsi le système a toujours été un système impérialiste.
J'insiste sur ce point parce que je ne suis pas le seul à le soutenir, c'est la raison pour laquelle je me suis retrouvé proche de ce qu'on appelait "l'école dépendantiste" de l'Amérique latine. Mais celle-ci ne s'est
constituée que dans les années 70, comme le courant de l'économie monde développé par Immanuel Wallerstein. Je me suis retrouvé proche de ces deux courants de pensée parce que j'avais déjà eu cette idée que j'ai toujours. Dans mes écrits, à partir des années 60, j'ai toujours tenté d'analyser les
défis auxquels étaient confrontées les politiques de développement dans ce cadre. Le développement ne peut pas être une stratégie de rattrapage, le "catching up" dans le cadre de la logique capitaliste parce que la logique capitaliste l'interdit. La logique de l'expansion impérialiste rend impossible le "catching up". Et par conséquent, il faut voir - et j'ai toujours essayé de le voir de cette manière - le développement comme étant l'invention d'une autre voie que celle du capitalisme. Et à partir de là,
s'est imposé le concept de la déconnexion, le "delinking" qui n'est pas l'autarcie, mais une manière de penser le développement dans une autre perspective que celle du rattrapage dans le cadre du capitalisme.
Je dois dire que je suis rejoins aujourd'hui par beaucoup de courants de pensée, notamment par tous les courants écologistes qui disent que le rattrapage est impossible et inacceptable parce qu'il conduirait à la destruction de la planète. Je suis rejoins également par tous les courants qui aujourd'hui mettent l'accent sur la destruction de l'être humain par la logique du marché, l'appauvrissement de l'être humain, la critique du consumérisme, du gaspillage, etc. Pour moi, le développement n'étant pas un processus de rattrapage dans le capitalisme, est un processus d'invention d'une autre civilisation. A ce moment là, le problème du développement n'est pas seulement le problème de la solution du sous-développement des pays de la périphérie. C'est également le problème des pays développés qui doivent
se transformer, changer de système. Je ne crois pas qu'il y ait d'autres termes pour désigner cet autre avenir possible nécessaire que le socialisme. A condition de comprendre le mot comme étant sujet à débat permanent sur "quel est son contenu ?", et "comment peut-on le construire?" et non pas
l'adhésion nécessaire, automatique soit à une vision social-démocrate, soit à une vision du communisme de la Troisième Internationale, de la nature du défi. Voilà en ce qui concerne ma trajectoire.
Il y a donc une certaine continuité dans cette trajectoire. Je ne suis pas de ceux qui, après l'effondrement du socialisme réellement existant, pensaient que nous étions parvenus à la fin de l'Histoire, et que nous étions dans un système capitaliste qui est destiné à survivre pour l'éternité. Et je ne suis pas de ceux qui pensent que d'ailleurs ce système ne serait pas si mauvais, qu'il garantirait au moins, qu'il produirait la démocratie et peut-être le progrès social, même dans l'inégalité. Je ne suis
pas de ceux qui seront revenus sur leurs illusions comme on dit. Je suis de ceux qui pensent que la critique du passé doit toujours être vue comme une contribution à la transformation de l'avenir et pas du tout une capitulation.
A. A. DIENG : Negri apporte-t-il des changements dans les conceptualisations avec son travail sur L'Empire ? En d'autres termes, qu'y a-t-il de nouveau avec l'Empire ? Comme l'empire peut-il être conceptuellement clarifié à partir de la globalisation et du néolibéralisme ?
S. AMIN : Quoi de neuf ? Ma réponse à cette question n'a rien à voir avec celle que Negri donne. Sur la nouvelle conception, "quoi de neuf ? " : j'ai dit, et je ne veux pas le répéter, le "quoi de neuf ?" se situe toujours dans le cadre de quelque chose qui me paraît ancien, c'est-à-dire dans le cadre de la réflexion sur l'expansion capitaliste réellement existant et impérialiste par nature. J'ai dit tout à l'heure que cette expansion capitaliste réellement existant et impérialiste était passée par des phases successives. Nous sommes certainement entrés dans une nouvelle phase. Et chacune de ces phases successives comporte ses nouveautés et donc ses spécificités qui exigent une conceptualisation nouvelle. Je ne suis pas de ceux qui pensent que rien ne change, que c'est toujours la même musique depuis toujours. Même s'il y a quelque chose d'inchangé, il y a un invariant qui est l'impérialisme, il y a évidemment des variations dans ses modes d'expression.
Ce qu'il y a de nouveau donc, à mon avis, je le résumerai en deux points. Premièrement, nous sommes passés d'un système mondial impérialiste dans lequel l'impérialisme était conjugué au pluriel à une nouvelle étape du déploiement impérialiste. Dans le passé, il s'agissait de puissances impérialistes (au pluriel) en conflit permanent et violent entre elles. Nous sommes passés de ce système à un autre caractérisé par la convergence des intérêts et les stratégies des puissances impérialistes. C'est-à-dire à une sorte d'impérialisme collectif, de ce que l'on peut appeler la "triade" des puissances capitalistes développées, centrales : les Etats-Unis plus le Canada et l'Australie, l'Europe occidentale et centrale, et le Japon. Un impérialisme "collectif" dans mon langage, qu'on pourrait appeler "super impérialisme" comme Kautsky l'avait déjà imaginé en 1912. Peu importe l'appellation et le fait que certains l'auraient imaginé il y a longtemps ou pas. C'est quelque chose de nouveau qui s'est constitué graduellement après le Deuxième Guerre mondiale, qui éclate aujourd'hui comme une évidence.
Cet impérialisme collectif dispose de ses instruments collectifs de gestion de la planète qu'il s'agisse des instruments économiques (Banque mondiale, Fonds monétaire, Omc) ou de ses instruments de la gestion politique voire militaire (le G7, l'Otan). Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de contradictions à l'intérieur de ce collectif impérialiste. Il y a des contradictions de toute nature. Mais, à mon avis, ce sont des contradictions qui trouvent leur terrain de développement sur le plan politique et culturel
(au sens de la culture politique), plutôt qu'au niveau de la divergence ou le conflit des intérêts économiques du capital dominant. Ça c'est quelque chose de nouveau.
Deuxièmement, l'autre chose nouvelle : le Sud est éclaté. Certes le Sud n'a jamais été homogène. Les périphéries ont toujours été diverses. Et d'ailleurs, elles ont été façonnées d'une manière diverse pour remplir des fonctions diverses au service de l'accumulation du capitalisme dans son expansion mondialisée. Non seulement les périphéries, c'est-à-dire les trois quart de l'Humanité, sont constituées de peuples qui ont des histoires différentes antérieures au capitalisme, mais elles remplissent des fonctions différentes dans le système capitaliste aux différentes étapes de son développement mondialisé. Néanmoins, on peut dire que jusqu'à un certain point, dans la phase précédant la Deuxième Guerre mondiale, la phase "classique" qui couvre une bonne partie du XIXème et la moitié du XXème siècle, le contraste centre-périphérie était pratiquement synonyme de "pays et régions industrialisés" versus "pays et régions non entrés dans l'industrialisation", donc demeurées agricoles et minières soumises à la spécialisation de la production agricole et minière, dans le cadre du système global.
Il y avait donc un dénominateur commun, qui était le fait que ces pays n'étaient pas entrés dans l'ère de l'industrialisation. Cela s'est transformé après la Deuxième Guerre mondiale. Les luttes de libération nationale et les victoires des mouvements de libération nationale, qu'elles aient été radicales (comme en Chine ou au Vietnam), ou qu'elles aient été modérées (se donnant l'objectif simplement de réaliser l'indépendance nationale comme c'était le cas dans les autres pays d'Asie et d'Afrique), ont mis à l'ordre du jour le "développement". On se souvient des années 1960/1970, les décennies du développement et du rôle que ces pays ont joué au sein du système des Nations Unies pour imposer une prise en compte du développement.
Le développement en question était d'ailleurs défini à l'époque comme un processus de rattrapage dans le système (par la plupart des pays en question) ou de rattrapage hors du système en apparence, comme c'était le cas pour les pays du socialisme réellement existant. Ces victoires et non pas ces défaites comme on dit aujourd'hui (ou ces absurdités) des luttes de libération nationale et des révolutions socialistes sont à l'origine de la préoccupation de développement. Ces victoires, au nom du socialisme, au nom de l'indépendance nationale, ont contraint à l'époque l'impérialisme à s'ajuster aux exigences de l'engagement des pays du Sud dans l'industrialisation. A l'époque, c'est l'impérialisme qui était contraint s'ajuster à des exigences qui entraient en conflit avec la logique de l'expansion du capitalisme mondial. Alors que l'ajustement structurel à l'heure actuelle est exactement l'inverse : l'ajustement des plus faibles aux exigences de l'accumulation commandée par les plus forts. Ces victoires ont produit ce qu'elles ont produit. Elles ont produit une différenciation grandissante au sein du Tiers Monde. Certains pays se sont avancés dans la voie de l'industrialisation, allant plus loin, alors que d'autres avançaient moins loin. On peut prendre deux exemples
extrêmes.
La Chine : le miracle chinois commence en 1950. C'est la déconnexion et la construction maoïste d'une conscience nationale à travers une réforme agraire radicale et l'industrialisation de base, qui ont jeté les bases du miracle ultérieur de l'accélération du développement industriel. Les décennies antérieures à 1980 n'ont pas été une période de stagnation, jusqu'au moment où on aurait découvert la solution à travers le marché.
Par contre, d'autres pays (et nous qui sommes ici en Afrique le savons bien) ne se sont avancés dans l'industrialisation qu'avec timidité.
C'est une deuxième caractéristique du système actuel, "une cassure" dans l'ensemble des périphéries en deux ensembles. On aura d'une part, un ensemble de sociétés porteuses de projets. C'est le cas non seulement des grands pays comme l'Inde, la Chine, le Brésil, mais aussi d'autres de taille moyenne comme la Malaisie en Asie ou certains pays d'Amérique latine. Et d'autre part, on a des sociétés non porteuses de projets propres (le reste du Tiers Monde que l'on appelle aujourd'hui "marginalisé"). Je reviendrai sur ce terme qui est à mon avis tout à fait critiquable bien qu'il cache quelque chose de réel. C'est un défi nouveau.
La littérature dominante présente les pays porteurs d'un projet comme des "pays émergents" et les gratifie très rapidement de la qualité qu'ils seraient en passe de rattraper, en voie de développement réel et de rattrapage. Il y a une littérature sur le miracle chinois, sur le "danger chinois", sur la Chine devenant la principale puissance économique, militaire et impérialiste du XXIème siècle. Je crois que l'on doit discuter de la nature de ces projets sous différents angles. D'abord, sous l'angle des conflits sociaux internes : s'agit-il de projets destinés à instaurer un capitalisme national s'inscrivant dans une perspective d'accentuation des contrastes de classe et de la cristallisation de classes antagonistes ? Ou
bien de projets qu'il faut nuancer davantage, qui combinent des formes d'un développement capitaliste et des éléments d'un développement social en conflit avec la logique capitaliste ? Il faut le discuter, ce n'est pas l'objet de cette interview : on ne peut pas mettre dans le même sac la Chine, l'Inde, la Malaisie, le Brésil, l'Afrique du Sud, en disant que ce sont des pays émergents. Ils sont très différents les uns des autres. Et leurs perspectives aussi.
On doit donc, et c'est ce à quoi je tente de m'attacher actuellement, analyser et critiquer les projets de ces pays du Tiers Monde, mais d'un autre point de vue que celui qui domine la littérature sur les "pays émergents. D'un point de vue qui associe l'analyse du contenu social du projet et le jugement sur leur capacité de "rattraper". Sur ce plan, mon opinion est que ces pays sont largement engagés dans une
impasse. Celle précisément du rattrapage qu'ils ne pourront pas réaliser. L'impérialisme s'est reconstitué pour faire face à ce nouveau défi. La militarisation de l'impérialisme et le choix par le leader du camp impérialiste de la guerre préventive et du contrôle militaire de la planète a pour objectif de rendre possible ce rattrapage. Cette stratégie des Etats-Unis, de contrôle militaire de la planète, n'est pas une stratégie qui était dirigée contre le peuple irakien seulement, mais elle est dirigée aussi contre la Chine. C'est ça la perspective.
Autre raison qui rend le rattrapage peu réaliste, c'est qu'au fur et à mesure que ces pays s'engagent dans cette voie, les contradictions sociales internes grandissent et par conséquent, les situations deviennent de plus en plus explosives socialement. On le voit dans le cas de la Chine et d'autres
pays émergents. Et dans ces conditions, je ne crois pas que la perspective
d'un de ces projets soit aussi glorieuse qu'on peut le penser.
A. A. DIENG : Quels sont les problèmes fondamentaux qui sont posés par la
notion d'empire en matière de théorie et de pratique du développement ?
S. AMIN : Pour répondre à cette question, il faut considérer les autres pays du Tiers Monde, ceux qui n'ont pas de projets et par conséquent, sont contraints et acceptent de s'ajuster unilatéralement à "l'Empire" dit-on, c'est-à-dire à la mondialisation impérialiste. Cette catégorie de pays n'ont pas de projet, mais il y a un projet impérialiste pour eux. On peut parler du projet américain pour le Grand Moyen Orient parce qu'il n'y a pas de projet arabe, on peut parler du projet de l'Union européenne pour l'Afrique subsaharienne à travers les soi-disant "accords de partenariat" parce qu'il n'y a pas de projet ou de contre projet africain à proprement parler. Ce sont de situations par conséquent très différentes de celles des pays qui ont des projets et qui sont en conflit (même si ce conflit est limité) avec les logiques de l'expansion impérialiste.
Ceci me conduit directement aux questions qui concernent le développement en théorie et en pratique. Je suis de ceux qui pensent qu'il n'est pas possible de séparer la théorie de la pratique du développement. Je ne me considère pas comme un "théoricien du développement", mais comme un praticien du développement qui a toujours pensé qu'il n'y a pas de pratique sans théorie, qu'il faut approfondir la théorisation au service d'une pratique qui dit clairement quels sont ses objectifs et qui explicite les raisons du choix des objectifs. C'est dans ce cadre que je reviens sur la question de la
déconnexion. Si ce que j'ai dit jusqu'à présent est juste, c'est-à-dire si le processus de rattrapage dans la logique de l'expansion mondiale du capitalisme est impossible, alors, il faut bien considérer une autre
perspective.
Et cette autre perspective exige de déconnecter au sens politique et idéologique du terme, avoir d'autres objectifs de construction d'un autre monde, déconnecter dans la pratique de la gestion de la société économique. Cela peut conduire à réduire l'importance des relations externes avec le système dominant pour autant que ce système dominant reste impérialiste. Mais ce n'est pas ça l'essentiel de la déconnexion. L'essentiel de la déconnexion, c'est de se donner une perspective autre que celle du rattrapage dans le système. Le terme déconnexion n'a pas beaucoup plu parce qu'il inspire l'idée d'autarcie, alors qu'il ne s'agit pas de cela du tout.
On retrouve les idées de la déconnexion dans les courants altermondialistes d'aujourd'hui. Ces courants altermondialistes disent qu'il faut construire "un autre monde meilleur." Donc qu'il faut déconnecter
d'avec les logiques de l'expansion capitaliste dans ce monde tel qu'il est. Il faut rompre avec cette logique et non pas seulement résister aux offensives du système tel qu'il est. Il faut opposer à ces offensives une vision alternative positive et différente. C'est cela l'altermondialisme. Bien entendu, on peut donner des contenus variés dans la conception de l'objectif mais aussi la formulation des stratégies pour y parvenir.
Le capitalisme impérialiste parvenu au stade actuel est obsolète. La preuve, c'est qu'il a besoin pour se maintenir du contrôle militaire de la planète. C'est-à-dire qu'il fait face à une "zone des tempêtes" comme le disaient les Chinois autrefois. Pour cette "minorité" de 75 % de l'humanité - tous les Asiatiques, les Africains, les Latino-Américains - le système en place est intolérable. Et par conséquent, la révolte (ou le potentiel de révolte) est permanente. Mais révolte ne signifie pas malheureusement avancée alternative positive. Se révolter, c'est résister, refuser.
Passer de la révolte à l'alternative positive est un exercice difficile. Et c'est ce que j'appelle entrer dans la longue transition du capitalisme impérialiste mondial au socialisme mondialisé. Je dis longue transition parce que ce n'est pas une transition "courte" ouverte par des "révolutions" qui
prétendent être capables de résoudre tous les problèmes dans un temps historique court de quelques années. Il s'agit de progresser par des "avancées révolutionnaires" permettant d'aller plus loin dans la
cristallisation de l'alternative socialiste à l'échelle mondiale. Et ceci, tant chez les peuples du Nord que chez les peuples du Sud qui sont les victimes principales, mais pas les seules, de l'expansion du capitalisme mondial. Pour moi, déconnexion est synonyme de stratégie de développement conçue dans cette perspective de la longue transition socialiste mondiale.
A. A. DIENG : Quelles sont les alternatives que vous proposez ? Quels sont les types de nouvelles initiatives de développement, de solidarité, de formes d'action collective qui émergent en réponse à l'empire ? De quelles manières représentent-ils des visions et des alternatives ?
S. AMIN : Ce que je viens de dire m'amène naturellement à la question concernant l'alternative. Cette alternative, il se trouve qu'on lui a donné un nom depuis peu de temps, depuis deux ou trois ans. C'est le ""socialisme du XIXème siècle". Je ne trouve pas mauvais cette qualification. Ce qu'elle a de positif est qu'elle rompt complètement avec la nostalgie du passé. Il ne s'agit pas de tenter de revenir aux expériences du socialisme du passé. Pas du tout. Ces expériences ont été ce qu'elles ont été. Elles ne sont pas non plus le diable, comme on les présente aujourd'hui, pad plus que le paradis ! Elles ont permis des réalisations assez gigantesques. Elles ont transformé le monde d'une certaine manière. L'idéologie dominante dit que ces expériences étaient des échecs et que, par conséquent, il nous faut accepter le capitalisme comme système éternel. Je crois que cette vision est complètement erronée.
Au contraire, la violence que connaît actuellement l'expansion du capitalisme invite à penser davantage la nécessité d'une nouvelle vague socialiste. Il faut oser comparer la naissance du socialisme à celle du
capitalisme. La première vague de projets capitalistes a eu lieu dans les villes italiennes à partir du XIIIème siècle. Cette première vague a avorté. Et la deuxième vague n'est venue que plusieurs siècles plus tard en Angleterre, dans le nord ouest de la France et aux Pays Bas. C'est elle qui a donné le capitalisme réellement existant. Il faut en dire autant du socialisme : la première vague, avortée, sera suivie d'une autre. Dans l'histoire une grande réussite est souvent précédée par des tentatives qui sont des avortements, mais qui indiquent néanmoins la nature des défis. Il faut voir la construction du socialisme de la même façon.
Alors quoi de neuf dans cette perspective du socialisme du XXIème siècle ? Je dirais une chose fondamentale : il n'y aura pas d'avancée socialiste sans démocratie au sens plein du terme. Je ne parle pas de la "petite démocratie" réduite à des élections pluripartites. Sans démocratisation de la société
dans toutes ses dimensions, depuis le lieu de travail, depuis la gestion des entreprises jusqu'à la gestion de la politique, en passant par la gestion des relations de la famille et des relations de genre, en passant par tous les aspects de la vie et la laïcisation (la séparation de la religion et de
la politique) etc., pas de progrès. Pas d'avancée sociale dans la direction du socialisme du XXIème siècle sans démocratie.
Mais inversement et en complément : pas de démocratisation possible sans progrès social. L'idéologie actuelle prétend que le système n'est pas tellement mauvais puisqu'au moins, il apporte la démocratie. Je ne vais pas vous donner une réponse trop facile en disant : une démocratie "farce" dans la plupart du temps. Quelle démocratie en Irak ? Ou en Palestine occupée par les Israéliens ? Quelle démocratie dans la majorité des pays où nous avons des élections (comme souvent en Afrique), mais des élections "farce" qui ne produisent aucun changement. La démocratisation implique le progrès social. Pas de démocratie sans qu'elle ne soit associée (et non dissociée) au progrès social.
L'idéologie dominante nous présente la démocratie comme un mode de gestion de la politique dissocié du social qui est, lui, géré à travers l'économie de marché. Il faut associer ce qu'on a dissocié. La preuve que cela est nécessaire, les peuples d'Asie et d'Afrique ne veulent pas de cette démocratie dissociée du progrès social qu'on leur propose. C'est la raison pour laquelle ils s'engagent dans les impasses et les illusions de dictatures ethniques et para-ethniques, religieuses et para-religieuses. Car la démocratie qu'on leur propose est pour eux (ils le voient par leur propre expérience) une farce qui ne leur apporte rien. C'est ça qui est neuf : associer avancée révolutionnaire et démocratie, associer démocratisation et
progrès social.
C'est mon opinion, mais tout le monde ne la partage pas. Par exemple, il y a tout un courant représenté au sein de l'éventail du monde altermondialiste qui pense qu'il n'est pas nécessaire de tenter d'orienter, de construire une alternative positive. Cela comporterait, selon eux, trop de graves dangers. Il vaudrait mieux laisser faire les choses, car elles se font par elles-mêmes et elles vont dans le bon sens. Tel est le sens par exemple des écrits récents de Negri.
A. A. DIENG : La théorie développée par Negri dans son ouvrage Empire est-elle valable ? S'il en est ainsi, dans quelles circonstances peut-on parler de l'impérialisme comme étant potentiellement porteur de certains avantages comme la démocratisation et le développement économique et social ?
S. AMIN : Negri a théorisé ce courant de pensée dont les racines se trouvent dans l'autonomisme italien selon lequel les peuples, par leur propre comportement, transforment le monde. Je crois que c'est très optimiste. Cela a aussi été théorisé, un moment, par les néo-zapatistes du Mexique, en particulier par le sous-commandant Marcos qui dit : "Nous transformerons le monde sans prendre le pouvoir". Je crois que malheureusement, il faut penser également en terme de pouvoir.
Les avancées qu'il y a eu en Amérique Latine sont les changements les plus positifs dans le monde actuel, que ce soit le Brésil, l'Argentine, le Venezuela, l'Equateur, la Bolivie, l’Uruguay, etc. Or ces changements ont remis en cause l'existence des gouvernements tels qu'ils sont. Cette idée que le monde peut changer par lui-même sans une stratégie politique cohérente me semble illusoire. Malheureusement, Negri en est le porte-parole. Sans faire de fausse polémique, je dirai que Negri est passé d'une position ultra gauchiste, ouvriériste, que je critiquais à l'époque, à une position droitière que je critique aujourd'hui encore.
Ce n'est pas un hasard si, dans cette conceptualisation, Negri se trouve contraint d'abandonner le terme "impérialisme" et de dire qu'il n'y a plus qu'un Empire, c'est-à-dire un grand système mondial qui se transforme par lui-même sans qu'on ne puisse localiser le centre. Les événements quotidiens depuis les guerres décidées et entreprises par les Etats-Unis démontrent que cette vision est tout à fait naïve. Mais elle a sa popularité dans les classes moyennes du monde occidental. Des classes moyennes qui sont, d'une certaine manière, victimes du système en ce sens qu'elles sont conscientes de l'appauvrissement que représente le marché par rapport aux valeurs culturelles qu'elles voudraient défendre, mais qui ne sont pas dans une situation aussi tragique que ceux qui sont condamnés à mourir de faim ou du
Sida en Afrique par exemple. Dans ces conditions, l'idée que le monde peut se transformer sans trop grand effort est très attractive. Malheureusement, elle n'est pas réaliste.
Cela m'amène tout droit à la conclusion : Le rôle des intellectuels ou de l'intelligentsia. Il n'y a pas d'intellectuels à la Banque mondiale, comme l'indique le questionnaire que vous m'avez soumis. L'intellectuel n'est pas le technocrate au service du système, mais celui qui exerce ses fonctions critiques à l'égard du système. Et par conséquent, il ne se trouve pas pouvoir être un fonctionnaire dans ce genre d'institutions. La responsabilité des intellectuels est celle d'être toujours critiques du système. C'est pourquoi que je préfère parler d'"intelligentsia" car ce n'est pas une question de diplôme, ni de capacité technique de bureaucrate ou de technocrate, c'est une question de capacité intellectuelle à prendre des positions qui sont, par nature, inséparables du politique. C'est une
position critique par nature.
Cette responsabilité des intellectuels est grande. Je ne crois pas que ce soit les intellectuels qui transforment le monde. Mais je ne crois pas que le monde puisse se transformer sans un apport décisif de l'intelligentsia. Par exemple, on n'aurait pas pu penser la Révolution française, qui a été la grande révolution de l'histoire bourgeoise, sans le siècle des Lumières. On n'aurait pas pu penser la Révolution russe et la révolution chinoise sans la IIIème Internationale, sans le mouvement ouvrier et le marxisme. A mon avis, on ne peut pas non plus penser l'avenir sans que l'intelligentsia ne remplisse à nouveau son rôle, prenne en main ses propres responsabilités.
La dernière question me fait sourire. Ceux qui me disent : "Est-ce que, malgré tout, l'impérialisme n'est pas si mal puisqu'il amène la démocratie et le progrès social ?" La démocratie en question, comme je le disais, c'est une "farce". C'est le cas de l'Irak par exemple. Si les peuples africains et les peuples asiatiques se réfugient derrière l'islam politique, l'hindouisme politique, l'ethnocentrisme qui invite de pseudo peuples à se dresser les uns contre les autres, c'est précisément parce que le modèle de démocratie que le système leur propose leur paraît à juste titre une farce. Même si leur réponse n'est pas la bonne, leur jugement selon lequel c'est une farce, n'est pas erroné.
Quant au progrès social porté par cette expansion impérialiste, ça devrait faire sourire également. Nous sommes dans une période caractérisée par l'aggravation des inégalités sociales partout dans le monde, des pays les plus riches jusqu'aux plus pauvres. Ce n'est pas un hasard si le slogan mis à la mode par le système est la "lutte contre la pauvreté". Parce que cette pauvreté est tout simplement produite par l'expansion de la logique du système.
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** Amady Aly Dieng est un ancien fonctionnaire de la Banque Centrale des Etats de l'Afrique de l'Ouest (Bceao) à Dakar, chargé de cours à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar et à l'Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal.
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