Samir Amin : Un géant par la pensée et l’action
Samir Amin est sans aucun doute l’un des penseurs les plus éminents et les plus féconds du Sud des cinquante dernières années. Un penseur doublé d’un homme à la conscience politique aiguë. Donc, lui rendre hommage revient à passer en revue plus d’un demi-siècle de batailles mémorables contre la pensée dominante, surtout contre les idéologues de l’école néoclassique Mais en tant qu’intellectuel organique, dans la meilleure tradition gramscienne, Samir Amin n’est pas seulement un penseur fécond et un auteur prolixe, c’est également un homme totalement engagé dans les luttes sociales et politiques contre le système capitaliste, pour l’émancipation des pays et peuples du Sud.
Comme Samir Amin le dit lui-même, son activité intellectuelle est inséparable de ses positions politiques et de son engagement dans les luttes sociales. Cela explique sa solidarité indéfectible avec toutes les luttes contre le capitalisme et l’impérialisme, et surtout son soutien enthousiaste aux révolutions inspirées par la théorie de Marx.
LE CAPITALISME COMME SYSTEME MONDIAL
Par-dessus tout, le nom du Professeur Samir Amin est étroitement lié à tous les grands débats sur l’économie du développement qui ont se déroulés au cours du demi-siècle écoulé. Il acquit une grande notoriété au-delà même des frontières des pays du Sud par sa critique pénétrante de l’école néoclassique. En effet, il fut l’un des tout premiers économistes du Sud à remettre en cause la conception superficielle du « développement » sortie du moule néoclassique. Dès sa thèse de Doctorat (1957), se basant sur l’analyse marxiste des formations sociales, il avait entrepris de déconstruire les fondements de l’analyse conventionnelle du sous-développement. Il affina plus tard ses critiques dans Accumulation à l’échelle mondiale » (1970) et « Le développement inégal » (1973).
Prenant le contrepied de l’analyse néoclassique, il affirma que « développement » et « sous-développement » sont deux aspects intimement liés de la même réalité : le capitalisme, parce que ce dernier est un système mondial qui a pénétré toutes les sociétés. Il forgea alors les concepts de Centre et Périphérie, désignant comme Centre, les principaux pays capitalistes « développés » tandis que la Périphérie comprend les pays du Sud « sous-développés ». Il souligne que le retard de ces derniers ne s’explique nullement par leurs caractéristiques historiques, culturelles ou géographiques, comme le prétend l’analyse conventionnelle, mais essentiellement par leur intégration forcée au sein du système capitaliste, les obligeant ainsi à s’ajuster aux besoins d’accumulation des pays du Centre. C’est cet ajustement forcé qui est à la base de la polarisation qui tend à agrandir le fossé entre le « Centre » et la « Périphérie » du système. Cette polarisation explique la relation étroite qui existe entre l’accumulation des richesses dans les principaux pays du Nord (le Centre) et celle de la pauvreté et de la misère dans la majeure partie des pays du Sud (la Périphérie).
INTEGRATION OU « DECONNEXION »: L’EXPERIENCE DE BANDUNG
Du fait de cette polarisation, Samir Amin affirme qu’il est impossible de promouvoir un « développement capitaliste » autonome dans les pays du Sud au sein du système capitaliste mondial.
Il semble avoir été conforté dans son analyse par l’échec relatif des tentatives d’émancipation des pays du Sud par le biais d’un « capitalisme national ». L’expérience la plus audacieuse fut sans doute celle de ce qu’il appelle « l’ère de Bandung ou l’éveil du Sud». Bandung est cette ville d’Indonésie où eut lieu en 1955 une conférence historique réunissant quelques pays d’Afrique et d’Asie en vue d’affirmer leur indépendance par rapport aux deux blocs antagonistes de l’époque de la Guerre Froide: le bloc soviétique et le bloc de l’impérialisme occidental sous la houlette des Etats-Unis.
Aux yeux de Samir Amin, Bandung a représenté une expérience extraordinaire en tant que première tentative des pays du Sud de forger un nouvel ordre mondial en rejetant la tutelle des pays du Centre. Les répercussions de cette expérience furent profondes et durables. Elle a favorisé l’émergence de ce que Samir Amin a appelé les systèmes « nationalistes bourgeois » dans un certain nombre de pays, donné naissance au Mouvement des Pays Non Alignés, contribué à accélérer la fin du système colonial et favorisé l’avènement du Nouvel ordre économique mondial dans les années 1970. La contre-offensive de l’impérialisme au début des années 1980 a finalement eu raison de l’influence de Bandung qui n’en a pas moins marqué une étape majeure dans la lutte pour l’émancipation des pays du Sud.
Dans une certaine mesure, ce qu’on appelle aujourd’hui les « émergents » rappelle un peu cette ère de Bandung, d’autant plus que deux des pays qui avaient joué un rôle de premier plan à Bandung, à savoir la Chine et l’Inde, sont aujourd’hui parmi ceux qui jouent les premiers rôles dans la remise en cause de l’hégémonie de l’impérialisme occidental.
L’échec relatif de Bandung a renforcé la conviction de Samir Amin que seule la « déconnexion » par rapport au système dominant permettrait de donner aux pays du Sud la marge de manœuvre nécessaire pour élaborer des politiques autonomes. Cependant, « déconnexion » ne veut pas dire « autarcie » comme certains critiques l’ont interprété.
En dépit du succès relatif de certains pays, comme les pays du Sud-Est asiatique ou actuellement la Chine, voire le Brésil, Samir Amin insiste que ce sont des exceptions qui confirment la règle. En outre, ces succès resteront toujours fragiles aussi longtemps que ces pays persisteront à se développer l’intérieur du système mondial.
L’AVENTURE JOYEUSE DE LA « BANDE DES QUATRE »
On ne peut parler du parcours intellectuel de Samir Amin sans évoquer les noms de quelques-uns de ses plus éminents compagnons dans la critique du capitalisme et l’analyse des causes réelles du sous-développement. En effet, sur son chemin, il a croisé André Gunder Frank, Arghiri Emmanuel, Immanuel Wallerstein et bien d’autres encore. Les trois premiers nommés et lui ont formé ce qu’il a appelé affectueusement « la Bande des Quatre ». Une longue complicité intellectuelle s’est établie entre eux dans la lutte contre le capitalisme, considéré comme un système mondial. Chacun, à sa manière, a contribué à déconstruire les fondements de l’analyse conventionnelle sur les origines du sous-développement et forgé de nouveaux outils d’analyse pour interpréter la réalité économique et sociale des pays du Sud et donner un nouvel éclairage sur la nature de leurs rapports avec ceux du Nord. La postérité retiendra que les débats de haute tenue intellectuelle entre les membres de cette fameuse « Bande des Quatre » et leurs critiques de l’économie conventionnelle ont laissé une empreinte indélébile sur l’analyse des origines du sous-développement et des relations entre la Périphérie (le Sud) et le Centre (Nord) du système.
INTELLECTUEL ENGAGE ET BATISSEUR
Intellectuel accompli et ardent militant politique, le professeur Samir Amin est également un bâtisseur. A cet égard, il a fondé et aidé à l’édification de grandes institutions qui sont devenues des instruments majeurs dans les luttes engagées par les peuples et nations du Sud pour leur émancipation intellectuelle, politique et économique. Parmi ces institutions, on peut citer le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA), Ene& Tiers Monde, le Forum du Tiers Monde (FTM) et le Forum Mondial des Alternatives (FMA). Son passage à l’Institut panafricain de planification et de développement économique (IDEP) pendant près de dix ans a laissé une empreinte indélébile et largement contribué asseoir l’identité actuelle de cette institution.
Auparavant, Samir Amin avait travaillé pendant trois ans au Mali, au temps du président Modibo Keïta, où il laissa également un grand souvenir. Cela lui a valu un hommage solennel lors du 50e anniversaire de ce pays en 2010, par le gouvernement actuel, les héritiers de l’époque de Modibo et le mouvement social malien du Forum pour un Autre Mali (FORAM) dirigé par Madame Aminata Dramane Traoré. L’hommage a mis en exergue l’apport considérable de Samir Amin à l’élaboration des premiers plans de développement du Mali.
LE SOCIALISME COMME SEULE ALTERNATIVE AU CAPITALISME
Ayant rencontré très tôt Karl Marx, dès le lycée, il n’a jamais quitté ce dernier depuis lors. Au contraire, sa conviction dans la chute inéluctable du capitalisme et sa foi dans l’avènement du socialisme n’ont jamais été ébranlées par les vicissitudes de l’histoire liées à l’expérience de ce qu’il appelle « le socialisme réellement existant », en référence aux expériences soviétique, chinoise et autres.
Alors que d’autres ont été victimes du syndrome de la chute de l’ex-bloc soviétique et du Mur de Berlin, et se sont compromis avec le capitalisme, Samir Amin, lui, a intensifié son combat contre le système capitaliste et l’impérialisme, comme l’attestent son soutien aux pays qui s’opposent à l’impérialisme yankee en Amérique latine et sa participation aux activités du Forum Social Mondial, dont il est incontestablement l’un des pères spirituels les plus éminents.
Attentif aux mutations du système impérialiste, Samir Amin a forgé le concept « d’impérialisme collectif », composé des Etats-Unis, de l’Union européenne et du Japon, le tout sous le leadership de l’impérialisme yankee. Les instruments de cet impérialisme sont l’Armée des Etats-Unis, l’OTAN, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ces instruments ont pour mission de prévenir toute velléité de remettre en cause la suprématie économique, idéologique, politique et militaire du Centre, notamment de l’impérialisme nord-américain. Mais en fidèle disciple de Marx, il sait que la dialectique de l’histoire joue contre ces plans échafaudés à Washington ou ailleurs. Les luttes conjuguées des Etats qui aspirent à l’indépendance et à la souveraineté, des peuples qui s’opposent à l’agression impérialiste, des mouvements sociaux et des partis progressistes, au Sud comme au Nord, vont inévitablement avoir raison de la domination impérialiste.
La fin prochaine de cette domination est illustrée par le déclin inéluctable et irréversible du système capitaliste, déclin amorcé depuis plusieurs décennies déjà. Les prémices de ce déclin se multiplient avec les crises récurrentes des bourses occidentales et le coma dans lequel se trouvent les économies des principaux pays capitalistes, notamment les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon. L’aggravation de la crise du système capitaliste devrait ouvrir la voie à ce qu’il appelle « la longue transition au socialisme ». En effet, pour Samir Amin, le combat frontal et sans compromission contre le capitalisme doit inévitablement déboucher sur l’avènement d’un système économique et social supérieur, qui ne peut être que le socialisme. Non pas un socialisme uniforme, valable pour tous les pays, mais des variétés de socialisme conformes aux caractéristiques de chaque pays ou région. .
C’est pourquoi le titre de son livre, « Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise » montre clairement que pour lui la seule bataille qui vaille est de s’engager dans la lutte pour hâter la fin du capitalisme. .
CONCLUSION
Si on devait résumer en quelques mots l’itinéraire de Samir Amin, on dirait que c’est celui d’un géant par la pensée et l’action, engagé dans tous les combats intellectuels, idéologiques, politiques et sociaux de son temps contre le capitalisme et l’impérialisme et pour l’émancipation des peuples, notamment ceux du Sud. De par sa critique pénétrante de l’analyse conventionnelle du développement, de par sa constance dans la critique du capitalisme, de par son soutien et sa participation aux luttes contre le système impérialiste, Samir Amin a apporté une contribution inestimable à la profonde crise de légitimité qui affecte le système capitaliste et à son déclin irréversible.
Joyeux anniversaire, cher Professeur ! Nous t’en souhaitons de nombreux autres encore pour continuer à nous inspirer et à nous communiquer ton optimisme inébranlable dans la chute inéluctable du capitalisme et de l’impérialisme et l’émancipation complète des pays et peuples du Sud.
* Demba Moussa Dembélé est économiste/chercheur. Il est l’auteur de « Samir Amin : intellectuel organique au service de l’émancipation du Sud - Dakar, CODESRIA, 2011 »
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