Crise ivoirienne : du bon usage de la médiation
Yveline Dévérin revient dans cette nouvelle livraison apporter des éclairages sur les nombreuses tentatives de médiation entreprises dans la crise ivoirienne. Elle passe en revue les acteurs impliqués dans chacune de ces tentatives, les enjeux spécifiques et les raisons des multiples échecs qui s’en sont suivis. Son diagnostic est sans appel : malgré le caractère délicat de leur mission, bon nombre de ces médiateurs n’ont pas intérêt à ce que la crise ivoirienne prenne fin parce qu’eux aussi en tirent profit. Soit leur pays tire un profit économique ou géopolitique de la crise soit le statut de médiateur est tout simplement valorisant.
Malgré de multiples tentatives de médiations, la crise ivoirienne dure . Au-delà de la complexité de la situation du pays, cette durée s’explique aussi par l’échec des médiateurs qui se sont succédés au chevet de la Côte d’Ivoire. S’interroger sur ces échecs permet de poser la question du rôle et du fonctionnement des médiations.
Pour qu’une médiation « marche », cela suppose qu’il y ait une volonté commune d’aller à la paix et à la réconciliation. Le rôle du médiateur est d’abord de convaincre qu’il faut arrêter le conflit et ensuite de convaincre chaque partie de céder une partie de ses revendications pour aller vers l’autre. Pour que la médiation soit efficace, il faut qu’il y ait volonté des protagonistes et volonté des médiateurs.
Pourtant, il y a une dissonance de fait entre cette volonté officielle et les intérêts particuliers, entre ce « politiquement correct » affiché et le « géopolitiquement intéressé » que parties et médiateurs pratiquent de fait…
Si le 19 septembre 2002 marque début de la crise, les conditions de l’élection du Président Gbagbo en sont un préliminaire.
Dès la préparation des élections, un premier médiateur (« préventif ») est intervenu sans succès : le 10 août 2000 à Yamoussoukro, le Président Mathieu Kérékou du Bénin, alors président du Conseil de l’Entente (resté très discret ensuite) avait tenté de persuader le Général Gueï de ne pas se présenter aux élections présidentielles : « Fais ce que ta conscience te conseille comme bon pour ton pays ». Ne pas être candidat, tel était en effet son engagement initial.
A cette même réunion de Yamoussoukro, Alpha Oumar Konaré et Gnassingbé Eyadema avaient essayé d’obtenir qu’aucune exclusion artificielle ne soit faite à l’encontre de l’un ou l’autre des candidats. Avant eux, le président sénégalais Abdoulaye Wade avait exprimé sa vive préoccupation face au cas ivoirien.
C’est ensuite une fois la parole prise par les armes que les médiateurs se sont succédés sans interruption, se passant les uns les autres le relais de la recherche d’une paix improbable. Certains pouvant intervenir plusieurs fois à des titres parfois différents.
Du 19 septembre 2002 à mars 2006 se sont ainsi relayés :
- La CEDEAO (Communauté Economique des États d’Afrique de l’Ouest)
- L’Union Africaine
- La France, ancienne puissance coloniale et partenaire privilégié du pays avec lequel elle a des accords de défense, médiateur que l’on pourrait qualifier de « permanent ».
- Abdoulaye Wade, Président du Sénégal, en tant que Président de la CEDEAO (2002-2003).
- Eyadema Gnasingbé†, Président du Togo, en tant que doyen des présidents des pays de la CEDEAO (médiateur récurrent jusqu’à sa mort)
- Alpha Oumar Konaré, ancien Président du Mali, en tant que Président de la Commission de l’Union Africaine.
- Amani Toumani Touré, dit ATT, Président du Mali
- John Kuofor, Président du Ghana, en tant que Président de la CEDEAO (2003-2005)
- Omar Bongo, Président du Gabon, en tant que doyen des chefs d’Etat africains.
- Mamadou Tandja, Président du Niger, en tant que Président de la CEDEAO à partir de 2005
- Olusegun Obasanjo, Président du Nigeria, en tant que Président de l’Union Africaine de 2004 à 2006 (médiateur récurrent)
- Abdou Diouf , ancien Président du Sénégal, en tant que Président de l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie).
- Thabo Mbeki, Président de la république d’Afrique du Sud, désigné comme médiateur par l’Union africaine le 7 novembre 2004.
- Mohamed VI, roi du Maroc a « failli » entrer en lice en février 2005, mais il s’est précipitamment retiré suite à un imbroglio diplomatico-politique.
- Denis Sassou Nguesso, Président du Congo, en tant que Président nouvellement élu de l’Union Africaine (2006).
Depuis mars 2005, le profil de la médiation a changé : Thabo Mbeki a été désavoué tout en restant médiateur… La CEDEAO et l’Union Africaine, sont devenus les médiateurs de référence, relayés et appuyés par l’ONU qui a mis en place en octobre 2005 un « Groupe International de Travail » (GIT) composé de membres des trois organismes et « chargé d’évaluer, contrôler et suivre le processus de paix ». La médiation a vécu et laissé place à une coercition relative.
Une médiation ne peut remplir son office que si les protagonistes sont d’accord sur le but final (la paix) mais divergent uniquement sur les modalités permettant d’y parvenir. Le rôle du médiateur est alors de faciliter la négociation sur ces dernières.
Or dans le cas ivoirien, il faut se rendre à la désagréable évidence qui s’impose à l’observation attentive des faits : tout le monde est d’accord sur le statu quo. Cette situation a même été baptisée localement du nom de « ni paix ni guerre » qui traduit parfaitement la réalité.
Le fait est que cette situation arrange tous ceux qui ont le pouvoir de le faire cesser.
Le travail de médiation devient alors « difficile », et ce d’autant plus que les différents médiateurs eux-mêmes sont dans une situation ambiguë. Quelle que soit la façon dont on observe la situation, personne n’a intérêt à ce que la situation se débloque. Ni médiateurs, ni « médiatés »…
Pendant ce temps, les médiateurs se relayent au chevet du pays.
I/ MEDIATEURS – MEDIATIONS : « ENTRE L’ÉCORCE ET L’ARBRE »
Le terme de médiateur comprend deux aspects : celui qui relie deux parties (initialement, Dieu et les hommes) c’est aussi celui qui aide à faire la moitié du chemin vers l’autre comme il l’a gardé de son étymologie (du lat. mediatorem, de mediare, servir d'intermédiaire, partager par le milieu.).
Le médiateur est l’envoyé, le commissionnaire et, en même temps, l’arbitre, mais l’arbitre qui ne siffle que s’il a l’accord des deux parties. Or il n’est pas inutile de rappeler qu’à être l’envoyé, le médiateur prend des risques, tant il est fréquent que le porteur de mauvaises nouvelles soit tenu pour responsable du contenu de son message.
Dans l’antiquité grecque, mais aussi dans bien des sociétés, on élimine le porteur du message pour éliminer le message lui-même et son contenu. On résout le problème en éliminant celui qui l’énonce. Ceci est important parce qu’on confond ainsi l’affiche et la réalité. On élimine l’affiche pour supprimer la réalité du problème. Nombre d’individus réagissent également de même : ce qui est incriminé étant l’énoncé (donc celui qui énonce) et non le fait énoncé.
Or, si sanctionner le porteur de message ne change rien à la réalité, tout se passe comme si cette sanction suffisait à résoudre le problème.
A/ On ne veut pas d’un médiateur qui soit aussi le médiateur « de l’autre » !
La médiation est le processus qui permet, lors d'un conflit, l'intervention de personnes extérieures à ce conflit, permettant de dépasser le rapport de force et de trouver une solution sans gagnant ni perdant.
Or si la crise ivoirienne dure, c’est non seulement parce qu’aucun des protagonistes n’a intérêt à sa résolution, mais aussi parce que les diverses médiations ont échoué. On ne peut relier deux parties qui ne veulent pas l’être. Mais on ne peut non plus relier deux parties qui considèrent chacune qu’elle a « raison » et que seule l’autre doit faire toutes les concessions.
Il est remarquable de voir à quel point chaque partie voudrait que le médiateur prenne son parti contre l’autre. Le bon médiateur, c’est celui qui est « pour moi »…Dès qu’un médiateur a été accepté par une partie, il est immédiatement rejeté par l’autre pour « impartialité ».
A ce jeu, le Président Mbeki a « duré » plus que les autres, mais comme les autres a été rejeté et reconnu par les deux parties, chacun leur tour… Jusqu’en août 2005, il semblait être tantôt adulé par les uns/vilipendé par les autres, en alternance, mais à partir d’août, sa « médiation » s’est « stabilisée » au profit du pouvoir en place et a donc été décrédibilisée totalement.
Avant lui, tous les médiateurs ont été soumis à ces jeux d’aller-retour : Eyadema du Togo a ainsi été tour à tour dénoncé comme « suppôt des rebelles » puis « soutien de Gbagbo », parfois dans la même semaine ! La liste pourrait continuer avec tous les médiateurs.
On assiste ainsi à un premier échec lié au rôle des médiateurs : un problème d’interprétation sur les concessions à faire et sur l’ordre de leur application, en particulier en ce qui concerne le désarmement et un éventuel référendum permettant de revoir le fameux « article 35 » de la Constitution ivoirienne (qui permet d’éliminer de la compétition à la présidence toute personne qui n’est pas « née de père et de mère eux-mêmes ivoiriens d’origine » ).
B/ Les médiateurs eux-mêmes n’ont pas forcément intérêt à ce que le processus réussisse et donc prenne fin.
Paradoxalement, les médiateurs eux-mêmes trouvent aussi quelque avantage dans cette situation. Ce qui compte est avant tout d’être médiateur et non de réussir dans l’entreprise de médiation.
Etre médiateur dans la crise ivoirienne permet en effet de valoriser ses compétences diplomatiques, de mettre en avant sa personne et son pays, de se montrer chantre du politiquement correcte et de la démocratie. Or ce qui est valorisé est la fonction de médiateur, non sa réussite.
La crise ivoirienne finit par être la « chose » du médiateur, elle lui appartient. Un exemple, parmi d’autres est celui qu’illustra au tout début de la crise, en novembre 2002, la rivalité entre les présidents Wade et Eyadéma.
Ces « Gamineries d’État » opposèrent le doyen des présidents de la CEDEAO, intervenant comme médiateur (organisation d’une rencontre à Lomé entre représentants de la CEDEAO et représentants des parties en conflit) et le Président Wade, Président en exercice de la CEDEAO, faisant ses propres propositions d’intervention et de médiation, critiquant la façon dont les opérations de négociation ont été menées par le doyen.
Le 15 novembre, un des conseillers de Wade déclare : « en raison de l'échec des négociations à Lomé le Président Wade est prêt à reprendre la médiation entre les belligérants ivoiriens, à condition d'être le seul médiateur », et le Président lui-même de préciser le 16 « Je vais demander au groupe de contact formé par les chefs d'Etat désignés pour la médiation de se réunir à Abidjan pour tirer les conclusions et voir comment on peut entamer la deuxième phase des négociations politiques » [dépêches AFP].
Notre Voie (20 novembre), le journal FPI le fustige alors ainsi « le Président sénégalais Wade a opté, depuis son élection, pour la promotion médiatique de sa personne comme une star du show-biz […].
Au nom de cette volonté de paraître vaille que vaille comme le leader de la sous-région ouest-africaine et de l’Afrique francophone, Abdoulaye Wade s’est engagé dans un conflit de leadership contre ses pairs du Togo (Eyadéma), du Nigeria (Obasanjo) et du Gabon (Bongo). Obnubilé par une telle obsession, Wade a oublié que l’échec du médiateur Gnassingbé Eyadéma signifie celui de la CEDEAO donc de son président en exercice.
L’élan politiquement correct dans ce cas serait que le Président togolais bénéficie du soutien de tous pour réussir sa mission. Nul n’a le droit de fossoyer les négociations de Lomé au nom d’un quelconque intérêt personnel. » Le site officiel du Togo précise le 15 novembre « M. Dona-Fologo insiste même sur "la manière sage, délicate et patiente avec laquelle le Président Gnassingbé Eyadema conduit la médiation".
La "sortie" du Président sénégalais ressemble davantage à une opération de promotion personnelle qu'à une réelle volonté de trouver rapidement des solutions à la crise ivoirienne. »
Le Sénégal, lui, se targue d'avoir obtenu un cessez-le-feu, le 17 octobre, entre les rebelles et les forces loyalistes, à un moment ou le « groupe de contact de la CEDEAO », qui faisait office de médiateur collectif, semblait en panne dans sa tentative de faire taire les armes.
Il a voulu relancer lui-même le processus de négociation devant l’immobilisme évident des négociations menées sous la houlette du Président Eyadéma. Devant les vives réactions qui ont suivi sa proposition, il est resté par la suite très discret, prenant même d’infinies précautions oratoires lorsqu’on lui demande son avis le 12 mars 2006 sur TV 5.
Les différents médiateurs ont tous trouvé un intérêt personnel à intervenir : Mbeki a fait oublier la mauvaise image laissée par sa politique de non lutte contre le Sida. Il essaye de raviver son image ternie au sein de l’ANC (African National Congress) où sa gestion libérale du pays est de plus en plus fortement critiquée.
Eyadéma a profité de son statu de médiateur pour faire adopter au même moment, dans la plus grande indifférence internationale une modification de la Constitution qui lui permettait d’être Président à vie, le Président Kuofor, du Ghana, est passé, grâce à la crise ivoirienne du statut de nouveau Président inconnu, à celui de Président internationalement reconnu et apprécié pour ses efforts de médiation, il est réélu sans problème en décembre 2004.
Omar Bongo a pu faire oublier les problèmes intérieurs, de même que Tandja du Niger qui avait eu une gestion très critiquée de la crise alimentaire qui survenait dans le Nord du pays l’hivernage 2005. Tous ont profité de leur statut de médiateur pour apparaître comme « politiquement corrects » alors même que leur politique intérieure était souvent montrée du doigt. On se passe le relais. La chaîne sera brisée plus tard.
Il est caractéristique que ceux qui se sont retirés très vite de toute incursion dans la médiation étaient ceux qui n’avaient rien à en retirer personnellement : Amani Toumani Touré (dit ATT) du Mali ou Mathieu Kérékou du Bénin, stables chez eux et ayant déjà acquis des galons de « bonne gouvernance », à ce moment là tout du moins.
C/ Par ailleurs, de nombreux pays africains ou tout du moins, leurs élites, tirent profit économique ou géopolitique de la situation.
Les populations des pays voisins sont lourdement pénalisées tant directement par la crise elle-même qui a chassé nombre de paysans des plantations que par la longue coupure des relations Nord/Sud, conduisant à détourner et rallonger les routes de l’importation / exportation des pays enclavés (Burkina, Mali, Niger). Les prix augmentent, les exportations sont plus difficiles.
En revanche, les dirigeants et certains opérateurs économiques ne subissent pas les mêmes difficultés. Dès le début de la crise, les différentes parties ivoiriennes demandaient l’intervention des autres pays, arguant que dans la sous-région, « la Côte d’Ivoire est incontournable », qu’elle représente « 40% des richesses de l’UMOA » (Union Monétaire Ouest-Africaine) et que l’effondrement de la Côte d’Ivoire entraînerait de facto celui de toute l’Afrique de l’Ouest.
D’autres conclusions peuvent être proposées : la Côte d’Ivoire est « incontournable » ? Certains ne voient aucun problème à ce que le « contournement » de la Côte d’Ivoire passe par eux ! Le fait est que, depuis le début de la crise, Téma (le port d’Accra, au Ghana), Cotonou, Lomé, Conakry, Dakar et même Banjul connaissent un regain d’activité étonnant, menant à des aménagements portuaires nouveaux et à la réhabilitation d’anciennes voies de circulation tombées en désuétude.
Ainsi, la liaison Dakar – Bamako, dont la réhabilitation a été confiée dès juillet 2003 au groupe canado-français Canac-Getma, est progressivement effective. Jeune Afrique l’intelligent du 29 juin 2005 titre « Transit : Dakar détrône Abidjan » et développe « Conséquence directe de la crise ivoirienne, les approvisionnements et les évacuations de produits maliens par le port de Dakar ont progressé de 28 % en 2004 ».
« Le Mali a obtenu de la Gambie un "embarcadère garanti" au port de Banjul pour l'acheminement des marchandises vers Bamako, selon un communiqué conjoint publié mardi après-midi dans la capitale gambienne, à l'issue d'une visite de trois jours du Président malien, Amadou Toumani Touré » [AFP 8 avril 2003].
Partout, on se réorganise en contournant la Côte d’Ivoire, autant d’activités dont profitent les transporteurs des nouveaux pays de transit. Le 10 avril 2003, le « Nouveau Réveil » titrait « Le port d’Abidjan enregistre 40% de pertes en un trimestre ». Ces « pertes » sont passées par d’autres chemins [Dévérin, 2004 ; Amprou 2005].
En 2004, selon les données du Conseil ghanéen des Chargeurs, un tiers du trafic des ports de Téma et Takoradi provient des trafics traditionnellement destinés au Port autonome d'Abidjan (PAA). [Le Temps- 17/9/2005]
Ces chemins sont renforcés par la délocalisation d’activités autrefois installées en Côte d’Ivoire : l’ADRAO (Agence pour le Développement de la Riziculture en Afrique de l’Ouest – WARDA) après d’infructueuses tentatives d’installations au Mali, s’est durablement installée au Bénin où les conditions politiques et les sols lui permette de continuer son activité de recherche sur les riz, la Banque Africaine de Développement (BAD) a déménagé à Tunis après les destructions « patriotiques » de février 2003 (à la suite des accords de Marcoussis) à Abidjan.
Cette délocalisation, annoncée comme « provisoire » s’éternise, mais le 8 juin 2005 « Notre Voie » titrait (sans y voir malice apparemment) sur l’hypothèse d’un transfert définitif du siège de la BAD en Afrique du Sud.
Par ailleurs, de nombreuses PME, des artisans ont transféré tout ou partie de leurs activités dans les pays voisins (Guinée Conakry, Ghana, Bénin, Togo et même Mali, Burkina, Sénégal). La Côte d’Ivoire représentait 40 % de la richesse de l’UEMOA : les autres membres ne voient aucun inconvénient à ce qu’une partie des activités qui permettaient cette richesse soit transférée chez eux.
La crise ivoirienne permet même aux pays limitrophes d’améliorer leurs exportations : il a toujours été courant de voir le Ghana augmenter sa « production » lorsque le prix payé au producteur était supérieur à ce qu’il était en Côte d’Ivoire, et vice versa…
Mais on arrive à une situation surréaliste lorsqu’on apprend que le Burkina Faso a exporté du cacao [L’intelligent d’Abidjan, 8 mars 2004] ! De même Mali et Burkina ont considérablement augmenté leur « production » de coton sans augmenter surface de production ni quantité d’intrants.
Enfin, certains tirent un profit politique non négligeable. Le meilleur exemple est sans contexte Blaise Compaore, Président du Burkina Faso, en grande difficulté intérieure depuis le 13 décembre 1998 (affaire du journaliste assassiné Norbert Zongo,). Le comité contre l’impunité rassemblait de plus en plus de partisans et son pouvoir était vacillant, tant il faisait l’unanimité contre lui.
En décembre 2002, « grâce » aux exactions menées contre les populations Burkinabè en zone gouvernementale, il apparaît comme le défenseur de son peuple, est ovationné par la foule et forme une véritable union sacrée qui lui permet même d’être réélu sans difficulté et sans contestation en 2005.
Le Président Mbeki a pu, en partie grâce a ses interventions en tant que médiateur, tant dans la crise ivoirienne que dans la région des Grands Lacs, s’affranchir symboliquement de Nelson Mandela, tant au sein de l’ANC que dans le pays. L’Afrique du sud est en passe de devenir une puissance africaine et même internationale.
Ceci n’était pas une mauvaise chose à une époque où, il faut le rappeler, dans le cadre de la réforme de l’ONU, il était question d’un siège pour le continent africain au conseil de sécurité des nations unies (2005) : l’Afrique du sud se plaçait aussi dans cette perspective. Quelle meilleure aura que celle de médiateur ?
Ces intérêts politiques et géopolitiques ne doivent pas faire oublier les intérêts économiques qui les accompagnent : les entreprises sud-africaines se développent en Côte d’Ivoire depuis la médiation de leur président.
Ainsi, MTN, une entreprise à capitaux sud-africains est devenu actionnaire majoritaire chez Telecel (Téléphonie mobile, un des trois secteurs qui sont encore rentables en Côte d’Ivoire), Sotra (société d’Etat de transport collectif) a pu conclure un contrat d’achat de bus avec une société sud-africaine [Le Jour 20/10/2005, DNA 17/9/2005].
Un gros marché a été décroché avec la Compagnie ivoirienne d’électricité (Cie). Une société sud-africaine est désormais chargée de fournir les compteurs électriques avec des cartes prépayées. [DNA- 17/9/2005]. Les affaires se font aussi sur des marchés moins visibles, mais plus répandus.
Ainsi, Le Nouveau réveil du 13 août 2005, ajoute « Depuis quelques temps, les bouteilles de vin sud-africain sont bien présentes dans nos super-marchés. », avec deux remarques : « Là où le président sud-africain est appelé à jouer un rôle de médiateur, on assiste à une émergence systématique des entreprises sud-africaines » et « Avec Gbagbo, Mbeki est bien parti pour bousculer l'hégémonie économique de la France en Côte d'Ivoire. »
Le journal remarque « En dépit du risque-pays très élevé en Côte d'Ivoire en raison de la situation de guerre, l'on enregistre une percée fulgurante des entreprises sud-africaines dans le tissu économique de notre pays ».
Au demeurant, ces dernières remarques ne sont pas forcément « à charge » : il faut se garder de toute naïveté et de tout anthropomorphisme dans l’analyse géopolitique : « Un État n’a pas d’amis, il n’a que des intérêts » avait remarqué avec lucidité le Général de Gaulle.
Le médiateur aura d’autant plus de raisons d’être efficace qu’il y aura intérêt. Qu’il y gagne renommée, que les entreprises de son pays aient intérêt à la paix est un gage de son implication. Si l’on ajoute à cela l’aura d’un pays qui a réussi à régler pacifiquement l’incroyable question de l’apartheid , la médiation sud-africaine était une des rares à avoir des chances d’aboutir.
Là où cela pose problème, en terme d’efficacité de la médiation c’est si la situation de « ni paix ni guerre » apparaît plus profitable que la paix (par exemple en éliminant la concurrence moins « téméraire ») ou si le médiateur s’engage résolument aux côté d’une des parties qu’il souhaite voir gagner au détriment de l’autre pour mieux asseoir son influence. Ou s’il est bon de se passer le relais…
La médiation / intervention française se retrouve ainsi dans une position paradoxale. Intervenue pour bloquer l’avancée des rebelles sur Abidjan, il semble bien qu’elle ait eu au départ pour objectif l’évacuation des enfants de l’école Baptiste américaine de Bouaké (25 septembre 2002), coupant ainsi sous le pied toute tentative d’intervention des américains dans son pré-carré.
L’évacuation des ressortissants « étrangers » a suivi le lendemain pour s’achever le 27 septembre. Cette opération a nécessité la mise en place de la « ligne de confiance » qui coupe la Côte d’Ivoire en deux. Son maintien s’est abrité derrière l’idée avancée d’empêcher la reprise des combats par contact des combattants.
Les « étrangers » de Korhogo ont été évacués le dimanche 29 septembre par l’armée américaine [déclaration ministère de la défense, 4 octobre 2002]. Ce dernier point très peu connu est révélateur d’un évident échange de bons procédés qui permettait à la France de laisser les Etats-Unis intervenir de façon « humanitaire », sans toutefois les laisser évacuer les enfants de l’école Baptiste ce qui aurait été perçu comme une incapacité à maîtriser la sécurité des « étrangers » dans son ancienne colonie.
Dans un premier temps, de toute évidence, la France est intervenue avant tout pour garder sa position. Ensuite, ses interventions de médiation (Marcoussis en particulier et la force d’interposition Licorne qui a fait souvent des opérations de médiation locale) peuvent se comprendre dans la mesure où la France a absolument besoin d’une Côte d’Ivoire pacifiée et si possible bienveillante.
Outre les intérêts de firmes françaises très implantées en Côte d’Ivoire (Bollore, France-Telecom, Bouygues entre autres), la France ne pouvait se permettre de voir fragiliser la situation de ses 20 000 ressortissants résidants (dont la moitié de bi-nationaux). Elle pouvait encore moins envisager de les voir arriver en France et devoir les absorber.
La France avait donc, (a donc) tout intérêt à ce que la situation se stabilise. Pourtant elle est certainement la moins bien placée pour jouer le rôle de médiateur compte tenu du passif colonial et néocolonial. Parce qu’elle a intérêt à la paix, pas forcément à une paix équitable.
Après avoir été vilipendée car accusé d’avoir fomenté la rébellion pour protéger le renouvellement des contrats des grandes entreprises françaises (Télécom, électricité en particulier) dont les concessions arrivaient à expiration, la France non plus médiatrice, mais « observatrice » s’est vue re-attribuer certains d’entre eux.
Le 17 octobre 2005, le contrat qui liait Bouygues à la CIE (électricité) était signé et donnait lieu à une cérémonie qui permit au Président Gbagbo de mettre clairement en avant ce qu’il attendait : « Chers amis, aidez-nous […]. Dès que le désarmement sera fait, la Côte d’Ivoire se portera très bien parce qu’en plus du travail qu’il y a déjà à faire, il y aura la reconstruction. Or, tout le monde sait que la reconstruction ouvre toujours de nouveaux chantiers.».
Autrement dit, « aidez-nous à désarmer » et vous aurez les chantiers de la reconstruction. Autrement dit, aussi, le problème de la Côte d’Ivoire est celui du désarmement…
Ce discours est intéressant parce que, non seulement il souligne ouvertement le marché proposé, mais il permet de montrer également ce qui est, depuis le début du conflit, une constante dans l’attitude du Président d’abord, puis dans une moindre mesure, des rebelles : le détournement des médiations.
(Voir l'intégralité de l'article sur
*Yveline DÉVÉRIN est Maître de conférences de géographie
Université de Toulouse-le-Mirail GRESOC-UTM
SEDET-Paris VII
*Voir aussi nos précédentes publications sur le même sujet, en français :
-http://www.pambazuka.org/fr/category/features/33766
-http://www.pambazuka.org/fr/category/features/34347
et en anglais :
-http://www.pambazuka.org/en/category/comment/33854
-http://www.pambazuka.org/en/category/features/33766
*Veuiller envoyer vos commentaires à : [email protected]
II/ LE DÉTOURNEMENT DES MÉDIATIONS
Une des constantes des pratiques du Président Gbagbo, depuis le début de la crise, a été, de façon très subtile, de détourner l’attention d’un problème fondamental en la crispant sur un autre, de fait beaucoup moins important. Pour ce faire, il pratique une véritable instrumentalisation de la médiation.
Il joue de la médiatisation dans la médiation, il utilise admirablement le jeu du visible évident au détriment de questions de fond complexes. Le secrétaire général de la rébellion, Guillaume Soro (SG des Forces Nouvelles) le connaît bien, ils ont lutté ensemble.
« J’ai rencontré M. Laurent Gbagbo en 1994. Il me trouvait très prometteur. J’avais un véritable respect pour lui. [...] Nous étions proches l’un de l’autre. Je crois qu’il m’avait en quelque sorte adopté. Je me rendais régulièrement chez lui, nous partagions le même repas. » [Soro, 2005, p. 49].
Sans aller jusqu’à parler de connivence tacite on peut avancer l’idée que chacun décrypte les positions de l’autre. La tactique du jeu de la diversion n’est donc pas destinée à tromper la rébellion, mais il est de toute évidence stratégique que vis-à-vis de la Communauté Internationale qui observe, et vis-à-vis des médiateurs.
A la fin de l’année 2005, l’élève dépasse le maître et les arguties utilisées à son tour par Guillaume Soro conduisent à la rupture avec le médiateur Mbeki, manifestement exaspéré, et à un changement dans les modes de médiation.
La technique de diversion s’opère en parallèle et en alternance sur deux éléments : l’objet de la discorde et le médiateur lui-même.
A/ Créer la diversion sur l’objet de la discorde
Depuis octobre 2002, le jeu ne cesse pas. A vrai dire, dès qu’on approche d’une solution à la crise, la situation se crispe sur un objet qui était considéré comme secondaire au début des négociations.
Les premières revendications de la rébellion étaient très précises et concernaient trois points :
- la loi sur le foncier rural,
- le code de la nationalité et
- l’abrogation de l’article 35 (voir supra).
Très vite, les débats ont été détournés, sur le désarmement (un thème favori qui revient régulièrement), les élections et la question du référendum (portant autorisation de modification de l’article 35). L’attention et l’énergie du médiateur sont alors détournées des problèmes fondamentaux qui sont à la racine de la crise.
Lors de la signature de la paix, le 4 juillet 2003, on a ainsi mis l’accent sur les points de regroupement des combattants et sur l'inventaire du matériel des deux côtés, plus que sur la réponse aux causes de la crise.
Les débats se sont crispés par exemple sur l’ordre des choses : désarmement et réformes législatives. Les rebelles demandant les réformes comme préalable à toute opération de désarmement, les « loyalistes » demandant le contraire. Sans qu’on n’évoque plus du tout le contenu des réformes !
C’est seulement le 9 juillet 2004 que l’article 26 de la loi sur le foncier rural est modifié suivant les accords de Marcoussis (redonnant aux héritiers non-ivoiriens le droit à hériter de la propriété de la terre acquise par leurs ascendants).
Au demeurant, depuis 1998, seuls l’Etat, les collectivités publiques et les personnes physiques ivoiriennes ont accès à la propriété foncière (art.1). Sans doute était-il bon de monter quelque bonne volonté à un moment où toute l’attention venait d’être retenue par un réarmement de milices, des violations de cessez-le-feu et le regain de tension entre Côte d’Ivoire et Burkina (survol du territoire Burkinabè par des Sukhoï de l’armée ivoirienne).
Les lois dont la modification a été signée lors des accords de Marcoussis n’en finissent pas d’être votées. Le débat porte brusquement sur la façon dont elles doivent l’être, puis sur leur forme, ce qui, compte tenu des potentialités de discussions sur les formulations laisse de beaux mois de débats stériles.
La plupart des lois finalement adoptées sont en fait si bien « tournées », (voire contournées !) qu’elles arrivent à être vidées du contenu recherché initialement, au point qu’en mars 2005, le comité de suivi des accords de Marcoussis a demandé la reprise des « lois dénaturées ». [Le Nouveau Réveil- 18/3/2005]
Mais, en même temps, les rebelles refusent de désarmer pour des conditions de sécurité (compte tenu de l’armement intensif effectué par la partie gouvernementale). Le désarmement a ainsi fait l’objet de crispations successives : le désarmement n’étant pas alors « le désarmement de ceux qui ont des armes » (pour reprendre l’expression du Général Ouassénan Koné en mars 2006) mais uniquement celui des rebelles. Le Président Gbagbo exigeait que les rebelles désarment seuls, prétendant (malgré les faits connus de tous) l’inexistence de milices armées (sic !), puis la question a été sur les lieux de rassemblement, puis sur le financement, puis, sur la simultanéité ou la succession du désarmement des milices et des rebelles etc.
Les exemples seraient sans fin, de ce jeu de détournement auquel sont passées maîtres les parties prenantes du conflit.
L’autre facette de ce jeu qui assure la pérennité de la situation est le détournement sur le médiateur.
B/ Détourner l’attention sur la médiation et les médiateurs
Régulièrement, le médiateur est accusé d’être partie prenante pour l’une ou l’autre partie, voire les deux, (parfois en même temps !). Au-delà des exemples présentés, tous les médiateurs, toutes les médiations ont été à un moment donné de leur intervention sous le feu de cette stratégie qui se décline en trois recettes : fabriquer de la rivalité entre médiateurs, incriminer le médiateur accusé de partialité et incriminer l’accord résultant de la médiation.
Dès le début de la crise, les protagonistes ont utilisé la rivalité entre médiateurs. La crise décrite plus haut, et qui oppose, au sein de la CEDEAO le Président Wade (Sénégal), président en exercice de la CEDAO au Président Eyadéma (Togo), doyen des chefs d’État de la CEDAO a été abondamment utilisée. Les parties prenantes transforment ainsi la crise qui les oppose en crise entre médiateurs ! A ainsi été opposé à Eyadéma (Togo), non seulement Wade (Sénégal) en novembre 2002, mais aussi Obasanjo (Nigeria).
Au moment de la médiation de Mbeki à l’automne 2004, le camp présidentiel a d’abord essayé de le présenter comme le challenge qu’on opposerait à Chirac à la suite des événements de novembre 2004. Par la suite, en février 2005 le Président Gbagbo alors contrarié par ses prises de position a tenté de lui opposer Mohamed VI du Maroc (dont on sait qu’il avait de mauvais rapports avec Thabo Mbeki depuis que ce dernier avait reconnu la République Arabe Sahraouie Démocratique en août 2004). Le souverain marocain s’est prudemment très vite retiré de ce jeu où n’y avait qu’à perdre.
En effet, à un moment ou l’autre de leur intervention, les médiateurs ont tous été accusés de partialité. En alternance, par une partie puis l’autre (parfois même les deux en même temps !). Tous ont à un moment passé le relais sans avoir été désavoués trop durement, quitte à re-intervenir par la suite (Eyadema a ainsi régulièrement été sur le devant de la scène avant de s’effacer puis de réapparaître).
Paradoxalement, seul Mbeki pourtant accepté au début par les deux camps, fut mis en difficulté par Gbagbo (épisode Mohamed VI), avant d’être résolument récusé de sa fonction de médiateur par le camp de l’ex-rébellion. Après l’avoir accusé de partialité dans la gestion de la médiation, les « ex-rebelles » ont mis en avant son expansionnisme économique dont ils liaient la réussite à la position de médiateur favorable au Président Gbagbo, la situation s’est aggravée lorsque des entreprises (privées) sud-africaines ont été convaincues de vente d’armes et de fourniture de mercenaires au camp présidentiel.
« Qu’a dit Mbeki ? » fut le refrain récurrent de la fin de l’année 2004 et durant l’année 2005. L’évolution de la crise semblait suspendue aux paroles du médiateur. Comme s’il la maîtrisait !
Malgré ces manœuvres, six accords ont été malgré tout signés (Accra I, Marcoussis-Klébert, Accra II et III, Pretoria I et II) entre le 29 septembre 2002 et le 30 juin 2005 : six accords en moins de trois ans ! et encore, sans compter les petits accords régulièrement signés à Kara ou Lomé (Togo), Abuja ou Dakar !
Une autre pratique dans laquelle le Président Gbagbo est passé maître a consisté dans le transfert de la crise sur les accords de médiation. Cette fois, on focalise l’attention non plus sur le médiateur mais sur le résultat de la médiation. Le point de cristallisation devient non plus la rébellion, mais l’accord de médiation.
L’exemple caricatural fut la réaction qui a suivi les accords de Marcoussis / Kléber (26 janv. 2003) et qui s’est accompagné des premières grandes émeutes anti-françaises. Mais la même observation peut être faite pour tous les accords, avec des pointes de violence contre les accords ou les médiateurs, le dernier en date étant la flambée de janvier 2006 contre le GTI (Groupe de Travail International) à propos du mandat des députés qui venait à expiration.
L’ennemi devient le médiateur. Le problème n’est plus « résoudre la crise », mais « de quel côté est le médiateur ? ». Le problème n’est plus la crise mais le médiateur : « Entre l’écorce et l’arbre, il ne faut pas mettre son doigt »… On comprend alors la réticence des gouvernements des pays voisins pour une intervention militaire comme l’a prouvé l’extrême lenteur d’installation de la force d’interposition de la CEDEAO (troupes ghanéennes, sénégalaises, nigérianes, béninoises et togolaises).
Dans l’accord d’Accra I du 29 septembre, elle devait relayer la France dès octobre 2002 et les premiers éléments à l’arrivée sans cesse reportée, n’ont été déployés qu’en mars 2003 !
Cette réticence n’a fait que se renforcer par la suite tant le Président Gbagbo est également passé maître, avec l’appui de la galaxie patriotique, dans l’art de prendre en otage les ressortissants des pays tour à tout médiateurs pour faire pression sur la médiation. Ce fut très visible pour les ressortissants français (particulièrement après Marcoussis en 2003 et en novembre 2004), mais Sénégalais, Maliens, Nigérians ont aussi payé leur tribu à la médiation de leur pays, même si cela a été moins visible dans la presse internationale.
La marge de manoeuvre du médiateur s’en trouve alors considérablement diminuée.
*Yveline DÉVÉRIN est Maître de conférences de géographie
Université de Toulouse-le-Mirail GRESOC-UTM
SEDET-Paris VII
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