Si la marche vers le génocide vous était contée… par un observateur
L’attentat contre l’avion présidentiel rwandais a été utilisé par les «négationnistes» pour remettre en cause la réalité du projet génocidaire en portant la responsabilité sur les épaules du Fpr ! Je l’ai tout de suite écartée, du fait de ma position privilégiée d’officier de permanence les 4, 5, et 6 avril. Ce n’est qu’après l’incident que je me suis rendu compte que j’avais peut-être été le témoin des préparatifs de l’attentat sans que des preuves viennent étayer cette présomption !
Six avril 1994, il y a vingt-et-un ans jour pour jour que se mettait en place le puzzle qui préfigurait un drame qui marquera à jamais l’histoire du Pays des Mille Collines et de l’humanité tout entière depuis une certaine «nuit de cristal» dans une Allemagne se préparant à la 2e Guerre mondiale, sans qu’aucun des acteurs dépêchés par la Communauté internationale pour assister le Rwanda ne put en définir les contours !
Trois jours auparavant, le 3 avril, le président Habyarimana, accompagné des figures marquantes du leadership politique et militaire du Rwanda, s’était envolé pour Arusha pour participer à un sommet destiné en priorité, à obtenir du président rwandais un engagement fort à accélérer la mise an place des institutions de la transition, condition posée par les Nations Unies pour le prolongement du mandat de la Mission des Nations Unies d’assistance au Rwanda (Minuar) qui prenait fin le 6 avril à minuit.
Cette mise en place d’une transition pacifique était l’aboutissement d’un long processus de négociation dont les graines ont été semées en 1990 à Arusha, sur l’encre encore fraîche des accords de paix entre le Front patriotique rwandais et le gouvernement rwandais suite à l’offensive sur Kigali lancée par le l’Armée patriotique rwandaise (Apr), branche armée du Front Patriotique (Fpr).
L’intervention militaire de l’Armée française avait donné un coup d’arrêt à l’offensive de l’Apr. Ainsi, le retrait de la France était conditionné au déploiement d’une force africaine, le Groupe d’observateurs militaires neutre N°1» (Gomn 1), avec un contingent sénégalais. Le Gomn 1 était chargé de mettre en place, une zone démilitarisée (Dmz) censée faire taire les armes et ouvrir la voie aux initiatives diplomatiques.
C’est ensuite en Tanzanie, dans la ville d’Arusha, que seront signés les Accords d’Arusha dont la feuille de route prévoyait la mise en place d’un gouvernement de transition à base élargie (Broad base transitional government ou Bbtg) et d’un Parlement de la transition regroupant les parties politiques ayant ratifié les Accords d’Arusha avant le 5 octobre, date du déploiement de la mission des Nations Unies.
A la fin de la mission du Gomn1et pour renforcer les acquis, un deuxième groupe d’observateurs, le Gomn 2, est déployé en juillet 1993 avec pour objectifs : la consolidation de la Dmz et la ratification des accords de paix sur le sol rwandais par les deux principaux protagonistes, le Fpr et le gouvernement rwandais.
Ces objectifs furent atteints en septembre 1993 avec la signature des Accords de Kinihira entre le président Habyarimana et Georges Kenyarengwe, président du Fpr, avec une participation remarquée du contingent sénégalais à l’organisation et à la sécurisation de l’événement.
La voie était désormais ouverte à l’entrée en jeu des Nations Unies avec le déploiement de la Mission des Nations Unies d’assistance au Rwanda dès le 5 octobre 1993, qui intégrait les observateurs sénégalais du Gomn 2, remarqués par la mission précurseur dirigée par le commandant de la Force, le général Roméo Dallaire, pour leur présence, leur engagement et leur connaissance parfaite du terrain. Les observateurs sénégalais entraînaient dans leur sillage, les autres contingents notamment les Congolais et les Tunisiens.
La Minuar, forte de trois bataillons opérationnels (Ghana, Nigeria, Belgique), d’un bataillon de soutien du Bengladesh, d’un peloton de reconnaissance tunisien, de près de quatre cents observateurs du Sénégal, du Congo, intégrés à partir du Gomn 2, renforcés par des Ghanéens, des Nigérians, des Maliens, des Togolais, des Zimbabwéens et de pays européens, avait pour objectif, la mise en place au plus tard au début du mois de janvier 1994, des institutions de la transition devant déboucher sur des élections libres et démocratiques !
Mais le début des opérations de la Minuar sera perturbé par l’exécution d’un plan machiavélique destiné à décrédibiliser la force, piège dans lequel le général Dallaire et la Minuar foncèrent tête baissée !
Le plan consistait à perpétrer un massacre d’Hutus à Kirambo pour en faire porter la responsabilité au Fpr et ainsi challenger la neutralité des Nations Unies et en même temps renforcer la fracture ethnique ! Dallaire tomba dans le piège en s’engageant devant une presse instrumentalisée par les extrémistes hutus à faire la lumière sur les événements et à mettre à la disposition de la presse, les conclusions de l’enquête. La Minuar traînera ce boulet tout au long de sa mission et la presse de la haine ne s’est pas privée de mettre en exergue le parti-pris des Nations Unies et surtout de la Minuar en faveur des tutsis dans le conflit !
Malgré ces écueils, la Minuar réussissait, dès le 31 décembre 1993, conformément à la feuille de route, à escorter les représentants du Fpr dans le gouvernement de transition avec à sa tête, le pasteur Bizimungu, lançant ainsi la phase critique de la transition.
Le Fpr avait exigé et obtenu la mise à disposition des locaux du Conseil national de développement (Cnd) situé non loin de l’Etat-major de la Minuar, sur l’axe stratégique de l’Avenue Umuganda et la sécurisation de sa délégation par un bataillon qui sera plus tard connu sous le nom de «Bataillon de Kigali», commandé par le colonel Charles Kayonga, qui jouera un rôle déterminant dans le contrôle et plus tard la prise de la ville une fois le conflit ouvert.
L’auteur du présent article est détaché auprès du «Bataillon de Kigali» et partagera avec les représentants du Fpr, des moments intenses d’échanges qui permettront plus tard de jauger l’engagement du Fpr à participer à la transition. Mais l’agenda semblait avoir changé du côté du président Habyarimana et de ses proches collaborateurs. Pour les tenants du pouvoir, la poursuite de la transition était une menace à leur hégémonie et un triomphe sans cause pour le Fpr.
En effet, les faucons du pouvoir, anticipant une probable coalition des partis politiques avec le Fpr au Parlement de transition, qui leur assurerait une majorité qualifiée et la possibilité de conduire les changements constitutionnels à leur guise, sans que le parti au pouvoir ne puisse s’y opposer au moins par une minorité de blocage, auraient convaincu le président de revenir sur les termes des accords.
Pour les faucons du régime, si les risques de confrontation étaient réels dans cette stratégie de remise en cause des accords, ils n’en pensaient pas moins qu’en 1994 l’Armée rwandaise était mieux préparée qu’en 1990 et que le Fpr avait profité de ces moments de faiblesse pour engranger avec les Accords d’Arusha, des gains sans commune mesure avec ce qu’il représentait réellement sur le terrain. Ces faucons étaient convaincus qu’une éventuelle confrontation ne tournerait pas forcément à l’avantage du Fpr. Ce plan était soutenu par un projet génocidaire destiné à régler une fois pour toutes, la «question tutsi» !
Fort des ces arguments, le président Habyarimana s’est évertué à une obstruction systématique à la mise en place des institutions de la transition comme premier jalon du pilotage stratégique du plan de rétablissement du «hutu power» porté sur les fonts baptismaux par la Révolution sociale de 1959 qui ne pourrait prospérer que par l’élimination de l’ennemi héréditaire «tutsi».
Le plan d’obstruction consistait à :
- demander la réintégration du Cdt, le parti extrémiste hutu, dans le processus en sachant pertinemment que cette demande sera rejetée par le Fpr ;
- diviser le Mdr, parti du Premier ministre désigné, Faustin Twagirimugu, suivant la fracture ethnique ;
- diviser le Parti libéral de Lando ;
La conséquence de ces divisions fut l’impossibilité de mettre en place, comme le prévoyaient les faucons du régime allié des génocidaires, les institutions de la transition et ouvrant ainsi la voie à la confrontation et au règlement définitif de la question tutsi !
Devant ce blocage, le président est invité à Arusha par ses pairs pour obtenir l’engagement de mettre en œuvre les accords tels que ratifiés par les partis au conflit. Habyarimana s’envole le 3 avril avec ses plus porches collaborateurs, laissant le pays aux mains du colonel Théoneste «Funeste» Bagasora. Quelles étaient les intentions du président Habyarimana à son retour ? On ne le saura jamais, puisque son avion sera abattu le 6 avril au-dessus de l’aéroport Grégoire Kayibanda !
Quelques jours auparavant, le 4 avril, le contingent sénégalais fêtait avec faste l’indépendance nationale comme le prévoit le règlement des Nations Unies, sans se douter un instant du drame qui se préparait et que l’homme qui présidait la cérémonie, en l’occurrence le colonel «Funeste» Bagasora, en l’absence des hautes autorités politiques et militaires du Rwanda, en savait peut-être quelque chose !
Cet événement sera considéré comme l’élément déclencheur du génocide dont le coup d’envoi était donné dès le , 7 avril, après un soi-disant discours d’appel au calme du colonel Bagasora, quelques heures après la mort du président Habyarimana. Pendant cent jours, plus de 900 000 victimes, en majorité tutsis, furent dénombrées au cours de ce qu’un correspondant du Times résumait ainsi dès les premiers jours : «No more devils in hell, they’re all in Rwanda» (Les sbires ont déserté l’enfer, ils sont tous au Rwanda) !
L’attentat contre l’avion présidentiel a été utilisé par les «négationnistes» pour remettre en cause la réalité du projet génocidaire en portant la responsabilité sur les épaules du Fpr ! Cette thèse de l’attentat perpétré par le Fpr et montée en épingle pour nier la planification du génocide. Je l’ai tout de suite écartée, du fait de ma position privilégiée d’officier de permanence les 4, 5, et 6 avril et du dispositif que j’ai eu à observer autour de l’aéroport Grégoire Kayibanda dans la nuit du 4 au 5 avril, quand je me suis engagé par mégarde dans le dispositif au cours de ma reconnaissance des points sensibles ! Ce n’est qu’après l’incident que je me suis rendu compte que j’avais peut-être été le témoin des préparatifs de l’attentat sans que des preuves viennent étayer cette présomption !
Mais aujourd’hui, les études balistiques appuyées par une analyse fine des différentes phases de la marche vers le génocide, les comptes rendus des observateurs mettant en garde contre la probabilité d’une confrontation majeure à laquelle se préparaient les bourgmestres et les membres des Interhamwes (milices du Mrnd, parti au pouvoir) dans leurs secteurs respectifs, l’obstruction systématique de Habyarimana à la mise en place des institutions de la transition, l’élimination ciblée dès les premières heures du génocide, des membres de l’opposition, dont madame le Premier ministre Agathe (qui a révélé le courage du Capitaine Mbaye Diagne), l’attaque contre les forces des Nations Unies, l’appartenance ethnique à la minorité tutsi de l’écrasante majorité des victimes, les appels de la Radio Mille Collines à l’éradication des «Ignenzis» (cafards : nom par lequel les génocidaires désignaient les Tutsi pour leur dénier toute humanité) ; l’instrumentalisation de la presse dite de la haine, le refus des autorités, malgré les demande de la Minuar de déployer la gendarmerie pour contrôler les hordes d’«Interhamwe» servant de supplétifs aux forces régulières, pointent du doigt tout naturellement les tenants du pouvoir comme commanditaires et exécutants du projet génocidaire !
Aujourd’hui que nous nous inclinons pieusement devant la mémoire des victimes innocentes, l’ouverture par la France des dossiers secrets sur cette période permettra d’identifier les responsabilités internationales liées au soutien direct ou indirect, en connaissance de cause ou pas, apporté au projet génocidaire !
Finalement, après cent jours d’un calvaire indescriptible, l’Armée patriotique rwandaise (Apr) mettait fin au génocide en entrant dans Kigali le 4 juillet 1994. Les observateurs sénégalais, suite à l’engagement d’un contingent dans «l’Opération Turquoise», sont exfiltrés par la route vers Entebbe et évacués par un Hercule C130 canadien vers le Kenya pour une période de R&R (Rest and Recuperation) avant leur rapatriement au Sénégal.
Le contingent laisse derrière lui deux camarades d’armes, le capitaine Badji, mort suite à un accident lors du redéploiement du contingent dans l’optique de la prise en compte de la mission par la force onusienne, et le capitaine Mbaye Diagne, mort au champ d’honneur fauché par un obus le 31 mai 1994 !
Malgré ces événements douloureux et après un instant de faiblesse quand Mbaye Diagne fut accompagné pour la dernière fois, par ses camarades d’armes que nous étions, sur le tarmac de l’aéroport de Kigali, les observateurs sénégalais ont repris bravement leur mission jusqu’au 4 juillet et la prise de Kigali avec une plus grande conscience de la dangerosité de la situation, mais la ferme volonté de rester près du peuple rwandais dans lequel ils comptaient de nombreux amis rencontrés au cours des innombrables missions de reconnaissance, d’escortes et de sécurisation pendant la période de ni paix ni guerre de juillet 1993 à avril 1994 !
Ainsi pour nous Sénégalais, ces événements ont montré la valeur de nos soldats et le courage dont ils sont capables de faire preuve sur les théâtres d’opération ! Les Nations-Unies ne s’y sont pas trompées en décrétant la «Médaille du courage» au capitaine Mbaye Diagne qui a rejailli sur tous les observateurs sénégalais déployés dans le cadre de la Minuar, en particulier et surtout les Casques bleus sénégalais en général partout où la Communauté internationale fait appel à leur engagement, à leur savoir-faire et savoir-être !
Pour les amis du Rwanda, ils peuvent dire qu’heureusement que ce magnifique pays continuera de vivre et d’exister grâce à la résilience de son Peuple et à l’engagement de ses dirigeants à puiser dans les douleurs du passé, la passion pour l’avenir !
Pour la Communauté internationale, «il ne faut plus jamais ça», ni au Rwanda, ni au Congo, ni au Soudan, ni nulle part ailleurs car nous pouvons aujourd’hui identifier les germes de projets génocidaires et les tuer dans l’œuf à la seule condition de ne pas succomber aux charmes des «négationnistes» !
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** Mamadou Adje a été observateur militaire sénégalais de la Mission des Nations Unies au Rwanda, pendant le conflit armé et le génocide. (source : www.seneplus.sn)
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