«L’Etat fédéral reste le destin de l’Afrique»

On le présente comme un des héritiers de feu Cheikh Anta Diop, chercheur et homme politique sénégalais, défenseur de l’antériorité de la civilisation nègre et militant panafricaniste. Théophile Obenga parle toujours du panafricanisme avec la conviction qu’il s’agit d’une exigence qui deviendra réalité. «Nous arriverons à l’Etat fédéral panafricain. C’est ça le destin africain», clame-t-il. Mais, comme il le souligne aussi dans cet entretien accordé à Freddy Mulumba Kabuayi, journaliste au quotidien Le Potentiel paraissant à Kinshasa, il importe que les dirigeants africains opèrent des ruptures indispensables. Ruptures dans leur vision de l’intégration, dans leurs rapports avec les bailleurs de fonds, dans la perception des intérêts et du devenir du continent.

Vous passez au plan international comme l’héritier de Cheik Anta Diop. Aujourd’hui, avec tous vos travaux, avez-vous l’impression que les hommes politiques ont pris conscience de l’unité de l’Afrique ?

On croit que ceux qui parlent de l’Union africaine, ce sont eux qui font son unité. Les chefs d’Etat, aujourd’hui, croient que l’Union africaine, c’est leur affaire. Tant mieux. Mais en fait, c’est depuis le 19e siècle qu’on parle de panafricanisme. Marcus Garvey, un Jamaïcain, est le créateur du panafricanisme. Il y a les Dubois et autres. C’est une longue tradition. Ils ont organisé le congrès panafricain. Ensuite, il y a les Kwame Nkrumah, Jomo Kenyatta, Julius Nyerere et Kenneth Kaunda qui leur ont emboîté le pas. Puis a suivi la génération de Cheick Anta Diop jusqu’à Lumumba, Luis Cabral et Thomas Sankara.

Lumumba, présent au Sommet d’Accra (Ndlr : conférence panafricaine organisée en décembre 1958 par Kwame Nkrumah), nous a ramené le panafricanisme en Afrique centrale. De tout temps, ces idées de renaissance africaine, de panafricanisme, d’union africaine, de solidarité, de destin commun ont toujours drainé la politique africaine. Parfois, très rapidement. Parfois, très lentement. Des fois, on fait semblant d’oublier. De toute façon, si nous lisons le monde aujourd’hui, la Chine a déjà plus d’un milliard d’habitants. Un pays très puissant. D’ici 20 ou 30 ans, la Chine sera peut-être la première puissance du monde, au point de vue économique. Le Japon est une puissance. Il en est de même de l’Inde. L’Europe va se construire avec l’union. Les Européens veulent même détacher les pays africains de la Méditerranée, en constituant l’Union pour la Méditerranée. Les pays de l’Amérique latine, tels que la Colombie avec Hugo Chavez, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et le Brésil veulent faire leur marché commun, leur unité économique. Les Etats-Unis veulent faire un grand ensemble avec le Canada et le Mexique.

Pouvons-nous tenir devant ces nouvelles masses continentales, devant cette géopolitique de la nouvelle mondialisation ? Nous ne pouvons pas tenir dans l’isolement actuel. La CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest), la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale), la SADC (Communauté de développement de l’Afrique australe), tout ça va passer.

Ce panafricanisme demeure-t-il un rêve ?

Non. En tout cas, nous arriverons, au cours du siècle, même à la fin de celui-ci, à l’unité continentale de l’Afrique. Nous arriverons à l’Etat fédéral panafricain. C’est ça le destin africain. Et nous avons les ressources matérielles pour le faire. Nous sommes le continent le plus riche de la terre. Nous avons des intelligences, une population, etc. Nous avons tous les moyens.

Qu’est-ce qui se passe ? Tout le monde se développe avec les richesses africaines, en l’occurrence l’Europe et les pays asiatiques. Tandis que les pays africains s’appauvrissent. Ce qui est paradoxal. Il faut développer l’Afrique. Et ce faisant, développer l’Humanité. L’Afrique, on ne s’en rend pas compte, est une puissance.

Donnez-vous donc raison au président libyen, Mouammar Kadhafi, qui veut que soient créés les Etats-Unis d’Afrique ?

Oui. Mais Kadhafi n’est pas le premier. Nkrumah en avait parlé. L’Afrique doit s’unir. Le président Kadhafi pousse ce destin que nous soutenons. Mais il faut de la méthode. Faisons des Etats fédérés avec un gouvernement fédéral qui aura des représentants ministres. En ce moment-là, nous pèserons en tant qu’Etat dans la communauté internationale. C’est ça la démarche. Il faut réaliser l’unité politique, d’abord, l’unité gouvernementale de gestion. Comment voulez-vous gérer s’il n’y a pas de gouvernement ? Il faut d’abord faire un Etat politique. Et la politique commande l’économie. Il faut connaître l’orientation, l’idéologie, les ambitions. Qu’on ait avant tout le royaume politique et tout le reste viendra après.

Voilà pourquoi les ensembles économiques ne marchent pas. La CEMAC ne marche pas bien parce qu’il y a ce vide, parce qu’il n’y a pas de contenu politique, idéologique. On ne fait la critique de personne. Mais avec de petits projets économiques de ceci ou cela quelle est l’ambition, la vision, l’idéologie politique ? Parle-t-on de la protection du peuple africain au sein de la CEMAC, de la libre circulation ? Quels sont les droits des peuples de la CEMAC ? Comment favoriser leur bien-être ? C’est ça, d’abord, qu’il faut définir. Ce n’est pas protéger ce qui est très passager.

Les Européens n’ont pas commencé par le contrôle des visas. Ils ont débuté par réaliser l’Union européenne où l’on compte aujourd’hui 27 pays membres. La CEMAC n’a pas l’idéologie de l’Unité africaine. Voilà pourquoi ça marche lentement.

On se rend compte aussi que la présence française en Afrique centrale handicape le processus de formation des Etats-Unis d’Afrique ?

Les intérêts français, européens ou américains profitent de la faiblesse politique, du vide politique, du manque de leadership. Chacun sauve ses intérêts. Nous sommes dans un monde de loups. La mondialisation, c’est quoi ? C’est la lutte des intérêts au niveau planétaire. Alors, chacun défend ses intérêts. Si j’étais Français, j’allais défendre les intérêts de mon pays en Afrique. A qui la faute, si les Africains ne défendent pas leurs intérêts ?

Aujourd’hui, les Chinois ne viennent pas en Afrique parce qu’ils aiment ce continent mais pour leurs intérêts. C’est pour se développer qu’ils viennent chercher le pétrole, l’uranium, l’or … C’est normal. L’Inde, le Japon, la Russie, les pays européens feront la même chose. Il faut que l’Afrique apprenne à défendre ses intérêts. Et du coup, à coopérer, à dialoguer avec les autres. Mais nous coopérons, nous dialoguons sans défendre nos intérêts. C’est-à-dire que le patriotisme africain fait défaut, en quelque sorte. Ce patriotisme dont faisaient preuve les Lumumba. Ils n’avaient pas parlé d’économie, mais, d’abord, de la dignité africaine, du respect de l’Africain, des intérêts africains à sauvegarder. C’est ça qui va nous mobiliser pour bâtir le pays. Et construire le pays pour défendre ses intérêts va nous faire respecter des autres. Quand ceux-ci nous respectent, on peut alors dialoguer librement et à égalité.

Comme le souligne la Déclaration universelle des droits de l’Homme, tous les hommes sont libres et égaux. Nous croyons toujours que nous sommes inférieurs par rapport à l’homme blanc. Les Belges, qui connaissent la pagaille entre Flamands et Wallons, veulent avoir un regard moral sur les affaires du Congo démocratique. Mais de quel droit ? Les Africains ont-ils un droit de regard sur les affaires de la Belgique, de la France, du Portugal ou de l’Espagne ? Ils arrêtent les gens comme ils veulent. Nous n’avons jamais traduit en justice, à la Cour pénale internationale de La Haye, le Belge qui a assassiné Lumumba. Il en est de même du Portugais qui a tué Cabral et des assassins de Samora Machel, Buganda, Sankara. Et la communauté internationale, formée de quatre pays (Les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne) régente tout. Mais c’est de la fiction.

Que doit faire l’Afrique ?

Il faut que l’Afrique défende ses intérêts. Le jour où cela deviendra réalité, ils viendront se mettre à genoux pour renégocier les contrats, les affaires. Quand nous dirons que le diamant de Mbuji-Mayi nous appartient et que nous le vendons à qui nous voulons, et qu’Anvers n’est pas la capitale du diamant, et que c’est nous qui sommes la capitale du diamant, ils vont nous respecter. Ils viendront pour la réconciliation, pour nouer des amitiés. Parce que dans le sous-sol européen, il n’y a rien. Donc ils auront toujours besoin de nous. On ne leur doit rien du tout.

En dehors de puissances néo-coloniales, les institutions de Bretton Woods ne poursuivent-elles pas la néo-colonisation ?

Nous respectons les institutions internationales telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Ces institutions ont-elles été créées pour résoudre la misère africaine ? Est-ce que la philosophie des institutions de Bretton Woods vise le soulagement de la misère africaine ? Elles n’ont pas été créées pour cela. Les Etats-Unis, aujourd’hui, ont un budget déficitaire. Pourquoi ils ne s’endettent pas auprès de la Banque mondiale, qui est à 5 minutes de la Maison Blanche. Non, les Etats-Unis se sont tournés vers la Chine pour s’endetter. Pourquoi la France déficitaire dirige le Fonds monétaire international pour ne pas s’endetter auprès de la Banque mondiale ? Elle aussi est allée frapper à la porte des Chinois. Et ils nous demandent de nous rabattre sur la Banque mondiale.

Ces institutions respectables n’ont pas été créées pour nous. Nous devons simplement quitter la Banque mondiale parce qu’elle a apporté la pauvreté en Afrique. Elle a élaboré, soi-disant, des programmes d’ajustement structurel. Le Ghana était le meilleur exemple. Mais il est dans la misère absolue aujourd’hui. Ces institutions favorisent la culture de rente de coton au Mali. Elles sont contre les cultures vivrières. Si nous avons la crise alimentaire, c’est à cause de la Banque mondiale. Le FMI est contre le développement de l’Afrique. Il n’y a que celle-ci à ne pas le comprendre. Quel pays a-t-il développé dans le monde ? A-t-il développé le Bangladesh ? Même le Maroc qui a quitté ces institutions n’en est pas mort.

Les dettes contractées auprès de la Banque mondiale ne sont pas justes. Car l’argent qu’elles donnent à un chef de l’Etat africain va dans les poches des dirigeants en place. Et les experts de ces institutions, les plus corrompus de la terre, le savent. L’ancien directeur du Fonds monétaire international, Paul Wolfowitz, payait sa maîtresse comme salariée de la Banque mondiale. Est-ce que les Africains font cela ?

Les Africains sont-ils si naïfs, qu’ils acceptent n’importe quoi ?

Oui. Nous sommes des naïfs. Le cas de Wolfowitz est là. Les gouvernements français, belge, britannique,… sont les plus corrompus. Ils sont dans la magouille. Les Italiens, n’en parlons pas. Comme les africains sont naïfs, ils laissent faire. Pourtant, ils ont des experts en économie. La Chine s’est développée sans coopération. L’Europe également. La France s’est développé en coopérant avec qui ? Des experts anglais ? Les capitaux anglais ont-ils développé la France ? Les experts hollandais ont-ils coopéré avec leurs homologues belges pour développer la Belgique ? Est-ce que ce sont les Italiens qui développent l’Espagne ? Pourquoi les Africains acceptent-ils cette fameuse coopération ?

Selon vous donc, il est temps que l’Africain libère un peu son imaginaire parce qu’il pense toujours qu’étant Noir, il est inférieur à l’homme blanc, il est sous-développé…

Vous avez touché le problème essentiel. C’est-à-dire l’homme pris dans son état primitif dans la philosophie bantoue du père Tempels. Et tout ça, c’est l’art sauvage, primitif. On lui inculque le sentiment d’infériorité. On on cultive chez moi la peur de ma culture et de moi-même, l’adoration du modèle européen occidental. Dans ce complexe qu’on développe exprès, on ne peut rien faire. On ne prend pas son destin en main. Il nous faut nous décomplexer mentalement. Après, on peut chercher les voies et moyens, avec la coopération que nous choisirons librement.

On n’est pas contre la coopération, mais qu’on ne nous impose rien du tout. On est assez grand pour décider nous-mêmes de notre destin. Les Occidentaux ont créé, notamment, la Banque mondiale et le FMI pour nous emprisonner. Parce que si l’Afrique se développe, l’Europe va changer car elle n’a rien. Tout le monde est en République démocratique du Congo, y compris les Chinois. Ils ont pris d’assaut la province du Katanga, se ruant vers le cobalt. Heureusement que le gouverneur de cette province a doublé le prix. Il devait même les tripler, voire les quadrupler. Les Chinois vous envoient de la pacotille, avec des serrures qui ne tiennent pas. On nous envoie des assiettes pourries, des carreaux qui ne tiennent pas … et on les accepte.

A supposer que le Nigeria, la République démocratique du Congo, l’Afrique du Sud soient éveillés, debout, ces pays n’accepteraient pas n’importe quoi. C’est pour cette raison que je soutiens le président Mugabe. Je n’ai jamais toléré que les européens critiquent un chef d’Etat africain. Nous devons régler nos problèmes nous-mêmes. Ils n’ont de leçons à donner à personne. Ils ne font pas mieux que nous. Voyez comment ils traitent les Noirs qui vivent en Europe, les immigrés, les Sans papiers. Quand les Blancs critiquent Mugabe, c’est qu’il est bon. Le fait de reprendre les terres pour les rentabiliser est bon. Ce sont des terres à nous.

En Afrique subsaharienne, le nombre des jeunes dans la tranche d’âge de 15 à 35 ans est de 400 millions. Ils sont en chômage. Ils ne vont pas à l’école, parce qu’il n’y en a pas. Ceux qui sont près des Canaries préfèrent se faire bouffer par l’Océan. La police aérienne et navale espagnole leur tire dessus à bout portant. C’est un crime. Et la Cour pénale de La Haye ne dit rien. On dit qu’ils sont des naufragés sans nous montrer les cadavres parce qu’ils sont criblés de balles. Ils montrent les soi-disant rescapés. Un crime dont l’Union africaine ne parle pas.

(…) Cette jeunesse-là, qui va diriger l’Afrique demain, doit bénéficier d’une éducation. Il faut lui assurer le travail. Voilà pourquoi je propose qu’on conçoive une université africaine à notre manière. Si nous voulons, comme le dit Thabo Mbeki, que le 21e siècle soit celui de l’Afrique, de la renaissance africaine, je pense que cela doit fondamentalement commencer par l’éducation. Eduquer la jeunesse, la doter d’outils modernes. Sinon, elle ne saura pas diriger l’Afrique. Elle ne pourra pas non plus participer à la gouvernance du monde. Parce qu’elle n’aura pas été préparée.

Que font aujourd’hui les jeunes américains entre 15 et 35 ans ? Ils sont tous à l’université. Il en est de même des jeunes européens. Les Indiens font eux-mêmes leur bombe atomique. Ils n’ont pas besoin d’experts américains ou européens. La jeunesse chinoise prépare l’avenir de la Chine.

(...) Etes-vous hanté par le pessimisme ?

Je suis très optimiste parce que l’Afrique est le berceau de l’Humanité. Nous sommes les premiers êtres dans cette Humanité. Les premiers hommes à faire l’amour sur cette terre sont les Africains. Ils sont aussi les premiers à voir quelqu’un naître, un homme mourir. Les premiers à voir la nature, à s’interroger sur celle-ci, sur le destin de l’Homme et sur le sens même de la vie. Ce sont les africains qui ont philosophé d’abord, ont organisé la société jusqu’au stade de l’Homo Sapiens. Nous ne sommes pas en dehors de l’Histoire. Maintenant que les choses évoluent, l’Homme s’adapte à son environnement. Il peut changer de peau, de couleur des yeux. L’Humanité ne peut pas se faire sans les Africains et l’Afrique. Nous avons été esclaves, colonisés, nous sommes encore là. Nous pouvons encore régénérer le bonheur de l’Humanité.

* Théophile Mwené Ndzalé Obenga est égyptologue, linguiste et historien. Avec Cheikh Anta Diop, il défend une vision de l'histoire africaine recentrée sur les préoccupations des chercheurs et intellectuels africains, soucieux de revisiter leur patrimoine (Afrocentricité).

* L'intégralité de cet entretien est parue par l'édition du 7 juillet du Potentiel

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