«Nous avons manqué de vigilance devant la nouvelle révolution verte»

http://www.pambazuka.org/images/fr/articles/51/fr47273mamadou.jpgPambaz… News : En décembre 2007, lors de la conférence des organisations paysannes d’Afrique, tenue à Sélingué, au Mali, le débat sur la révolution verte a été posé comme une priorité. Pourquoi pensez-vous qu’il y a urgence sur cette question ?

Mamadou Goïta : C’est comme le débat sur les changements climatiques, qui a permis de faire prendre conscience de l’ampleur du phénomène et de poser un œil critique sur les décisions prises aux niveaux national et international. Aujourd’hui, il importe de savoir pourquoi on veut pousser nos Etats à s’engager dans la révolution verte et les biocarburants, alors qu’on connaît les impacts négatifs que cela peut avoir sur la production alimentaire. C’est en ayant conscience de tout cela que nous avons décidé de nous engager dans une campagne internationale contre la révolution verte et de travailler à des alternatives crédibles dans le cadre des politiques nationales, régionales et internationales.

Le débat semble bien posé au sein des organisations paysannes, mais comment le porter au-delà, pour impliquer davantage les populations ?

En effet, que les populations sont mal informées des implications futures de ce qui se passe. Et même au niveau des organisations paysannes il y a encore du travail à faire. Nous avons eu à l’occasion, au cours de cette conférence de Sélingué, de réunir des acteurs qui, pour la plupart, son avertis des questions de l’heure, et pourtant les questions que nous avons abordées, relatives à la révolution verte ou aux biocarburants ne leur sont pas encore bien familières. Ce constat est inquiétant. Si ces acteurs, qui sont à l’avant-garde ne sont pas bien avisés par rapport aux grands enjeux du moment, alors que nos Etats sont en train de s’embarquer sur des pistes qui peuvent nous mener à la catastrophe, il y a lieu de s’alarmer.

Au-delà de s’alarmer, que faut-il faire ?

Nous devons arriver à constituer une masse critique de personnes bien informées et agissantes. Cette rencontre de Sélingué est une étape. La suite va consister à faire des restitutions au niveau local, à mobiliser, à impliquer les médias pour mieux informer les populations. Les documents présentés lors de cette conférence devraient être traduits dans les langues nationales pour toucher les communautés jusqu’à la base.

Que comptez-vous faire en direction des autorités qui se tournent de plus en plus vers la politique des biocarburants ?

Nous avons aussi décidé d’entrer dans un processus de dialogue politique avec nos gouvernants, nos décideurs, nos chercheurs. Il nous faut échanger avec eux pour leur faire part de nos inquiétudes, leur faire comprendre qu’il ne sert à rien de s’opposer les uns les autres sur ces enjeux du moment. Il s’agit plutôt de savoir où se trouve notre intérêt commun, partager nos idées et prendre les décisions les meilleures pour l’intérêt de nos populations.

Où se trouve cet intérêt commun ?

Quand on prend la question des changements climatiques, il suffit de regarder autour de nous. Dans le passé, un paysan malien planifiait sa production en fonction du début et de la fin de la saison pluvieuse. Tout le monde savait qu’à partir du mois de mai, il fallait préparer les champs pour semer en juin ; dans tous les pays du Sahel on récoltait pendant la période de septembre-octobre. En 2007, la saison des pluies a commencé en fin juillet ; un tel décalage est perturbant. Autre signe : regardez les niveaux des cours d’eau, voyez les niveaux des températures. Il y a quelques décennies, il fallait porter des pull-overs pour aller à l’école pendant les mois de novembre-décembre, aujourd’hui nos enfants n’en ont plus besoin parce que ce froid n’existe plus au Mali.

Ce sont autant de choses qui poussent à devoir à agir et on ne peut le faire que si les gens prennent conscience des intérêts divergents qui structurent le monde : les nôtres et ceux des autres. Avec l’Alliance pour la révolution verte en Afrique (AGRA – Alliance for Green Revolution in Africa), on sait aussi que des orientations ont été dégagées, que des études se font, que des projets sont financés et des équipes sont en place. Mais cette politique n’a aucune orientation pratique. On entend les responsables d’AGRA dire : «Nous voulons développer l’agriculture africaine, nous voulons travailler sur les semences, sur les politiques semencières, sur l’eau, sur le savoir paysan, sur la fertilisation des sols, etc.». Mais quelles sont les actions entreprises aujourd’hui dans ce sens ? Rien de ce à quoi on pouvait s’attendre.

A quoi vous attendiez-vous ?

On a pensé, au départ, qu’il s’agissait d’idées à partir desquelles on allait construire ensemble, eux et nous, avec les petits paysans et les organisations de la société civile qui les accompagnent, avec les chercheurs, etc. Mais que voit-on aujourd’hui ? On se retrouve au Mali avec deux projets financés sur la production de semences de maïs et de riz, alors que notre travaille sur d’autres projets rizicoles sur lesquels nous sommes assez avancés dans la vulgarisation. A partir de là, pourquoi perdre des investissements dans d’autres spéculations ? Même chose pour le maïs, à propos duquel il y a un nouveau projet dont nous n’avons pris connaissance qu’en octobre 2007. D’ailleurs, c’est à partir de là que nous qui avons invité les Fondations Gates et Rockefeller à nous rencontrer pour s’expliquer sur ce qu’ils étaient en train de faire.

Vous vous trouvez en somme devant le fait accompli ?

Absolument. Ce ne sont plus des idées que nous sommes en train de combattre mais des actions. D’où l’urgence de mener un travail d’information et de sensibilisation pour que les décideurs de nos pays puissent comprendre et réagir. Il faut le faire maintenant. Demain il sera trop tard.

Comment justifier le faible niveau d’informations de la société civile et des producteurs, pour un projet qui est en phase de matérialisation ?

Plusieurs phénomènes expliquent cela. Derrière AGRA il y a des multinationales qui tirent les ficelles. On sait ce que représente pour elles le secret scientifique, l’information stratégique. C’est la raison pour laquelle, dans nos pays, le niveau d’information était quasi nul. Les choses se discutaient et se décidaient ailleurs. Ceux qui en savaient quelque chose l’expliquaient mal, car ils ne maîtrisaient pas les enjeux cachés derrière ce qu’on leur disait. Ils ne voyaient qu’une chose : ces gens (Ndlr : les fondations Gates et Rockefeller) vont investir 150 millions de dollars sur cinq ans pour sortir l’Afrique de la pauvreté et de la faim.

Qui avait cette information ?

Les chercheurs… Un grand responsable d’AGRA, au niveau régional, nous a dit que pour des raisons logistiques il leur était impossible d’aller jusqu’aux paysans pour les consulter. Ils se sont donc limités à échanger avec les chercheurs, sous le prétexte que ces derniers connaissent les besoins des paysans et peuvent s’exprimer pour eux... Vous voyez l’esprit qui est derrière cette entreprise ! Donc si la société civile est mal informée, c’est parce qu’il y a eu des manœuvres secrètes autour du processus. Il faut aussi dire que certains qui avaient l’information dès le départ et ont cherché à en parler n’ont pas été pris au sérieux.

Quand est-ce que vous avez été averti de ce qui se préparait ?

Il y a un peu plus d’un an, en 2006. J’ai essayé d’attirer l’attention sur cette deuxième version de la révolution verte qui se préparait, sans trop parvenir à mobiliser autour de cette question.

Pourquoi ?

Vous savez, l’Afrique fait l’objet de nombreuses sollicitations ; elle se trouve face à tellement d’enjeux qu’il est difficile parfois de trouver oreille attentive. Nos autorités sont plongées dans les négociations sur les accords de partenariat économique avec l’Union européenne, il y a la question de la dette, de l’AGOA (Ndlr : accord sur le commerce avec les Etats Unis), des biotechnologies, etc. Il y a beaucoup de dossiers sur lesquels les propositions viennent des autres, que l’Afrique doit maîtriser pour pouvoir négocier. Il était difficile de faire réagir sur un problème de plus.

Y a-t-il des pays qui ont des positions que vous estimez positives à propos de la révolution verte ?

Nous avons essayé de faire le tour de l’Afrique de l’Ouest. Malheureusement, parmi les décideurs, peu savent ce qu’est la révolution verte, ce qu’est l’AGRA. Leur manque d’information est déjà un problème. Mais certains, après nous avoir écouté, ont décidé de contribuer à nos démarches. C’est le cas au niveau de la Guinée-Bissau, où nous avons rencontré le président de l’Assemblée nationale et le ministre de l’Environnement et des Ressources naturelles. Ils sont disposés à collaborer avec la société civile bissau-guinéenne autour de ces questions. Les autorités de ce pays étaient en phase de boucler le processus de mise en place du projet, mais après avoir étudié les documents que nous leur avons présentés, ils ont décidé de tout mettre en stand by pour que la société civile puisse donner son avis. Ils ont promis de traduire en français les documents qui sortiront de cette réflexion pour nous les envoyer, afin que nous puissions donner notre opinion.

Mais il ne faut pas se leurrer ; il ne suffit pas de convaincre un pays pour le préserver. Si la Guinée-Bissau a un problème avec sa biodiversité, le Mali, le Sénégal, la Gambie, la Guinée, etc., sont sous la menace. Avec les échanges qui existent entre nos pays, avec les marchés frontaliers, les semences circulent. Il faut donc des réponses régionales, voire continentales. Au Mali aussi, on a discuté avec les autorités qui commencent à prendre conscience du phénomène. Un haut responsable nous a d’ailleurs avoué toutes les pressions dont ils sont l’objet. Selon lui, il n’y a pas un seul jour où des propositions pressantes d’introduction des Ogm ne tombent sur la table. Si ce n’est un appel au téléphone depuis l’extérieur, c’est quelqu’un qui se présente à son bureau. Sa conviction s’est alors faite d’elle-même et il s’est dit qu’on n’a pas besoin de faire tant de pressions pour convaincre d’une bonne chose. Dans d’autres pays on peut aussi citer des alliés bien avisés par rapport à ce qui se trame ; qu’ils soient dans le monde de la politique ou de la recherche.

Et dans les pays où les discussions n’aboutissent pas, quelle pourrait être votre démarche ?

Notre réseau, la Coalition pour la protection du patrimoine génétique africain (COPAGENA), est toujours engagé dans une dynamique de dialogue. Nous pouvons faire des pétitions, nous pouvons organiser des marches, mais le primat, dans notre agenda, reste le dialogue politique. Au niveau du Mali, nous avons eu plus de quatre séances d’informations au niveau de l’Assemblée nationale, deux au niveau du Haut conseil des collectivités territoriales, sans compter les rencontres avec le Conseil économique et social et les débats menés avec les chercheurs. Il en est de même avec le président de la République et le Premier ministre.

Arrivez-vous toujours à vous faire entendre ?

Non. Parfois des décisions sont prises à l’encontre de nos avis. Mais nous sommes optimistes dans nos dialogues, car il y a eu des moments où nos discussions avec les autres composantes ont abouti à des coalitions fortes pour des actions décisives. Ce fut le cas lorsque la Banque mondiale avait voulu arrêter tous ses programmes au Mali, parce que le gouvernement ne voulait pas réduire les prix aux producteurs de coton.

Au-delà de cette approche-pays pour le plaidoyer et l’action, y a-t-il des initiatives au niveau régional ?

On entend bâtir des coalitions nationales fortes pour aller ensuite au niveau régional. La COPAGENA est présente dans les huit pays de l’Union économique monétaire ouest-africaine, en plus de la Guinée. Nous soutenons toutes les initiatives prises au niveau des pays. Là où il y a des mobilisations, des délégués viennent des autres pays pour les soutenir. Par exemple, en novembre 2007, quand nous avons organisé la journée d’informations sur l’AGRA, nous avons invité des participants de tous les autres pays. C’est ensuite que, collectivement, nous avons rencontré les délégués de la Fondation Gates et de la Fondation Rockefeller, pour leur faire comprendre que nous sommes dans un processus régional et que les questions qu’ils veulent débattre avec la société civile malienne sont les mêmes que celles qui se posent dans les autres pays de ce projet.

Y a-il des plans d’actions qui se dessinent au niveau régional ?

Cette conférence de Nyéléni (Ndlr : le centre Nyéléni est le lieu où s’est tenue la manifestation, dans le village de Sélingué) a déjà esquissé des plans d’actions sur la révolution verte, sur les changements climatiques. En dehors des journées d’information ou la campagne internationale que nous envisageons de mener, des outils sont sortis de cette rencontre, que nous comptons exploiter pour la sensibilisation. On ira jusqu’à essayer de mobiliser l’opinion publique aux Etats Unis, en Europe, en Asie, pour soutenir l’Afrique dans sont combat.

Est-ce qu’il y a des dates, des événements qui vont être mis à profit ?

La semaine prochaine (Ndlr : l’entretien a eu lieu en début décembre 2007), il y a une conférence des parties sur la convention sur la diversité biologique qui se tient en Chine. Certains de nos membres y sont présents. Ils attendent qu’on leur dise les positions que nous avons arrêtées ici, pour qu’ils puissent les défendre au cours de cette rencontre. En mai 2008 aussi, nous visons la rencontre de Bonn qui sera consacrée à l’alimentation et à la biodiversité. Ce sera l’occasion de montrer que nous autres, Africains, nous nous soucions aussi de la biodiversité et que la manière dont certains veulent la gérer ne répond pas à nos préoccupations, à nos intérêts. La société civile africaine se prépare à cette rencontre. Je suis membre du comité international chargé de sa préparation et nous sommes en train de définir les thématiques à poser ainsi que les stratégies à développer à cette occasion.
La session des ministres de l’Organisation Mondiale du Commerce qui se tient en 2008 sera aussi une occasion de mobilisation, tout comme les différentes rencontres prévues dans le cadre du Forum social mondial.

Comment expliquer le fait que l’Afrique est aujourd’hui au centre de tant d’enjeux, alors qu’on la présente comme la terre de toutes les misères, avec un poids quasi nul dans les échanges économiques mondiaux ?

Malgré tout ce qu’on dit, l’Afrique est aujourd’hui la solution pour les autres. Elle dispose de ressources importantes, même si elle a été pillée pendant des siècles. L’Afrique offre aussi un marché de plusieurs centaines de millions d’habitants qu’on veut habituer à certains modes de consommation pour pouvoir les inscrire dans les filières de distribution. Les marchés européens et américains sont devenus plus difficiles d’accès aux multinationales, à cause des normes draconiennes de protection qui rendent plus chers les coûts de production, alors on se tourne vers l’Afrique où ces barrières n’existent pas.

L’Afrique devient donc le marché du futur, l’espace où il faut investir. Un des enjeux du biocarburant dans lequel on veut pousser les Africains est là : n’ayant plus de terres ou produire, l’opinion publique occidentale n’acceptant qu’on prenne les cultures destinées à l’alimentation pour faire du biocarburant, on se dit que l’Afrique peut constituer une terre à coloniser. Ainsi tous les regards sont portés sur nos terres, sur nos ressources en eau qui constituent une bonne partie du potentiel mondial ; car ailleurs elles se raréfient au point que d’aucuns pensent que la prochaine guerre mondiale sera une guerre de l’eau. En Afrique, nous avons non seulement les plus grands bassins au monde, mais des bassins moins pollués que les autres.

Je peux y ajouter que si l’Afrique est le continent de la misère, c’est aussi le continent où l’air est le moins pollué. En dehors de l’Amazonie, les grandes forêts tropicales sont en Afrique. Le pétrole africain est celui de l’avenir, en particulier avec le Nigeria. Pour toutes ces raisons, certains cherchent à jouer sur la misère actuelle du continent pour nous engager dans un nouvel asservissement.

Mais à vous entendre, il y a une faible prise de conscience de ces enjeux.

Il y a peu de gens qui s’arrêtent, qui analysent et qui essayent d’avancer. Trop de sujets nous interpellent en Afrique, que j’ai cités tout à l’heure, alors que les ressources humaines manquent. Quant à nos Etats, ils ont souvent les mains liés par des accords qui les empêchent de s’engager dans certaines voies, de réagir sur un certain nombre de questions. Certes, le mouvement social est libre de ses réflexions, mais il n’est pas le décideur. Nous questionnons, nous interpellons, nous informons, nous formons, mais c’est à l’Etat qu’il revient, en dernier lieu, de se déterminer, de voter des lois, de prendre des décrets. A la limite, nous pouvons juste être des forces de pression en jouant sur la mobilisation sociale.

Où sont les meilleurs alliés de l’Afrique dans ce combat ?

Ils sont sur tous les continents, dans tous les secteurs. Que ce soit des décideurs ou des membres de la société civile. Pour que cette conférence de Nyéléni puisse se tenir, il y a eu le soutien de fondations américaines. Elles sont une soixantaine d’organisations qui, quand nous avons posé le débat avec les Fondations Gates et Rockefeller, ont pensé que nous devions continuer la réflexion sur les positions que nous défendions. Mieux, elles ont interpellé ces deux fondations à travers des lettres ouvertes.
Des alliés, nous en avons aussi au niveau du Parlement européen, qui sont déjà engagés avec l’Afrique dans la dénonciation des Accords de partenariat économique. Ce sont eux qui nous envoient parfois des documents d’information et d’alerte.

Jusqu’à quel point l’Afrique peut compter sur ces alliés ?

Nous savons bien sûr qu’il y a des limites. Pour ces alliés, il arrive toujours un moment où il se pose un conflit d’intérêt, un moment où chacun devient patriote et s’aligne sur les positions de son pays, de son groupe. C’est pour cela que, dans cette lutte, nous les avons à nos côtés mais pas devant nous.

Au-delà de la contestation, avez-vous des propositions alternatives ?
Elles sont certes faibles et méritent d’être renforcées, mais elles existent. De plus en plus d’Africains avancent des alternatives. L’Institut de recherche pour les alternatives au développement (IRPAD), basé au Mali, travaille dans ce sens. Il y a des milliers d’idées que nous ne pouvons prendre en charge, mais le plus important demeure l’autonomie d’action qui repose sur une capacité financière que nous n’avons pas toujours en Afrique. C’est valable pour les Ong, pour les instituts de recherches, etc.

Quand on entend parler des négociations sur le commerce ou encore de révolution verte, on a l’impression que l’Afrique est sous la menace d’une nouvelle colonisation de la part de «soi-disant partenaires». Dans le cas présent, on met davantage à l’index les multinationales. Qu’est-ce qui change ?

Cette colonisation par les multinationales sera plus pernicieuse, plus dangereuse. C’est comme si on mettait maintenant le fusil dans les mains d’un tireur d’élite. Les multinationales ont le pouvoir économique et s’arrogent le pouvoir politique en corrompant les politiciens. Les arguments financiers dont ils disposent sont autrement plus efficaces que les manœuvres politiques dans lesquelles on a longtemps enfermé l’Afrique, avec lesquels on a diverti les Africains. Ce à quoi on assiste aujourd’hui est une nouvelle étape, peut-être la dernière, d’un piège qui se referme sur nous.

Au début, les partenaires extérieurs avaient tout misé sur l’Etat. Dans les années 1970-80, on a décrété la faillite de cet Etat accusé de corruption, de bureaucratie, de mauvaise gestion, pour faire croire aux Ong qu’elles sont les seules à avoir une crédibilité sur laquelle on pouvait compter. On a dépouillé l’Etat pour tout donner à ces organisations. Aujourd’hui que les Ong ont fini de comprendre les intérêts cachés de leurs partenaires au Nord, on les disqualifie pour introduire un nouvel acteur, l’acteur logique qu’est le secteur privé. C’est ainsi que les multinationales se positionnent comme des acteurs centraux du développement ; mais ils vont détruire tout le tissu social dans nos pays.

Comment tout cela se traduit dans le domaine de la révolution verte ?

Quand on regarde la carte du marché mondial des semences, par exemple, on se rend compte qu’elles étaient six ou sept multinationales à tout régenter, il y a quelques années. Il n’y en aura plus que trois, d’ici 2010, pour contrôler 70% des ressources externes de semences qui vont circuler dans le monde et 90% des intrants. Un jour, un grand Pdg aura le monde entier entre ses mains, pour décider quoi semer, quoi manger. On se réveillera alors trop tard pour se rendre compte qu’avec l’Etat et les Ong on avait à qui parler, et que désormais il n’y a plus rien en face de nous. Une multinationale n’a pas de visage…

Comment expliquer cette conjonction entre des fondations qui sont d’habitudes mues par des buts philanthropiques et des multinationales animées par le profit ?

La dérive est venue d’une stratégie développée par les multinationales pour se donner bonne conscience. On ne trouve plus aucune multinationale qui n’ait pas sa fondation. Bill Gates a fait du bon travail en termes d’avancées technologiques avec l’informatique ; aujourd’hui elle a sa fondation. Syngeta, la deuxième multinationale sur le marché des semences après Monsanto, avec un budget qui dépasse celui de tous les pays d’Afrique de l’Ouest, a une fondation qui est son bras armé. C’est à travers elle qu’elle fait de la charité, qu’elle offre des semences aux paysans ; mais il s’agit de semences non adaptées avec lesquelles, l’air de rien, la société fait des expérimentations. C’est à travers ces fondations qu’on élimine les ressources génétiques de nos pays pour planter à leur place des neems ou des eucalyptus, et s’en servir à des fins de recherches au nom de la fondation. C’est à travers ces fondations qu’une multinationale offre une école à un village avec force publicité, alors que dans un autre domaine, tenu secret, elle a déjà pillé le même village.

D’ailleurs, les multinationales de semennces sont mises ensemble pour créer Crop Life, dont le Conseil d’administration est constitué par leurs représentants. Or Crop Life a un statut d’Ong qui lui permet d’agir en souterrain et même de financier certaines de nos institutions sous-régionales comme l’UEMOA, dans le domaine de la biosécurité. C’est aussi un moyen par lequel les multinationales ont démultiplié leurs capacités d’infiltration des mouvements sociaux qui leur sont opposés. Dans les réunions des Ong où on élabore les stratégies, Crop Life est là.

La rencontre de Sélingué a donc pu être infiltrée ?

Nous avons été vigilants sur ce plan. Les fondations Rockefeller et Gates m’ont écrit pour pouvoir participer. Elles ont rempli les fiches à cet effet. Elles voulaient être là pour écouter et avaient même sollicité de pouvoir s’adresser à la conférence pour expliquer ce qu’est l’AGRA. Elles ne sont pas venues parce qu’on leur a dit non. On leur a expliqué qu’il s’agissait d’une réunion interne au cours de laquelle nous voulions réfléchir sur ce qu’elles étaient en train de faire. Si maintenant elles veulent dialoguer avec nous, on trouvera un autre espace pour le faire.

Comment expliquer que Koffi Annan se retouve à la tête du Conseil d’administration d’AGRA ?

Je ne sais pas… Je pense pas qu’il ignore les enjeux. D’ailleurs, la première déclaration qu’il a faite après sa nomination à ce poste, ce fut pour dire qu’il n’y aura pas d’OGM dans le panier d’AGRA. Pour prendre cette position d’entrée, il avait sans doute lu les positions dégagées par la société civile. Tous les bureaux d’AGRA en Afrique de l’Ouest se sont aussi alignés sur la position avancée par M. Annan. Mais est-ce que ce dernier maîtrise ce qui se passe ? Car au Kenya, le laboratoire de biotechnologie financé par AGRA travaille dans la philosophie de la révolution verte. Idem avec les laboratoires que les Etats Unis soutiennent en Egypte ou que la France appuie au Sénégal. A quoi s’ajoutent tous ces étudiants africains qu’on est en train de former à l’Université de Legon au Nigeria ou de Durban en Afrique du Sud, pour qu’ils puissent être les porte-flambeaux des multinationales.

Soit M. Annan sait ce qui se passe mais a besoin de travailler après avoir quitté les Nations Unies, soit il n’a qu’une part de l’information et en ignore l’autre. Peut-être aussi pense-t-il qu’il s’agit d’une chose qui peut être utile à l’Afrique. Quoi qu’il en soit, la COPAGENA lui a adressé une lettre pour lui dire notre incompréhension, tout en le félicitant à propos de sa première déclaration contre le Ogm. Nous lui avons aussi dit que nous souhaitions le rencontrer.

* Mamadou Goïta est le président de la Coalition contre les OGM et pour la protection du patrimoine génétique au Mali

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