Accaparement des terres, corruption et crime industriel

Les liens unissant le monde des affaires et le crime ne sont rien de nouveau. Ce qui est nouveau toutefois, et particulièrement inquiétant, c’est le lien qui émerge aujourd’hui entre les grandes transactions sur les terres agricoles - qui sont presque toujours présentées comme un moyen de contribuer à la sécurité alimentaire, à l’emploi et au développement – et le crime industriel.

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« Le lien entre la corruption et la mauvaise gestion des ressources de pétrole, de gaz et de minéraux a été bien décrit dans la vaste littérature concernant le “paradoxe de l’abondance”. Le lien entre la corruption et le phénomène de “l’accaparement des terres” est moins bien compris et le secret qui l’entoure limite la possibilité d’évaluer l’ampleur et les caractéristiques de la corruption. » - Global Witness, 2012 (1)

Dans d’autres pays, les mouvements sociaux ont soulevé des interrogations sur les connexions entre les acquisitions de terres à grande échelle, comme celles de Senhuile-Senethanol, et le crime d’affaires, qu’il soit le fait d’intérêts privés ou de fonctionnaires.

Au Kenya, la société indienne Karuturi Global Ltd, qui, au cours des dernières années, a obtenu les droits à long terme sur plus de 300 000 ha de terres agricoles en Inde, au Kenya et en Éthiopie, a été reconnue coupable d’évasion fiscale en 2013. (2) Le dossier n’a été rendu public qu’en 2013, mais cela faisait des années que les autorités fiscales kenyanes enquêtaient sur le non-paiement de l’impôt lié à la fraude aux transferts commise par Karuturi. Karuturi est l’un des plus grands propriétaires terriens d’Éthiopie. Il a été accusé de nombreux agissements illicites : non contente de soumettre ses employés à de mauvaises conditions de travail, l’entreprise a été jusqu’à se rendre complice d’atteintes aux droits humains. (3)

La découverte de la fraude fiscale au Kenya n’est pas le seul exemple de crime industriel à l’actif de Karuturi. Certains des principaux actionnaires de Karuturi ont en effet récemment été reconnus coupables de délit d’initiés en Inde. (4) Il semblerait qu’actuellement la survie de Karuturi au Kenya soit menacée en raison d’un effondrement financier. (5)

En Roumanie, la société de holding libanaise Maria Group – qui a récemment pris le contrôle de 20 000 ha de terres agricoles roumaines pour y produire des céréales destinées à l’exportation vers le Moyen-Orient – a elle aussi des antécédents criminels. Selon Eco Ruralis, Agro Chirnogi, une filiale du Maria Group, a été mêlée au financement de campagnes électorales pour ensuite obtenir l’accès à des terres appartenant à l’État durant le mandat des responsables qu’elle avait contribué à faire élire. (6)

Agro Chirnogi a également financé d’autres campagnes politiques ainsi que des équipes de football (comme Karuturi au Kenya). Ses actionnaires ont été accusés par le gouvernement roumain lui-même d’évasion fiscale, de contrebande et de blanchiment d’argent par le biais du Maria Group. Ces crimes industriels vont de pair avec les problèmes sociaux, environnementaux et économiques subis quotidiennement par les gens qui vivent aux alentours de la zone agricole en question (pollution, manipulation, etc.).

En Colombie, selon les chercheurs et les tribunaux de droits humains (7), l’accaparement des terres est devenu « l’une des principales stratégies » de blanchiment de l’argent de la drogue. Dans les années 1980 et au début des années 90, les narcotrafiquants ont fait passer les bénéfices issus d’un commerce de la cocaïne en plein boom dans des acquisitions foncières massives pour le développement de l’agrobusiness. (8)

La tendance se poursuit depuis le début du 21è siècle ; les entreprises ont continué leur expansion dans l’élevage de bétail extensif et, grâce aux nouveaux intérêts « verts » suscités dans l’industrie par le changement climatique, elles ont également multiplié les plantations de palmiers à huile. En 2003, la Cour des comptes du gouvernement estimait déjà que les trafiquants de drogue avaient acheté quatre millions d’hectares de terres fertiles ou 48 % de la superficie agricole totale du pays, soit une valeur d’au moins 2,4 milliards de dollars Us. (9) La cour indiquait qu’étant donné l’utilisation généralisée de prête-noms, le véritable chiffre était probablement proche du double (donc 4,8 milliards). Dans la basse vallée d’Atrato, à Chocó, une grande partie du blanchiment de l’argent par les plantations d’huile de palme a été rendue possible par l’acquisition illicite des titres de propriété ; qu’il s’agisse d’un transfert contestable de contrats d’usufruit ou d’une falsification pure et simple des actes de cession, les autorités légales comme les autorités politiques sont considérées comme complices. (10)

Au Brésil, Le Rapporteur national des droits humains sur la terre, le territoire et l’alimentation affirme que les recettes du trafic de drogue et du blanchiment de l’argent sont enterrées dans les accords fonciers réalisés en Amazonie. (11) Le cas du banquier brésilien Daniel Dantas, dont le parcours personnel est assez sinueux, en est un exemple. (12) Dantas est le fondateur d’Opportunity Asset Management, un actionnaire d’Agropecuária Santa Bárbara Xinguara, l’un des plus gros éleveurs de bétail du Brésil avec 500 000 ha. L’entreprise a été accusée de crimes environnementaux, d’esclavage, d’accaparement de terres et de blanchiment d’argent. (13) Dantas lui-même a été condamné pour avoir tenté d’acheter la police au cours d’une enquête sur ses liens avec le blanchiment d’argent et a été condamné à une peine de prison.

En Argentine, Jorge Capitanich, ancien haut fonctionnaire à Buenos Aires et actuellement gouverneur de la province du Chaco, fait partie des membres fondateurs de Fondagro, un fonds d’investissement qui a acheté les droits de bail sur 22 000 ha de terres agricoles pour y cultiver du soja, du coton et du maïs. (14) En 2001, le partenaire de Capitanich dans Fontagro, Aldo Ducler, a été l’objet d’une enquête du Sénat américain pour avoir blanchi 12 millions de dollars d’argent provenant du trafic de drogue avec l’assistance plusieurs banques américaines, pour le cartel mexicain de Juárez. D’autres personnalités politiques et du monde des affaires ont également été accusées de blanchir de l’argent par l’intermédiaire de l’énorme industrie argentine du soja, le secteur bien-nommé « marché noir du soja ».

Au Paraguay, des hommes d’affaires et des leaders politiques bien connus ont été accusés d’avoir trempé dans une combinaison de trafic de drogue, d’accaparement de terres et de blanchiment d’argent. L’un d’entre eux n’est autre que Horacio Cartes, l’actuel président. Cartes, un millionnaire qui a fait fortune dans le tabac et l’élevage extensif de bovins, a fait de la prison pour trafic de devises et a été interrogé sur ses liens avec la contrebande de stupéfiants ; en 2010 il a également fait l’objet d’une enquête pour blanchiment d’argent. Au cours d’une session parlementaire d’avril 2013, quelques mois avant de prendre ses fonctions de président, il a été accusé d’avoir détourné des terres publiques réservées pour les bénéficiaires de la réforme agraire. (15)

Au Cambodge, un mouvement social conteste l’accaparement d’énormes superficies de terres par les élites politiques du pays et leurs homologues internationaux. Dans l’espace des quelques dernières années, des permis ont été accordés à des entreprises privées sur plus de deux millions d’hectares, soit 12 % de la surface totale du Cambodge, dans le but de transformer ces terres en plantations agro-industrielles, souvent dans l’ignorance des lois et des normes en vigueur.

Un exemple notoire est celui de Ly Yong Phat, magnat des affaires et personnage central dans l’industrie du sucre, également sénateur du Parti du peuple cambodgien, et proche du Premier ministre Hun Sen. Ly, qui contrôle dix plantations de sucre et de caoutchouc, plus une zone économique spéciale s’étendant sur 86 000 ha, détourne la législation foncière du Cambodge de façon systématique. La loi limite les accords fonciers à 10 000 ha par concession et restreint la superficie totale accessible à tout opérateur à 10 000 ha. (16) Dans un autre cas bien connu, plus de 3 500 familles vivant autour du lac Boeung à Phnom Penh ont été chassées de chez elles quand une entreprise appartenant à un autre sénateur du Parti du peuple (CPP), le parti au pouvoir, s’est emparée de leurs terres. (17) Plus récemment encore, une campagne de délivrance de titres de propriété, lancée à l’initiative de Hun Sen lui-même, a été sévèrement critiquée pour ses motivations politiques. (18)

La communauté internationale refuse d’agir, malgré le fait que ce régime encourage une culture de l’impunité en matière d’accaparement des terres. Les bailleurs de fonds du Cambodge qui fournissent la moitié du budget du pays, se refusent à exercer des pressions et l’Union européenne s’oppose au retrait des privilèges commerciaux unilatéraux qui gouvernent certaines de ces transactions [sur les terres].

En Nouvelle-Zélande, les investisseurs chinois de Hong Kong, Jack Chen et May Wang, qui ont essayé de s’emparer des 8 000 ha de Crafar Farms, ont été inculpés dans leur pays de corruption, de blanchiment d’argent et de fraude. (19)

En France, en août 2013, Tracfin, un organisme gouvernemental de lutte contre le crime, soupçonne un possible blanchiment d’argent par des investisseurs russes, chinois et ukrainiens acheteurs de vignobles français. (20)

Les liens unissant le monde des affaires et le crime ne sont rien de nouveau. Ce qui est nouveau toutefois, et particulièrement inquiétant, c’est le lien qui émerge aujourd’hui entre les grandes transactions sur les terres agricoles - qui sont presque toujours présentées comme un moyen de contribuer à la sécurité alimentaire, à l’emploi et au développement – et le crime industriel. C’est la preuve que les criminels utilisent non seulement la terre comme un actif financier et les entreprises agro-industrielles comme des opérations légitimes, mais qu’ils exploitent aussi les agriculteurs, les paysans sans terres, les éleveurs nomades et les autres citoyens ruraux généralement très pauvres pour mener leurs activités illicites qui restent le plus souvent impunies. Et comme nous l’ont montré la crise financière de 2008 et ses conséquences, ces opérations illicites – accumulation de biens mal acquis, évasion fiscale, fraude, corruption et blanchiment d’argent sale – constituent une part non négligeable de l’économie mondiale actuelle.

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NOTES

1) Megan McInnes, "Corruption and large-scale land acquisitions: an analysis of the role high level corruption plays in enabling elite capture of land", étude présentée à la conférence internationale sur l’accaparement mondial des terres II à l’Université de Cornell, du 17 au19 octobre 2012.

2) La directive 2009/28/CE a été approuvée après que des modifications aient été apportées à la directive 2001/77/CE, la première à avoir été approuvée par l'UE après Kyoto pour la promotion de l’énergie provenant de sources renouvelables.

3) Tax Justice Network et al, « http://bit.ly/1etpoqW », 22 avril 2013.

4) Voir par exemple Human Rights Watch, « Waiting here for death », janvier 2012.

5) Press Trust of India, « Sebi imposes Rs 40 lakh fine on Karuturi Global's entities », 3 juillet 2013.

6) Constant Munda, « Firm wants Karuturi Flowers wound up », The Star, Nairobi, 7 septembre 2013.

7) Judith Bouniol, « Scramble for land in Romania: Iron fist in a velvet glove », in "Land concentration, land grabbing and people’s struggles in Europe", TNI, 2013.

8) Jacobo Grajales, « Speaking law to land grabbing’: land contention and legal repertoire in Colombia », Land Deals Politics Initiative, LDPI Working Paper 17, février 2013.

9) Teo Ballvé, "Territory by dispossession: Decentralization, statehood, and the narco land-grab in Colombia", paper presented at the International conference on global land grabbing, University of Sussex, 6-8 avril 2011.

10) Agence France Presse, « Colombia: los narcos, dueños de la mitad de la tierra fértil », 3 septembre 2003.

11) Jacobo Grajales, op. cit.

13) Sérgio Sauer, « Land grabbing in the Brazilian Amazon: a global perspective », Land and Rights, Netherlands Organisation for Scientific Research, juin 2012.

14) Voir son profil (en anglais) sur Wikipedia.

15) Guilherme Zocchio, « Crônica de um assassinato no campo », Repórter Brasil, 14 août 2013.

16) Nicolás Wiñazki, « Un jugador de pool a dos bandas », Crítica de la Argentina, 6 juin 2008.

17) Voir Wikileaks, Rebelión, and Agencia Pública de Periodismo Investigativo, « Offshore Leaks: por qué ligan con lavado de dinero al banco paraguayo de Horacio Cartes », America Economía, 3 mai 2013, and « Involucran a colorados con tierras fiscales », ABC, 3 avril 2013.

18) Voir Human Rights House, « Land grabbing in Cambodia: EU Trade Commissioner negligent of human rights abuse », and Equitable Cambodia, « Bittersweet Harvest ».

17) Voir Licadho, « Boeung Kak Lake ».

18) Voir Human Right Watch, « Cambodia: Land Titling Campaign Open to Abuse ».

19) Fiona Rotherham, « Would-be Crafar farm buyers lose court bid », Business Day, 2 septembre 2013.

20) Mathieu Hervé, « De l'argent sale russe et chinois dans le vignoble français ? », Sud Ouest, 2 août 2013, et Anne-Sylvaine Chassany, « French vineyard sales leave bitter taste amid laundering fears », Financial Times, 18 août 2013.