Brics : Une alliance fantôme

Les Brics peuvent devenir une force d’opposition à l’ordre néolibéral, mais à la condition de changements sociaux à l’intérieur de chacun de ses pays. Malheureusement ceci ne peut survenir que si ces sociétés surmontent leurs propres faiblesses et le contrôle autoritaire. Sinon ces pays ne peuvent avoir vocation à devenir une force globale de changement de l’ordre du monde.

La construction des Brics est, à beaucoup d’égards, artificielle. Cette alliance est plus visible dans les débats médiatiques que sur la scène politique internationale. Mais hormis le fait d’intéresser les experts et les journalistes, y a-t-il une raison pour que ces pays se rassemblent ? Oui, il y en a. Bien qu’ils soient tellement différents à beaucoup d’égards, ils ont aussi beaucoup de points communs :

- leur position de pays semi périphériques dans le système capitaliste global, de pays forts jouant un rôle important, quoique non dominant, dans le processus de globalisation néolibérale,
- leurs politiques économiques et sociales, bien que ne suivant pas strictement des modèles néolibéraux, demeurent dans ce cadre,
- tous ces pays pratiquent des politiques économiques néolibérales, mais aucun n’est strictement orthodoxe (jusqu’à récemment ils ont réussi à combiner le libre échange avec des éléments de redistribution sociale, l’intervention étatique et d’autres mesures pour d’une façon ou une autre, compenser les faillites du marché)

LE ROLE DES BRICS DANS LE CAPITALISME MONDIALE

Chaque pays dans ce groupe a un rôle dans le système capitaliste mondial. Chacun fournit des ressources qui déterminent sa position et sa fonction dans le système. Le Brésil est essentiel pour la fourniture agricole, la Chine a de la main d’œuvre bon marché, l’Inde des travailleurs intellectuels pour pas chers en faveur des industries de haute technologie, l’Afrique du Sud fournit des minerais et la Russie des minerais, du pétrole et du gaz. L’échelle et les conditions de fourniture de ces ressources pour le capital global font des Brics des éléments essentiels pour le système actuel. Toutefois, leur potentiel économique, culturel et humain est bien plus important que le rôle qui leur est alloué dans le système mondial.

On peut se représenter les Brics sous la forme d’adolescents qui ont grandi trop vite, "se modernisant" très rapidement, si nous considérons le processus dans une perspective historique. Ceci mène à une situation contradictoire, lorsqu’une croissance économique impressionnante et le potentiel culturel (du moins en Russie et en Chine) n’est pas accompagnée par le développement d’une tradition démocratique ou l’implication massive de la population dans la vie politique par une organisation autonome. Il s’en suit que les réformes néolibérales dans ces pays - même lorsqu’elles mènent à la destruction du potentiel économique et culturel accumulé - génère de grandes tensions sociales, mais pas de résistance sociale consciente.

Dans chaque pays, de façons différentes, le développement du modèle capitaliste néolibéral génère la nécessité de surmonter des structures et des relations qui contredisent le modèle. En Russie, la commercialisation agressive était accompagnée de l’usage de certains éléments de l’Etat social soviétique. Instruction et soins de santé gratuits, le système de sécurité sociale et le capital culturel accumulés au cours de la période soviétique ont aidé les Russes à s’adapter à l’économie de marché et à réussir. Le déclin du niveau de vie résultant d’une "thérapie de choc" et, plus tard, les réformes néolibérales, étaient réelles mais étaient moins douloureuses en raison du filet de sécurité fourni par les structures restantes de l’ancien Etat social soviétique.

LES CONTRADICTIONS A L’INTERIEUR DE CHACUN DES PAYS DU BRICS

Toutefois, les institutions de l’Etat social sont maintenant érodées ou détruites par les réformes néolibérales. Les contradictions deviennent plus douloureuses. L’Etat russe se trouve devant un choix qu’il va devoir faire rapidement. Une des avenues consiste à faire progresser les politiques néolibérales en accord avec les tendances dominantes au sein du système global dans lequel le gouvernement russe souhaite demeurer, provoquant ainsi toujours plus de conflits à l’intérieur de sa société. En s’efforçant d’être loyal aux institutions économiques globales et à leur logique, l’Etat devient de moins en moins capable de maintenir les mécanismes existants de compromis social, en utilisant ses ressources pour aborder les intérêts des masses.

L’autre voie est d’arrêter de détruire l’Etat social et de réorienter les politiques du gouvernement vers la reconstruction et le développement du système social. Mais ceci signifie entrer conflit avec les institutions globales et la propre élite de la Russie.

Les BRICS sont des forces dominantes dans leur région. Ils s’engagent dans des alliances macro régionales, mais à chaque fois c’est dans le but d’atteindre des objectifs locaux ou régionaux. Leur potentiel pour dépasser cet état est encore faible. Dans le cas de la Russie, ses ambitions basées sur les traditions impériales, qui consistent à vouloir mener un Commonwealth d’Etats indépendants et autres alliances en voie de désintégration, contredisent sa propre position de subordonné d’une économie capitaliste globale et de la politique mondiale.

Les Brics sont les plus puissants parmi les Etats de semi périphérie et ceci les rend potentiellement dangereux pour l’équilibre des forces du capitalisme global actuel. Ceci crée une précondition objective pour une alliance entre Etats, essayant d’accroître leur poids dans le système mondial.

UN FANTOME PLUTOT QU’UNE VERITABLE ALLIANCE

Les élites de ces pays vivent tout à fait confortablement à l’intérieur du système et sont peu soucieuses de mettre en péril leur situation, même si elles ont des ambitions politiques au niveau global. Leur loyauté à l’égard des institutions économiques internationales est vue comme une garantie de leur statut global et même local. Raison pour laquelle les Brics restent un fantôme plutôt qu’une véritable alliance, facteur qui peut être utilisé parfois pour faire du chantage à leurs partenaires du centre global, mais non comme un mécanisme d’intégration de sociétés qui unissent leurs forces pour résoudre un problème commun ou des problèmes similaires.

Peu importe la situation spécifique des Brics, ils ont un problème commun dans le contexte des attaques globales contre l’Etat social et ses institutions. Mais le potentiel de développement social qui reste, qu’il soit non utilisé ou qu’il ait été détruit, est ainsi transformé en un potentiel de résistance sociale au néolibéralisme. Et ce facteur fait des Brics un espace où les préconditions objectives pour une alternative anti-capitaliste émergent.

Ce bloc de pays peut devenir une force d’opposition à l’ordre néolibéral mais seulement à la condition de changements sociaux à l’intérieur de chacun de ses pays. Malheureusement ceci ne peut survenir que si ces sociétés surmontent leurs propres faiblesses et le contrôle autoritaire. A moins que cela ne se produise, l’alliance des Brics n’a pas vocation de devenir une force globale de changement de l’ordre du monde.

Ce modèle semble épuisé. Jusqu’à un certain point, les élites locales ont réussi à satisfaire autant le loup que l’agneau. Ceci a été possible parce que ces pays ont fourni des ressources importantes au marché global, bénéficiant de certains avantages de ce partage du labeur. La crise économique limite ces bénéfices, diminue la rentrée d’argent dans les BRICS et la valeur réelle de cet argent.

INTENSIFICATION DES CRISES SOCIALES DOMESTIQUES ET DES CONFLITS

Ceci conduit à l’intensification des réformes domestiques néolibérales qui minent la base institutionnelle du compromis social ainsi que les mécanismes politiques qui permettent l’élaboration d’un consensus. Suivre les recommandations d’institutions globales comme l’Organisation mondiale du commerce (Omc), le Fonds monétaire international (Fmi) et la Banque mondiale, conduit à une transformation des structures politiques et sociales encore plus profonde. Les économies sont de plus en plus orientées vers les demandes décroissantes du marché international, au détriment du marché intérieur qui s’affaiblit à son tour et ne réalise pas son potentiel. Ce qui intensifie la crise domestique et les conflits.

En Russie, ceci s’exprime par une crise sociale chronique qui ne peut être surmontée sans changer les structures économiques existantes et le système politique. La majeure partie de la population russe base toujours sa stratégie de survie sur l’hypothèse qu’un Etat social pourvoira à ses besoins, mais les chances que cela se produise s’amenuisent. Compte tenu des tendances actuelles, même les dispositions sociales et de droit qui subsistent encore vont devenir techniquement peu fonctionnelles.

Cette politique crée des problèmes non seulement pour la grande masse de la population mais aussi pour les élites régionales. Tentant de diminuer ses propres coûts, l’administration fédérale étend le pouvoir des autorités régionales sans toutefois leur donner accès à plus de ressources financières. Pratiquement, cela signifie plus de responsabilité sans plus de moyens.

Les administrations régionales font face à des crises profondes en essayant de prendre en charge cette nouvelle situation. Concrètement, elles doivent ralentir l’implantation de politiques néolibérales introduites par le gouvernement central parce que, pour elles, c’est la seule chance d’éviter ou de retarder les protestations de masse. Mais ceci augmente les contradictions politiques et les conflits au sein du système d’Etat et génère une véritable crise de gouvernabilité.

Ironiquement, ceci entraîne au niveau central une insistance accrue pour la réforme du marché, les autorités centrales y voyant le seul moyen de surmonter "l’inefficacité" des structures bureaucratiques locales. Ce sabotage stochastique au niveau local entraîne de nouvelles luttes institutionnelles et la décomposition des institutions de l’Etat, y compris les plus fondamentales. La Russie est confrontées à des problèmes catastrophiques de gouvernabilité qui s’ajoutent à la crise économique et sociale, créant ainsi les préconditions pour une sérieuse déstabilisation politique.

OBSTACLES A SURMONTER

L’épuisement des modèles de compromis social crée objectivement des conditions pour une coopération plus forte entre les Brics qui ont, au moins, une chance de travailler ensemble contre les institutions néolibérales globales et demander un adoucissement de leur approche. Mais là, nous devons faire face à des obstacles considérables :

- Les Brics sont structurellement dépendants de l’économie globale et de la division du travail. Leurs réformes néolibérales ne sont pas le produit seulement de la pression du capital global mais aussi de cette dépendance,
- Les Brics sont aussi impliqués dans la compétition globale en essayant d’accroître leur poids dans le système mondial actuel,
- Les élites nationales orientées vers le marché global ne sont pas intéressées dans un changement des politiques néolibérales. Au contraire elles veulent les intensifier.

LES FAIBLESSES DES BRICS

Incapable de construire une alliance fonctionnelle, les Brics imitent la construction d’une alliance afin d’exercer une pression symbolique sur le centre global. Mais leur incapacité ou leur refus de dépasser ce point limite leur chance de faire usage de cet outil politique. Cette faiblesse est accentuée par l’impotence des élites politiques locales, tout au moins dans certains pays, manquant d’acteurs politiques capables d’articuler et de défendre les intérêts de leur propre Etat contre les élites capitalistes globales.

Ces caractéristiques des Brics et celles de leur élite font que, plutôt que contribuer à une force globale qui amène une amélioration des conditions des pays de la périphérie, ils deviennent une cinquième colonne, une force sous globale de soutien à la stratégie néolibérale.

Mais même là, nous voyons les Brics comme un facteur potentiel plutôt que comme un acteur sérieux. En pratique, le Centre n’est pas intéressé à intégrer des blocs de pays aux ressources impressionnantes et à la population de plus 3 milliards de personnes. Même avec un leadership néolibéral, une telle intégration peut poser problème. C’est mieux d’avoir une alliance seulement nominale plutôt que plus substantielle.

Les contradictions entre la société et l’Etat que nous voyons dans les Brics sont essentiellement les mêmes que celles au centre du système capitaliste, mais elles sont creusées par la dépendance économique. Toutefois, les Brics ont une solide tradition de révolutions et de luttes de résistance qui font partie de la mémoire collective de la population. Ils ont une histoire riche et des traditions culturelles qui leur sont propres. Ils peuvent être considéré comme un soutien sub-global pour l’Etat social.

Le problème est que le degré actuel de résistance et de lutte est minime comparé au degré objectif de mécontentement. Là, le problème est le manque de subjectivité sociale. Ce qui est requis est une nouvelle alliance sociale, ou plutôt un bloc historique qui doit être construit, afin de promouvoir et de consolider ces luttes pour les rendre plus effectives en terme de changement social. Et déjà maintenant nous avons toutes les conditions sont réunies pour utiliser les Brics comme un espace de dialogue pour ces forces émergentes qui travaillent pour une stratégie de transformation sociales progressive aussi bien au niveau local que global.

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** Anna Ochkina travaille à l’Institute of Globalisation and Social Movement Studies à Moscou et a présenté ce document lors d’un séminaire à la fondation Rosa Luxembourg. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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