Impact des APE sur la fiscalité : Le Sénégal pourrait renoncer à ses grands travaux
Les grands travaux auxquels le gouvernement s’est lancé depuis quelques années, n’ont pu se faire que parce que l’Etat avait les moyens de collecter suffisamment de recettes, par ses moyens propres, pour les financer. Or, un pays aussi pauvre que le Sénégal, compte principalement que sur les recettes douanières pour financer les activités de l’Etat. Réduire ces dernières comme le prévoir le projet d’Ape qui doit lier la Cedeao à l’Europe, c’est rogner, considérablement, l’autonomie financière de l’Etat, et son pouvoir de décision.
Les opposants à la signature des Accords de partenariat économique qui doivent lier les pays d’Afrique des Caraïbes et du Pacifique (Acp) à l’Union européenne (Ue) développent des arguments de plus en plus divers et qui touchent plusieurs domaines de l’activité économique. Même des officiels de l’Etat se mêlent plus ou moins ouvertement au concert. Un douanier sénégalais, qui indique s’exprimer en son nom propre, marque l’inquiétude de son corps sur les conséquences d’un éventuel désarmement tarifaire sur les recettes de l’Etat. Et des fonctionnaires des finances et des travaux publics appuient ses préoccupations en la matière.
Un colonel de la Douane sénégalaise, basé à Dakar, signale que «les recettes douanières sont actuellement, l’une des sources les plus importantes des recettes de l’Etat. Au moment où l’Agriculture est à la traîne et que les unités industrielles ferment une à une, ce serait suicidaire pour le Sénégal de devoir renoncer à une grande part de droits de douane.» Le colonel Guèye estime à plus de 100 milliards de francs Cfa le manque à gagner en termes de recettes douanières, que l’ouverture des marchés va coûter aux finances du pays. Ces chiffres ne sont pas très éloignés de ceux de l’Ong Oxfam, qui a calculé dans une étude à paraître bientôt que pour le Sénégal, «les pertes de recettes douanières consécutives aux Ape sont comprises entre 85,8 à 89,7 millions de dollars, soit une baisse de 10,4% à 10,9% des recettes fiscales correspondant à 1,85% et 1,93% du Pib ou près de la moitié des dépenses de santé».
Cette perte de recettes, si elle n’est pas compensée d’une manière ou d’une autre, va coûter très cher au pays, surtout dans un contexte, comme celui actuel, de pénurie de finances. «Actuellement, si le gouvernement s’est lancé dans de grands travaux d’infrastructures, c’est parce qu’il en a les moyens financiers. Mais, ces ressources sont si limitées qu’il ne peut, à l’heure actuelle, renoncer à une part d’entre elles.» Cet avis est partagé par un haut fonctionnaire du ministère de l’Economie et des finances. Thierno Seydou Niane, responsable de la Cellule de suivi du programme de lutte contre la pauvreté indique : «Aujourd’hui, grâce à la bonne tenue de nos finances, le gouvernement a les moyens de consacrer près de 45% du Budget consolidé d’investissement, le Bci, à la construction des infrastructures comme l’autoroute à péage, pour désengorger Dakar, ou de décider de construire l’aéroport.
A l’époque où des parts importantes de ces ressources venaient des partenaires étrangers, ce sont ces derniers qui décidaient de leur utilisation.» Une manière de souligner le danger qu’il y a à ne plus se donner les moyens de cette indépendance.
Le Sénégal, en tant que pays membre de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), est partie prenante des négociations qui se mènent entre cette instance et la Commission de l’Union européenne, pour la signature, au plus tard à la fin de cette année, d’un Accord de partenariat économique (Ape) qui doit ouvrir, réciproquement, les marchés des deux entités aux produits de l’autre, sans droit de douane ni restrictions autres que sanitaires.
A l’heure actuelle, les échanges de part et d’autre se font de manière non réciproque. L’Europe, qui est le principal partenaire économique du Sénégal et des autres pays de la région Acp, ne bénéficie pas, en théorie, des mêmes facilités d’accès aux marchés des pays en développement que ces derniers sur le sien. Cependant, cette architecture est appelée à disparaître à la fin de cette année, et les acteurs des pays pauvres se rendent, de plus en plus, compte qu’ils seront les plus grands perdants dans cette affaire.
RESISTANCES
L’opposition à la signature des Ape n’est pas que financière, et ne se limite pas au corps des douaniers et autres fonctionnaires. Les aviculteurs sénégalais, par exemple, mettent en avant la question de la sécurité alimentaire, à côté des risques de perte d’emploi. M. Idrissa Kama, le secrétaire général de l’Union nationale de la filière avicole (Unafa), qui regroupe aussi bien des éleveurs de poulets que des fabricants d’aliments ou des vétérinaires, ne cache pas son souhait de voir sa filière épargnée de toute concurrence de la volaille européenne.
M. Kama rappelle la situation que la filière a connue jusqu’en 2005, avant l’éruption de la grippe aviaire dans des poulaillers de certains pays d’Afrique. «Du fait de la concurrence déloyale de cuisses de poulets et d’ailes de dindes vendues à vil prix sur nos marchés, parce que subventionnés dans leurs pays, le secteur avicole, qui faisait un chiffre d’affaire de 25 milliards en l’an 2000, avait perdu jusqu’à 80% de ses capacités de production, et le secteur a dû mettre au chômage plus de 5000 employés, dans différents secteurs.»
M. Kama indique que la revitalisation de l’aviculture date de 2006, avec la décision des autorités sénégalaises d’interdire l’entrée, dans le pays, de toute volaille importée, pour des raisons sanitaires. «Après une longue période de suspicion, les consommateurs sénégalais ont repris la consommation de poulet, rassurés par le fait qu’il n’y a pas eu de cas de grippe aviaire dans le pays, et par les mesures prises par les pouvoirs publics. Une ouverture des frontières aujourd’hui, serait catastrophique, parce que l’aviculture sénégalaise n’est pas encore assez forte pour se défendre contre des produits subventionnés.»
Les producteurs de lait local, comme M. Baghoré Bathily, qui a monté une petite structure de transformation de lait local, nommée, «Laiterie du Berger», juge aussi que l’entrée des produits laitiers européens au Sénégal, sans aucune restriction, va signifier la mort des petites unités comme la sienne, pour laquelle il a investi plus d’un milliard de francs Cfa, et qui travaille avec près de 200 producteurs de lait dans la région de Richard Toll, au nord du pays. «Si nous fermons boutique, tous ces éleveurs, à qui nous versons entre 200 et 500.000 francs par mois, vont retomber dans la pauvreté», signale-t-il. Même des entrepreneurs en travaux publics ne sont pas rassurés par la perspective d’ouverture.
M. Ndiaye, qui s’occupe d’une société chargé de l’assainissement, ne cache pas la crainte de voir une bonne part de la commande publique lui échapper s’il est mis en concurrence avec des sociétés européennes, comme le souhaite le projet européen d’Acp. Mais, il pense avoir trouvé la parade : «J’ai passé un accord de partenariat avec une entreprise du secteur, qui est basée à Rouen. Elle a plus de deux fois les capacités financières et techniques de toutes les entreprises sénégalaises dans le secteur de l’assainissement urbain. Ainsi, si un appel d’offres ouvert est lancé par l’Etat, nous pourrions nous associer pour compétir.» M. Ndiaye juge que ceux de ses collègues qui négligeraient de faire comme lui, doivent se préparer à disparaître à plus ou moins long terme.
REACTIONS
Pour leur part, les dirigeants européens jugent que les Africains n’ont aucune raison de s’inquiéter. Déjà, au mois de juillet dernier, à Accra, le commissaire européen au développement, M. Louis Michel, signifiait que les Européens ont déjà donné toutes les garanties qu’ils prendront en charge tous les coûts nécessaires aux économies des pays de la Cedeao pour qu’elles s’ajustent à la concurrence à venir. Et que l’Europe est prête à compenser les pertes fiscales entraînées par le désarmement tarifaire.
Ce à quoi rétorque Marc Maes, de la Coupole d’Ong flamandes sur le commerce, qu’au lieu de compenser ces pertes fiscales, il faudrait plutôt aider ces pays à ne pas perdre de l’argent. De plus, ajoute-t-il, «cette promesse de compensation est plutôt un moyen de pression de l’Europe, pour inciter les pays d’Afrique à signer les accords». Il en veut pour preuve le fait que, pour la programmation des fonds du 10e Fonds européen de développement : «Nous savons que la Commission européenne a envoyé des lettres à certains négociateurs des régions Acp pour leur dire ceci :’Si vous ne signez pas l’Accord, nous allons réduire de moitié les fonds prévus pour votre intégration régionale. Par contre, si vous signez un Accord qui ne contient pas les clauses de libéralisation des services, nous allons réduire d’un quart cette assistance.»
Comme en réponse à ces résistances, le commissaire au Commerce, Peter Mandelson, de son côté, s’est désolé à Bruxelles, mardi 11 septembre dernier, de ce que «certains, dans la Cedeao, croient qu’ils ont peu à perdre si un Ape n’est pas signé». Il a tenu à dire que dans l’hypothèse de non-signature d’Ape, l’Europe ne garantit pas l’ouverture de son marché aux Acp.
* Mohamed Guèye est journaliste au journal sénégalais Le Quotidien. Il fait partie d'un groupe de journalistes ouest-africains invités par l'Institut Panos Afrique de l'Ouest et Oxfam à un atelier de formation et de sensibilisation sur les Ape, pour ensuite assurer une production régulière d'informations sur ces négociations, afin de sensibiliser le public.
Cet article est paru dans Le Quotidien du 17 septembre 2007
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