Haïti en Afrique, l'Afrique en Haïti

En 1966, le Sénégalais accueillait sa première communauté haïtienne. Il s’agissait d’hommes et de femmes culture venus participer au Festival mondial des arts nègres. Fuyant la dictature de Duvalier, ils ne retourneront pas à Port-au-Prince, entamant ainsi un exil qui ne fut qu’un retour sur la terre-mère d’Afrique. Quand 163 étudiants haïtiens «adoptés» par le Sénégal ont débarqué à Dakar le 13 octobre dernier, une de ces «exilés» était à l’accueil. Et Jacqueline Scott Lemoine, dont il s’agit, leur a dit jusqu’à quel point l’Afrique et Haïti ne font qu’un.

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(...)Le cœur partagé, cela fait longtemps que c’est à la fois mon mal et mon bonheur. Quarante cinq ans sur ce sol (du Sénégal) devenu ma patrie. Ce sol qui nous a recueillis, mon époux (Ndlr : feu Lucien Lemoine) et moi-même, alors que nous étions battus par tous les vents de l’errance. Ce sol où repose à présent celui qui fut ma Vie, jusqu’au moment du revoir.

Le premier Festival Mondial des Arts nègres, voulu par le Premier président du Sénégal, a été notre premier décor sur ce sol. Le présent Festival, dans quelques semaines d’ici, sera aussi le vôtre, de décor. Je considère cet augure faste. Et faste aussi, l’émotion qui m’étreint d’être seule, sans l’autre moitié de moi-même qui aurait dû être à mes côtés pour vous accueillir.

Bien peu de gens ont connu ce que j’ai vécu. Comme la grande Joséphine Baker, je pourrais chanter, moi aussi, « j’ai deux amours, le Sénégal et Haïti » ; deux pays, celui de mes souvenirs d’enfance et d’adolescence. Le coin de terre où j’ai fait mes premiers pas, et prononcé mes premiers mots. Et ici, où j’ai tout de même vécu plus longtemps que sur ma terre natale, où patiemment, merveilleusement, j’ai réappris à vivre et à me sentir libre. Et, lorsque je chante :

Pour le Pays pour les ancêtres
Marchons unis, marchons unis,
Dans nos rangs point de traîtres
Du sol soyons seuls maîtres.
Marchons unis, marchons unis,
Pour le Pays pour les ancêtres
Marchons, marchons, marchons unis,
Pour le pays pour les ancêtres.

je peux enchaîner ensuite, sans heurts, et sans désaccord avec moi-même, ce qui pour moi est le même rêve, le même amour, la même existence, c'est-à-dire :

Pincez tous vos koras, frappez les balafons
Le lion rouge a rugi. Le dompteur de la brousse.
D’un bond s’est élancé, dissipant les ténèbres
Soleil sur nos terreurs, soleil sur notre espoir.
Debout frères, voici l’Afrique rassemblée
Fibres de mon cœur vert, épaule contre épaule
Mes plus que frères oh Sénégalais debout,
Unissons la mer et les sources, unissons la steppe et la forêt
Salut Afrique mère.

Au fond de moi, c’est la même résonance, la même fièvre et les mêmes profondes attaches.

Le 10 avril 1966, le Sénégal nous accueillait, bras fraternels, grands ouverts, et nous avons connu la « teranga » (Ndlr : hospitalité), avant même de rencontrer le mot qui la désigne. Lentement, mais sûrement, nous avons creusé notre route, pas à pas, naviguant entre nuages et lumières, entre bonheurs et heurts, entre grandes marées, et douceur des Alizés. Nous nous sommes fait d’abord des connaissances, des sympathies, puis de véritables amis. Au gré du temps, les frères sénégalais nous découvraient, les aînés, tout comme ceux que nous avons connus en culottes courtes et qui, à présent des parents et même, des grands parents.

Nous avons poursuivi notre route toujours avec enthousiasme, mais également avec beaucoup de modération. Et puis, un jour que j’étais à Dakar, en voiture avec une de nos amies haïtiennes qui venait juste d’arriver pour une ONG, je ne sais quelle erreur de conduite lui a valu d’être sifflée par le policier de service. Elle s’arrête, le policier lui demande ses papiers et pour cela, il se penche un peu à l’intérieur de la voiture. Et puis, avec un large sourire, il rend les papiers à mon amie en disant : « Vous avez de la chance, vous êtes avec ma mère. »

J’ai compris à ce moment-là que c’était arrivé, que nous étions adoptés, mon époux et moi, et par tous, connus et reconnus. Croyez moi, croyez-en ma vieille expérience, si vous avez l’opportunité de parcourir quelques pays d’Afrique (j’ai eu cette chance grâce au Théâtre National Daniel Sorano), et si, par une double chance vous vous destiniez à des études ethnographiques, alors, vous serez servis. Car, il n’est pas un seul pays de ce continent que j’ai pu visiter, qui ne m’ait rendu au moins un seul de nos rythmes, de nos similitudes, des signes évidents de notre propre culture.

Jugez-en. Lorsqu’un haïtien dit « mrin cé sél borom campé nan kay-la » il veut signifier qu’il est le seul maître chez lui. Ei bien, au Sénégal, le « borom » c’est le maître, tout comme nous. J’ai retrouvé les rythmes de notre danse Congo, évidemment au Congo. Tous ceux du rituel Rada, à Allada, au Bénin, où le grand tambour s’appelle aussi assotô. En République de Centrafricaine, j’ai trouvé le Banda. Tout ce qui nous vient du Pays Yoruba, je les ai trouvé au Nigeria.

Et au Festac 77 (Ndlr : Festival des arts nègres et de la cultures, en 1977, au Nigeria), le village du Festival était à Badagri. Or, vous savez qu’en Haïti, Badagri c’est la demeure des Ogoun. Ogoun Badagri, c’est le plus fin politique du Panthéon Vaudou haïtien. Et parfois, je me demande si le président Wade n’aurait pas quelque accointance d’Ogoun dans son ascendance. Les Kaplao sont en Côtes d’Ivoire. Toussaint Louverture était le petit fils du Gaou de Guinou, au Bénin. Henri Christophe était un esclave bambara, Jean-Jacques Dessalines, fondateur de l’Indépendance d’Haïti était de l’ethnie Toma en Guinée. Ce qui vous permettra de comprendre pourquoi les Haïtiens, du plus cultivé au plus inculte, se désigne en ces termes :« Moi d’Haiti-Toma ».

Vous avez beaucoup de chances, mes jeunes frères, d’être accueillis ici dans ce pays ouvert, libéral et libéré, ce pays de tolérance. J’en suis témoin, je l’ai profondément senti le long des jours et des années, et en particulier, aux funérailles de mon époux, où j’ai vu les chapelets musulmans glisser le long des doigts, avec la même cadence que nos chapelets chrétiens, afin de prier pour un même disparu. Cela, c’est le trésor que je possède, plus important que n’importe quel compte bancaire, et que je n’échangerais pas pour un empire.

Ces 45 ans de vie, ce n’est pas un conte de fées, croyez-moi, mais une réalité conquise, à force de bonne volonté de part et d’autre, de force et de douceur aussi, de moments partagés, bons ou mauvais, durs ou lumineux. Je dis nous, car en dépit de son absence, Lucien Lemoine est toujours présent à mes côtés. La citation de Montesquieu, tirée de ses Lettres Persanes, qui coiffait les moindres actions de notre vie, et que nous avons essayé de transmettre à tous les jeunes qu’il nous a été donné d’encadrer, soit au Centre d’Etudes des Sciences et Techniques de l’Information (CESTI – école de journalisme) pour lui, ou à l’Atelier de Recherche et de Pratiques théâtrales de l’Univeristé Cheikh Anta Diop, pour nous deux, nous a servi de garde-fou, tout le long de nos jours. Je vous la laisse et qu’elle vous serve de sujet de réflexion, le temps que vous devrez demeurer sous ce ciel d’accueil.

« En quelque pays que j’aie été, écrivait Montaigne, j’y ai vécu comme si j’avais dû y passer ma vie : j’ai eu le même empressement pour les gens vertueux, la même compassion, ou plutôt la même tendresse, pour les malheureux, la même estime pour ceux que la prospérité n’a point aveuglés (…) Partout où je trouverai des hommes, je me choisirai des amis. » Faites-le et vous saurez quel bien-être en découlera.

Moi, il ne me reste plus qu’à remercier à mon tour, pour tout ce que nous avons reçu, partagé, recherché, et finalement trouvé. Mais, puisque je crois plus à la parole des poètes qu’aux miennes propres, puisque les poètes sont bien les législateurs non reconnus de l’univers (Shelley dixit), je vais puiser dans le beau poème de Jean Fernand Brierre, qui a été l’hôte du Sénégal plus de 28 ans, et une fois retourné en Haïti, nous écrivait : « ce second exil est le plus dur ». Ce poème s’intitule Dieureudief, merci en langue wolof. Il exprime, mieux que je ne saurais le faire, la profondeur de mes sentiments, de mon attachement et de ma reconnaissance.

MERCI

Avant que la nuit tombe
que derrière les marécages herbeux
de mon regard,
lotus,
chavire la lumière,
je veux dire : MERCI.

Pour les horizons rêvés,
les horizons approchés,
Pour Gorée la douloureuse,
mon escale et ma patrie,
Gorée où des enfants jouent à la marelle
sur la terre battue des calvaires,
négrier ensablé où geint une guitare,
Je veux dire : MERCI.

Pour le pain, le toit, le soleil partagés,
pour les longs crépuscules sur la Corniche,
le sourire neigeux de la nubile noire
flottant dans l’harmattan,
je veux dire : MERCI.
Pour la paix offerte,
l’offrande du havre,
la route des ténèbres et le bout du chemin du jour,
le miracle du sang coagulé et des larmes converties en vin,
le Bois sacré et la paillote de boue rose
du roi pourpre d’Oussouye,
je veux dire : MERCI.

Pour les palétuviers et les mangroves
où nichent les oiseaux du vent
pour la Sicap,
le riz cassé,
l’agape des Almadies,
Pour la seconde initiation
à la cadence de l’Afrique sans mesure,
au nom de la diaspora haïtienne
rencontrée, reconnue, identifiée
dans la ferveur des jours fastes,

pour le Vert, le Jaune étoilé et le Rouge,
pour la culture de la table et celle du verbe,
la voix franche du frère et l’avenir à bout de bras
comme un ciel étoilé dru
je veux dire : MERCI,

au nom de ma mère de la montagne Noire,
au nom d’une femme douloureuse restée en véronique dans le tissu rugueux de l’exil,
au nom des rosiers morts de notre jardin,
au nom de ceux qui ont tout perdu.
je veux dire : MERCI.

Un merci houleux comme la mer,
droit comme la voile vent debout,
un merci profond,
hallucinant comme l’appel auroral du muezzin dans
l’acoustique des berceuses insomnieuses du balafon,
un merci d’altitude,
un merci de plaine heureuse et de vallées inviolées,
MERCI

avant que la nuit tombe,
que chavire la lumière
derrière les marécages herbeux
de mon regard,
lotus

(Poème) JEAN Fernand BRIERRE
DIEUREDIEF (Extrait)

* Jacqueline Scott Lemoine, ancienne comédienne du Théâtre national Daniel Sorano du Sénégal, et son époux feu Lucien Lemoine, font partie du groupe de Haïtiens venus au Sénégal participer au Festival mondial des arts nègres de 1966 et qui ont fait de ce pays leur terre d’exil pour fuir la dictature des Duvalier.

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