L’Afrique et l’Europe : Un plaidoyer (manqué) pour un arrêt du soutien aux régimes autocratiques
Le titre de la soirée-débat du 25 février 2013 à l’Hôtel de ville de Vienne - L’Afrique et l’Europe : plaidoyer pour un arrêt du soutien aux régimes autocratiques - était très prometteur. Surtout parce que l’opinion publique européenne, mais aussi africaine, n’est toujours pas correctement informée. Mais...
Le titre de la soirée-débat du 25 février 2013 à l’Hôtel de ville de Vienne - L’Afrique et l’Europe : plaidoyer pour l’arrêt du soutien aux régimes autocratiques - était très prometteur. Étant donné les évènements qui ont ébranlé l’Afrique ces dernières années, depuis le renversement des régimes autoritaires en Tunisie, Libye et Égypte jusqu’à la guerre civile au Mali, une analyse en profondeur de la complexité des intérêts en jeu et des dessous des relations européo-africaines était plus que nécessaire. Et surtout parce que l’opinion publique européenne, mais aussi africaine, n’est toujours pas correctement informée. Comment comprendre ce processus ? Est-ce une aide ou une nouvelle attaque contre les ex-colonies ?
On aurait pu espérer que la soirée-débat à l’Hôtel de ville de Vienne fournisse l’occasion d’une analyse argumentée de ce problème. Les participants sur le podium étaient en effet des personnes réputées bien connaître l’Afrique. Pour commencer, le Dr Asfa-Wossen Asserate, petit-neveu du dernier Négus d’Éthiopie, Haïlé Sélassié, fondateur de la première organisation de défense des droits humains en Éthiopie et auteur de l’ouvrage « L’Afrique :101 questions et réponses. » Il y avait aussi le Dr Walter Sauer, professeur d’université et directeur scientifique du Centre coopératif de documentation pour le Sud de l’Afrique (Sadocc), et l’on avait annoncé la présence de l’ambassadrice Mag. Brigitte Öppinger-Walchshofer, qui avait dirigé durant des années l’ambassade autrichienne d’Addis-Abeba et qui est actuellement directrice de l’Agence autrichienne pour la Coopération et le développement (Austrian Development Agency – Ada). Elle été remplacée par le Dr Margit Niederhuber, manager culturel. L’animation avait été confiée à Margit Maximilian, la spécialiste de l’Afrique à la Radio télévision autrichienne (Orf).
ON RESTE LOIN DU SUJET
Malheureusement il s’est avéré que noms et fonctions n’étaient pas une garantie pour la réussite d’une soirée-débat sur des sujets politiques délicats. D’emblée, l’exposé introductif d’Asfa Wossen Asserate s’est placé à distance du sujet. Au lieu d’exposer plus en détail les raisons qui ont conduit les super-puissances à soutenir des dictateurs et de mettre en question le caractère des démocraties africaines (mais aussi européennes), il s’est contenté de souligner que l’Europe doit être intraitable sur le principe du respect des droits humains en Afrique et ne collaborer qu’avec des régimes qui ne les violent pas. Cette déclaration ressemblait à un vœu pieux fleurant bon la propagande des officines de la « communauté internationale », qui approuve elle aussi le bon voisinage, la « bonne gouvernance » et met en avant les valeurs fondamentales de l’Occident.
Le Professeur Sauer a tenté de poser clairement le problème. Il a fait remarquer que de vastes régions d’Afrique étaient bien sûr épargnées par la guerre, mais que la corruption continuait à y sévir. Et la corruption exige des preneurs et des bailleurs. Donc l’Europe favorise elle aussi la corruption en Afrique. On aurait pu croire que la discussion allait maintenant porter sur l’exploitation des matières premières, car le Professeur Sauer avait déjà fait remarquer qu’en Europe on avait de plus en plus l’impression que l’Afrique a reçu beaucoup d’argent, mais qu’il est quelque part détourné, car la pauvreté croît. Mais l’animatrice semblait manquer d’assurance, voire de préparation. Au lieu de poser aux intervenants des questions présentant un véritable intérêt pour la compréhension des problèmes africains - sans parler de jouer les provocatrices - elle a rapidement dévié la discussion vers une autre question : le rôle des religions.
Cependant, même là-dessus on n’a pas eu de discussion en profondeur. Asfa Wossen Asserate s’est borné à remarquer que tous les Africains croient en quelque chose et que les Églises chrétiennes ont eu beaucoup d’apports positifs, pour regretter ensuite que l’Europe ne veuille pas faire profession de ses racines chrétiennes. On n'a pas évoqué la possibilité d'une manipulation de l’opinion publique africaine par les religieux, essentiellement évangélistes et fondamentalistes islamiques, et on ne s’est pas demandé non plus si tout cela était purement de l'ordre de la religion ou ne comportait pas aussi des aspects économico-politiques. En revanche Asfa Wossen Asserate a regretté que l’Union européenne n’ait pas érigé dans sa Constitution le christianisme comme pilier de la culture européenne !
Une question du public concernant le vol des terres, c’est à dire l’aliénation du sol africain à des multinationales chinoises, brésiliennes, arabes saoudiennes et autres, apporta quelque animation. Mais les réponses des intervenants présents sur le podium restèrent bien superficielles. Asfa Wossen Asserate se borna à préciser que l’Éthiopie avait vendu depuis 18 mois 1,8 millions d’hectares de terres fertiles à des firmes agro-alimentaires étrangères et ne recevait pas en échange un gramme de céréales. Le professeur Sauer ajouta que l’agriculture africaine devait en outre se confronter au délabrement des infrastructures du continent, car les institutions financières internationales font pression sur l’Afrique pour qu’elle rembourse d’abord sa dette et fasse passer en second lieu le renforcement des infrastructures.
UN ULTRALIBERALISME SOURNOIS
On se serait attendu qu’arrivé là le débat sur le podium aborde le phénomène de l’ultralibéralisme, car c’est bien lui qui appauvrit l’Afrique et il a des retombées sur l’ordre social dans les États africains. Mais personne n’a posé là-dessus un regard critique. Il semblait que les intervenants craignissent de se demander si le système mondial actuel n’était pas à l’origine des désordres sociaux et économiques, non seulement en Afrique, mais dans le monde entier. Car en pareil cas, il faudrait en rechercher les raisons. Ces gens connaissaient bien l’Afrique, donc ils ne devaient pas ignorer ce problème. Or ils n’ont même pas mentionné le rôle dévastateur qu’ont joué les programmes d’ajustement structurel des années 90. D’autre part, c’est précisément Asfa Wossen Asserate qui a fait remarquer que les Africains sont en majorité des jeunes, qui ont accès aux moyens de communication digitaux et donc sont parfaitement au courant de ce qui se passe en Afrique !
On peut aussi se souvenir du film « Bamako », réalisé par le Mauritanien Abderrahmane Cissoko, où l’on fait le procès des institutions financières internationales. Ils sont donc universellement connus pour être la cause principale de l’appauvrissement de l’Afrique. Pourquoi donc de bons connaisseurs de l’Afrique ont-ils fait l’impasse là-dessus à l’hôtel de ville de Vienne ? Certainement pas par manque de compétences. Mais un chercheur n’aborde pas le sujet comme ceux qui n’ont de l’Afrique qu’une expérience personnelle, car il manque souvent à ces derniers un regard critique sur les causes profondes des problèmes du continent. C’était surtout le cas du Dr Margit Niederhuber. Ses rares interventions se sont essentiellement bornées à mettre l’accent sur les expériences positives qu’elle a faites en Afrique. En revanche les trois intervenants de Vienne (Margit Maximilian, Margit Niederhuber et Walter Sauer) avaient au moins un point commun : leur proximité avec le Parti socialiste autrichien (Spö). Ce parti dirige la coalition au pouvoir aussi bien à l’échelon national (en commun avec le Parti populaire autrichien Övp, conservateur) que municipal (avec les Verts) ; et sauf en ce qui concerne quelques dysfonctionnements notoires, il ne met pas en question le système néolibéral.
La manière d’aborder les problèmes de l’Afrique relève-t-elle donc de la discipline de parti, du politiquement correct ou de l’autocensure ? Difficile de trancher. En revanche les efforts pour les minimiser et leur trouver des explications d’ordre historique et moral étaient patents. Malheureusement le développement des institutions démocratiques, la consolidation du système multipartite, du parlementarisme et des élections et même de la liberté d’expression ne suffiront pas à restaurer la société, si les élites persistent à contourner habilement ces institutions ou à les ignorer - ce qui n’est pas le cas de la seule Afrique. Il aurait été d’autant plus utile que les intervenants à ce débat aient examiné la façon dont le néolibéralisme réduit les principes démocratiques à des coquilles vides.
L’Afrique n’est pas la seule région du monde où la démocratie tend à se réduire à l’alternance entre deux grands partis, l’un sociolibéral et l’autre conservateur, qui tous deux mettent toute leur énergie à soutenir le néolibéralisme. N’en arrive-t-on pas ainsi de facto à un système de parti unique ? Seule différence : un système bi- ou multipartite est plus facilement manipulable par des lobbys ou des puissances étrangères. En définitive on se trouve face à une apparence de démocratie, qui recouvre la dictature de fait des lobbys et marchés financiers.
Deux États africains au moins (le Libéria et la Côte d’Ivoire) sont dirigées par des personnes qui ont occupé naguère des postes de direction au sein des institutions financières internationales. Tous deux sont arrivés au pouvoir au terme d’une longue et sanglante guerre civile. Tout seuls ou avec le soutien de puissances étrangères ? Certes la situation des deux pays s’est améliorée ; la guerre a pris fin. Mais qui sont les grands gagnants? la population ou les firmes multinationales ? La question du changement se pose de façon plus aiguë encore pour le « Printemps arabe », qui a démarré en Afrique du Nord à l’instigation et avec l’aide de l’Occident et s’est étendu jusqu’en Syrie, où il a abouti au chaos et au fondamentalisme. Était-ce un hasard, ou planifié ? À l’hôtel de ville de Vienne, les intervenants ont gardé le silence à ce sujet.
QUAND HAÏLE SELASSIE FAISAIT DES DONS POUR LES PAUVRES D’AUTRICHE ET D’ALLEMAGNE
Ce débat académique et stérile n’a rien appris au public (de 200 à 300 personnes.) Il se serait sûrement terminé par le rituel « Allez en paix » - si dans le public un Africain n’avait rappelé qu’en 1955, lorsque l’Autriche était encore un pays pauvre, l’Empereur Haïlé Sélassié, alors en visite à Vienne, avait donné pour les pauvres de la capitale 10 000 dollars - une somme très importante pour l’époque. Malheureusement on a oublié ce geste hautement symbolique d’un chef d’État africain en faveur d’un pays européen encore mal remis des destructions liées à la Deuxième guerre mondiale et - comme le fit remarquer le participant africain - il n’en reste à Vienne aucune trace commémorative, monument ou simple plaque. Asfa Wossen Asserate en profita pour ajouter qu’en 1947 son grand-oncle avait fait à l’Allemagne un don bien plus important encore : 200 000 dollars US.
Il est utile de se rappeler ce geste d’un homme d’État africain pour venir en aide à un moment critique à des Européens dans la misère. Quelles que soient les arrière-pensées qui ont pu motiver cette décision, la portée symbolique de ce geste n’en demeure pas moins. S’en souvenir aujourd’hui ne peut que renforcer le sentiment de solidarité liant les habitants des deux continents contre un ennemi commun, exactement comme lors du combat de l’Éthiopie contre le fascisme aux côtés des Alliés. Mais les intervenants ne sont pas allés si loin dans l’analyse de leurs idées. Ils préféraient de toute évidence s’en tenir à la ligne politique officielle « dominante» et c’est pourquoi le public de cette soirée-débat en a appris exactement autant que par les médias « main stream » Dans ces conditions, cela valait-il la peine - malgré la grande réputation des intervenants - d’assister à cette manifestation dans l’élégante Salle des fêtes de l’hôtel de ville de Vienne ?
Demandons à de véritables spécialistes, et pas à de « bons connaisseurs de l’Afrique » postmodernes de traiter des sujets concrets la concernant.
Il est frappant que les débats organisés à Vienne pour traiter des problèmes de l’Afrique soient apparemment tous atteints du même syndrome. Les spécialistes invités sont des adeptes (des défenseurs ?) de la même interprétation (officielle ?). Les divergences sont rares et quand elles existent, elles ne touchent que des points secondaires. Il est rare d’y rencontrer des africanistes professionnels ou des spécialistes qui abordent systématiquement les divers aspects politiques, économiques, historiques ou géopolitiques et seraient prêts à en donner une analyse argumentée et critique, et ne se sentiraient pas obligés de s’en tenir à la ligne politique officielle. Mais on donne toujours la parole à un quelconque « bon connaisseur de l’Afrique », qui certes y a vécu ou travaillé un certain temps, mais sans pour autant avoir étudié les dessous des évolutions politiques ou économiques en Afrique. Il y ont sûrement fait certaines expériences et des rencontres instructives, et un proverbe chinois dit qu’il vaut mieux voir quelque chose une fois que de lire mille livres à ce sujet.
Mais ces « connaisseurs », qu’ont-ils vu au juste ? Les arbres ou la forêt ? À la lecture de leurs nombreux ouvrages, il semble que ce soient plutôt les arbres. De belles images, des impressions personnelles, des récits, des descriptions, des reportages, des articles de journaux, pas plus. Parfois l’on croit que participer à un débat avec des Africains et/ou Africaines de naissance suffirait à une meilleure compréhension des problèmes du continent. Mais c’est rarement le cas, car ces personnes n’ont aucune formation ni approche scientifiques de l’Afrique, et donc l’opinion publique restera aussi mal informée. Pour éviter cet écueil, les organisateurs de ces manifestations devraient bien plutôt rechercher de véritables spécialistes au fait des problèmes concrets.
Il ne faut surtout pas que les sujets touchant à l’économie, la politique ou l’histoire soient confiés à des artistes, des créateurs d’évènements, des professionnels du théâtre ou des collaborateurs d’Ong. Ce syndrome post-moderne a un effet dévastateur sur le niveau de telles manifestations. On devrait déjà écarter ce type d'intervenants pour des raisons éthiques, car au lieu d’éclairer l’opinion publique ils contribuent de fait à son abêtissement. Il faut enseigner au public à comprendre les problèmes et non le soumettre à un lavage de cerveau. Il se peut qu’à Vienne, voire dans toute l’Autriche, il ne se trouve pas suffisamment de véritables spécialistes. Mais dans l’espace germanophone il y en a sûrement assez. Une institution comme les Conférences viennoises (Wiener Vorlesungen), qui organise des manifestations de ce type dans le cadre de la municipalité de la Ville de Vienne et dispose certainement des fonds nécessaires, pourrait s’offrir le luxe de spécialistes scientifiquement reconnus des problèmes concrets du continent.
Si les Wiener Vorlesungen veulent conserver à leurs conférences et débats leur réputation de bon niveau scientifique, il faudrait vraiment y songer. Sinon elles tomberont au niveau d’un forum dédié à la diffusion de clichés au service de la propagande politique néolibérale. Une impression que pouvait déjà donner le débat « L’Afrique et l’Europe : plaidoyer pour un arrêt du soutien aux régimes autocratiques.»
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** Vladislav Marjanović (né en 1946 à Budapest) est historien et journaliste - Source http://www.tlaxcala-int.org
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