La fausse comparaison entre l’Afrique et les dragons asiatiques

Dans les années 1960, Réné Dumont affirmait que «l’Afrique noire est mal partie». Dans les années 1990, Axelle Kabou se demandait «Et si l’Afrique refusait le développement ?» Pour qui voulait trouver illustration à ces assertions, l’exemple était tout trouvé en comparant l’évolution des pays africains et celle des Dragons asiatiques. Erreurs...

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S A R

Il existe une légende métropolitaine, bien entretenue, disant que l'Afrique était mieux partie dans les années 1960 à l'indépendance que les 4 dragons asiatiques que sont la Corée, Taiwan, la Malaisie et l'Indonésie. En vérité, il s'agit d'une technique géostratégique qui visait trois objectifs principaux : d'abord à dédouaner les européens de la lourde responsabilité qu'ils portent sur la spoliation et le sort de centaines de millions d'Africains dans la misère et, ensuite, à convaincre ces mêmes Africains qu'ils ne valent rien, qu'ils ne sont capables de rien et qu'il vaut mieux laisser l'Europe dicter l'agenda politique, économique et sociale du continent africain. En troisième position, il s'agissait, pour les Européens, d'utiliser ce refrain mensonger pour créer un écran de fumée qui empêcherait les Africains de juger la crédibilité et la compétence réelle de ces Européens sur la base de leur passé africain, c'est-à-dire, à partir de leur propre bilan de la période très longue qu'ils avaient en charge la gestion et l'organisation du continent africain.

Deux exemples nous permettrons de bien comprendre mes propos : le Cameroun et Taiwan.

Mais, comme les deux pays n'ont pas la même structure, il est plus crédible de comparer le Cameroun de 1960 pas à Taiwan, mais d'abord au même Cameroun cinquante ans plus tard afin de voir lequel des anciens administrateurs (les Français) du Cameroun et les nouveaux (les Camerounais) étaient plus cancres. Si les nouveaux sont plus cancres que les anciens, alors avoir une base de départ de l'hypothèse pour la suite de la comparaison.

Commençons par voir le bilan de l'Allemagne, de la France et de la Grande Bretagne sur la gestion qu'ils avaient du Cameroun, de 1884 à 1916 pour la première, de 1916 à 1961, pour les deux dernières, l'une à l'Est et l'autre à l'Ouest du pays.

Avant l’indépendance en 1960, près de 80% de la population camerounaise habitait les villages et l’administration coloniale n’avait créé aucune école dans ces zones, avec la conséquence qu’à l’indépendance moins de 3% de Camerounais étaient scolarisés, contre 96% en 2011. Il n'y avait aucune université, contre une dizaine, 50 ans plus tard. Pour la santé publique, en 1961, après 32 ans d'occupation allemande, 45 ans d'occupation française et britannique, le Cameroun comptait 3 hôpitaux, destinés le plus à soigner les occupants. En 2011, 50 ans après, le bilan est plus élogieux, d'une trentaine d'hôpitaux. En eau potable et en électrification, en 1961, le Cameroun était un pays trempé dans le noir la nuit, la population allait chercher de l'eau à la rivière dans les villages et en villes elles puisaient l'eau des puits construits à proximité des fosses septiques. Cinquante ans après, l'eau potable n'est pas garantie, mais elle est disponible à un nombre infiniment plus grand qu'à l'époque de l'occupation britannique et française. Ceci est valable sur les kilomètres de routes bitumées.

Sur le plan administratif, en 1961, seul environ 4% de la population était recensée à la naissance et bénéficiait d'un certificat de naissance. Cinquante ans après, presque les 100% de la population ont un acte de naissance. Pour corriger les manquements administratifs des occupants, les nouveaux maîtres du Cameroun ont été obligés d'établir des actes de naissances à postériori avec la mention « Né vers...» comme la plus grande preuve documentée de l'incompétence notoire des occupants européens. On peut donc conclure sans risque de se tromper que les occupants européens du Cameroun, les Allemands, les Français et les Britanniques étaient de vrais cancres sur le plan économique, administratif, social lorsqu'on observe leur bilan de 77 ans d'occupation du Cameroun.

Nous savons à présent dans quelles conditions les Camerounais ont pris le relai de l'administration en 1961. C'est-à-dire, un pays sans rien, un pays qui ressemblait plus à un relais de survie perdu dans le désert tropical. Quelle comparaison pouvons-nous en faire avec un Dragon, Taiwan ? Voici 6 raisons du mensonge sur l'inutile comparaison entre l'Afrique et l'Asie, avec pour seul objectif de créer la confusion pour bien passer l’idée destructrice d’une Afrique mourante et incapable de faire le moindre effort :

1- Le 25 octobre 1945, les troupes Japonaises présentes sur l’Ile de Taiwan se rendent aux Américains, après 50 ans de colonisation et de politique d’assimilation ayant permis de développer des infrastructures industrielles et une base d’intellectuels. Ce qui signifie que Taiwan, depuis 1895, était administrée comme une prolongation du Japon, comme la Nation japonaise, c'est-à-dire une nation puissante. En plus, Taiwan ne part pas à la même date que les pays Africains, mais 15 ans avant et ne part pas de zéro soit sur le plan économique qu’intellectuels (il y a des bibliothèques, des librairies, des maisons d’édition, des imprimeries, des journaux, des prix littéraires). A cette même date, en 1945, les Africains aux yeux des occupants Français et Britanniques ne sont que des primitifs ou plus gentiment, des indigènes à utiliser comme esclaves. Et dès 1945, Taiwan passe de facto sous la tutelle des Etats-Unis d’Amérique, un pays par définition anti-colonial en attente de la conclusion de la bataille pour définir la leadership en Chine continentale, Et ce n’est pas un hasard si son protégé Tchang Kai Check se refugiera sur cette île après la défaite avec Mao, faisant des lieux un des théâtres d’événement géopolitique du début de la guerre froide hautement stratégique avec des paris les plus fous de l’histoire du 20ème siècle : partir d’une île d’à peine 35.000 km2 soit 370 km de long et 140 km de large, (comme l’avant-poste du capitalisme américain) pour lancer l’assaut et conquérir le 3ème plus grand territoire du monde la Chine avec ses 9.641.144 km2, pour éviter qu’elle ne sombre dans le communisme, ce qui ne pouvait être le cas d’aucun pays africain.

2 - Dès 1945, la relève des Japonais est prise par les Etats-Unis d’Amérique qui font une espèce de plan Marshall pour accompagner la reforme agraire et la nouvelle industrialisation de l’ile destinée à 100% à stimuler les besoins internes et les satisfaire. C’est ainsi que naissent les petits propriétaires avec le tissu de petites entreprises le plus ramifié du monde grâce aux très généreux dons du mentor américain, ce qui n’est le cas d’aucun pays africain où les Africains qui viennent de prendre le pouvoir après l’indépendance doivent tous appliquer la politique économique décidée par le mentor (France ou Grande Bretagne) mais opposée de celle que les Américains appliquent à Taiwan et c’est-à-dire qu’il n’ya aucune stimulation de marché intérieur, tout est basé sur les anciens produits dits coloniaux comme le café, le cacao ou la banane et totalement destinés à l’exportation vers les pays des anciens occupants, avec aucune possibilité de retombée dans les pays africains, puisqu’il n’y a aucun marché interne, donc aucune croissance exponentielle que la vertu des échanges internes procurent.

3 - Dès 1955, les exportations de Taiwan peuvent ainsi démarrer pour offrir au monde les petites machines agricoles que l’ile a développées pour ses propres champs d'abord et des petits articles provenant de la profusion de ses industries légères, alors que les Africains restaient empêtrés dans la culture des produits agricoles dit coloniaux, qu’ils ne consommaient pas et à la merci d’un marché international qu’ils ne pouvaient maîtriser.

4 - Sur le plan purement politique, les pays africains ne représentaient aucun enjeu pour leurs mentors en dehors du fait qu’ils étaient de simples réservoirs de votes aux Nations Unies, afin d’augmenter la crédibilité ou le poids politique de la France et de la Grande Bretagne et justifier leurs places de membres permanents au conseil de sécurité des Nations Unies. Alors que les Américains avaient besoin d’un Taiwan fort économiquement et politiquement pour se convaincre eux-mêmes qu’en Chine, ils n’avaient pas misé sur le mauvais cheval, en choisissant Tchang Kai Check plutôt que Mao Tze Dong, en utilisant l’île comme juste un point de départ de la revanche de l’échec devant les troupes de Mao, puisqu’ils font inscrire dans la Constitution même de Taiwan que l’Ile est la zone d’administration provisoire en attente du retour à Nankin. C’est pour cette raison que c’est Taiwan qui est admis aux Nations Unis comme représentant de tout le peuple chinois et non la Chine. Un tel enjeu politique ne pouvait que faire de Taiwan un pays sans commune mesure installée sur la rampe d’un développement foudroyant avec les taux de croissance à deux chiffres dès 1950 et qui restera à un tel niveau pendant plus de deux décennies.

5 - Dans la tourmente des revendications des droits civiques, en 1965, le président des Etats Unis, Johnson, qui vient de succéder à Kennedy, assassiné, promulgue une loi pour effacer la Immigration act des années 1920 qui encourageait l’immigration vers les Etats-Unis seulement des Blancs de l’Europe du Nord, des pures Aryens. Cette loi permet aux Taïwanais une plus grande mobilité vers les Etats-Unis et avec une meilleure intégration de leur économie à celle américaine, ce qu’on ne peut pas dire des pays africains qui n’ont sans cesse été considérés par les Européens comme une peste à contenir dans leur milieu naturel, comme des animaux qui devaient rester à jamais dans leur zoo, l’Afrique ; et qui en effet n’est érigée dans la mémoire de la majorité des Européens que comme un grand zoo et n’a de valeur que pour les animaux qui y habitent et sa végétation à sauver à tout prix comme le revendiquent à juste titre les écolos. Qu’importe pour les hommes et femmes qui y vivent.

6 - En 2009, le tout premier investisseur dans la République populaire de Chine restait Taiwan et non le Japon ou les Etats-Unis d’Amérique, mais à personne n’a échappé le fait que parler de Taiwan, c’est indirectement parler des Etats-Unis même sur le plan économique, surtout après la crise économique des années 90 où plusieurs industries de pointes ont été sauvées à Taiwan comme en Corée grâce aux capitaux américains, donc qui sont de fait passées de main, pour garantir le succès de son protégé. Au même moment, les mentors des pays africains s’indignaient que la Chine soit en train d’investir en Afrique, allant jusqu’au ridicule du président de la République française qui va proposer à Pékin de cordonner ensemble les investissements industriels que la Chine fait en Afrique. Cela démontre que lui-même n’a pas compris que rien n’est fait pour une quelconque magnanimité, mais chaque geste correspond à un pion poussé, comme dans un jeu d’échec, en fonction de ses propres intérêts géostratégiques. Pékin sait que pour devenir une superpuissance, il faut qu’une puissance du moment cède sa place et cette place occupée par l’Europe doit lui revenir. Sa meilleure stratégie consiste donc affaiblir cette Europe dans ce qu’elle considère comme sa chasse gardée, l’Afrique, et ça marche. Qu’un chef d’Etat français ou britannique aille proposer à la Chine de passer par lui pour aller en Afrique est comme dire que la Chine pouvait en 1965 demander à Washington de passer par elle pour investir à Taiwan, ne comprenant pas que Taiwan était juste le tremplin pour atteindre la Chine elle-même. Comment peut-on comparer Taiwan aux pays Africains si même leurs mentors ne sont pas en mesure de comprendre jusqu’au fond à quel jeu on est en train de jouer ?

Cette analyse peut être étendue aux autres trois dragons qui ont tous servis dans la période de la guerre froide comme laboratoire de communication et de la propagande occidentale pour prouver à l’autre partie que son système capitaliste marchait très bien. Il ressort de tous ces 6 points que nos bienfaiteurs du dimanche en disant que l’Afrique était mieux que les dragons asiatiques en 1960 n’ont rien compris ou pèchent par ignorance ou par naïveté.

L’objection qu’ils avancent c’est que c’est sur le plan du produit intérieur brut PIB que se situe la prétendue supériorité de l’Afrique à cette époque. Ceci est une contre-vérité car à l’indépendance, les richesses comptabilisées dans ce PIB étaient presque toutes appartenant aux populations françaises et britanniques, notamment la quasi-totalité de la production agricole.

CONCLUSION

Dire que l’Afrique était mieux que les dragons asiatiques en 1960 est un mensonge qui sert à accréditer la thèse selon laquelle, les Africains sont nuls et qu’ils feraient mieux de confier la gestion de leurs pays aux anciens occupants. C’est une incitation à agir par procuration. C’est renoncer au minimum de souveraineté pour confier le destin des pays africains à la gestion européenne. La jeunesse africaine doit comprendre qu’elle devra s’armer de connaissances et d’ambition pour jouer tout le rôle qui est le sien dans la gestion politique, économique et administrative du continent africain. Les pièges pour lui mettre les chaînes invisibles de la soumission sont nombreux et souvent là où on s’attend le moins. La vigilance et la rigueur intellectuelle doivent guider toute la pensée, bien avant l’action.

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS




* Jean-Paul Pougala enseigne Géostratégie Africaine en Master2 à l’Institut Supérieur de Management (ISMA) à Douala au Cameroun.


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