Le défi du modèle Nkrumah
Kwame Nkrumah a amené le Convention People’s Party au pouvoir dans les deux ans qui ont suivi sa formation, créant ainsi le Ghana indépendant. Une victoire électorale écrasante lui a fourni une tribune pour une mobilisation anticoloniale massive dans toute l’Afrique. Accra était devenu le point de ralliement du mouvement anticolonial africain avec la All African People’s Conference qui a attiré les délégués de 62 organisations nationalistes, y compris des partis qui accéderont au pouvoir et des dirigeants post-coloniaux qui étaient vivement encouragés à lutter pour « l’indépendance maintenant ». En septembre prochain, on célébrera le centenaire de la naissance de Nkrumah. Aujourd’hui, le Ghana est devenu une icône du développement, mais les défis que son leader avait relevés n’ont pas trouvé leurs solutions. Pour son pays comme pour l’intégration africaine.
Il y a quelque 60 ans, l’expert constitutionnel britannique, Martin Wight, évaluant le dernier remaniement du système politique de ce qui était alors la colonie modèle de la Côte d’Or, déclarait que ’’ le peuple de la Côte d’Or se trouve être le pionnier de l’avancée politique et la pierre angulaire de la compétence politique en Afrique’’. Dans les deux ans, le peuple allait faire brutalement irruption sur la scène politique lors des émeutes de 1948 et sonner le glas de l’approche politique préférée de l’élite de la Côte d’Or qui consistait à multiplier les pétitions contre le gouverneur ou le roi.
Autant le gouvernement colonial que la classe politique autochtone ont été surpris par ces émeutes qui ont fait 29 morts et des centaines de blessés. Trois morts aux mains de la police et les blessures infligées à des soldats de la deuxième Guerre Mondiale démobilisés qui se rendaient chez le gouverneur à propos de leur solde, ont servi de détonateurs. L’émergence, l’année suivante, de la Convention People’s Party (CPP), un parti de masse radicalement anticolonialiste, dirigé par Kwame Nkrumah, a mis le dernier clou dans le cercueil de la colonie modèle. La progression fulgurante du CPP, depuis sa création en 1949 jusqu’à son accession au pouvoir deux ans plus tard, reste un haut fait de Nkrumah dont la place dans l’histoire du Ghana, de l’Afrique et du monde, a fait couler beaucoup d’encre.
Amilcar Cabral, le remarquable intellectuel révolutionnaire africain et dirigeant anticolonial de la Guinée Bissau, a décrit Nkrumah comme étant ‘’ un stratège de génie dans la lutte contre le colonialisme classique’’. ‘’D’abord fondez un royaume’’ est un des propos de Nkrumah le plus fréquemment cité. La déclaration des peuples colonisés du monde, écrite par Nkrumah et adoptée à l’unanimité lors du Congrès panafricain de 1945, met clairement cet élément en exergue.’’ Aujourd’hui il y une seule action effective : l’organisation des masses ‘’, affirmait-il.
La création du CPP, dont Nkrumah fit avec succès le fer de lance de la mobilisation anticoloniale, qui lui a valu une victoire électorale écrasante et lui a permis, à lui et à ses collègues d’accéder au pouvoir, a été la fondation de tout ce que Nkrumah a pu réaliser au Ghana et au-delà.
La lute anticoloniale dans le monde entier revêtait deux formes : les mobilisations de masses non violentes et la lutte armée, bien que maints mouvements armés aient été la réaction à l’absence d’un espace politique ouvert. Le ‘’colonialisme classique’’ auquel Cabral fait référence et prévalant en Afrique était le colonialisme de l’extraction, tel qu’illustré par la Côte d’Or. La population des colons blancs était insignifiante et le gouvernement dans les mains des chefs traditionnels co-optés et autres membres de l’élite indigène. Dans presque toutes ces colonies, en contraste avec des colonies où il y avait une forte présence de colons, la stratégie d’une organisation réussie était basée sur des partis politiques de masses nationalistes et non violents, du genre du CPP.
Au Ghana, le CPP rassemblait des fermiers, des travailleurs, d’ex-soldats, des petits commerçants et autres éléments de la classe moyenne inférieure. Les coalitions nationalistes dans d’autres pays africains, par exemple en Guinée, sous la direction de Sékou Touré, au Congo Léopoldville sous la direction de Patrice Lumumba, en Zambie avec Kenneth Kaunda, ont représenté diverses émanations de ces groupes.
Nkrumah a ouvertement reconnu avoir une dette à l’égard du parti du Congrès de Gandhi et de Nehru, néanmoins l’importance du succès du CPP dans la mobilisation anticoloniale des masses ne peut être surestimé. Le CPP a démontré que ce qui marche en Inde et ailleurs peut aussi marcher dans l’Afrique subsaharienne. Nkrumah ne s’est pas contenté de laisser chacun tirer les enseignements de l’expérience du Ghana. La transformation de la capitale ghanéenne Accra en un point de ralliement des mouvements anticolonialistes a commencé immédiatement après l’indépendance et les enseignements tirés de l’expérience du Ghana ont été diffusés.
Lorsque Nkrumah accueille la première réunion des pays africains indépendants en avril 1958, ceux-ci n’étaient que huit. En contraste, lors de la conférence All African People qui s’était tenue à Accra, 8 mois plus tard, plus de 200 délégués étaient là, représentant 62 organisations nationalistes dont certaines, comme l’ANC (African National Congress de l’Afrique du Sud) et le FNL (Front national de libération de l’Algérie), devaient ultérieurement accéder au pouvoir. Avec pour toile de fond la lutte armée en Algérie et au Kenya et la violence raciste en Afrique du Sud, la conférence avait déclaré que ‘’là où des moyens démocratiques sont disponibles, ils offrent la possibilité d’action pacifique. Le soutien est également promis à ceux qui, contraints par la violence de leur assujettissement , n’ont de choix que de rendre la pareille.’’
Nombre de dirigeants postcoloniaux ont participé à la Conférence, tels Patrice Lumumba, Abdulrahman M. Babu, Joshua Nkomo, Franz Fanon et Tom Mboya. Fanon avait été l’ambassadeur du gouvernement provisoire du FNL algérien à Accra et avait joué un rôle important en établissant au sud une route de ravitaillement pour la guérilla. Dans son allocution de clôture, Nkrumah avait déclaré que la décennie à venir serait celle de l’indépendance et a exhorté les délégués à rentrer chez eux pour lutter pour ‘’l’indépendance maintenant’’, en écho au slogan ‘’ autonomie maintenant’’ qui avait eu un tel retentissement lorsqu’il s’était agi de mobiliser les foules pour le CPP.
La plupart des pays africains ont gagné leur indépendance dans la décennie qui a suivi, améliorant ainsi la possibilité d’une auto organisation collective des pays ex-coloniaux. Non seulement des pays qui partageaient la vision de Nkrumah pour une unité africaine, mais aussi à partir des principes énoncés lors de la conférence de Bandung en avril 1954.
Lors de la conférence de Bandung, l’attention s’est surtout focalisée sur les efforts du mouvement des non-alignés pour trouver un espace politique au milieu des rivalités de la Guerre froide. A cette occasion, dans son discours à ses invités, le président indonésien Sukarno a souligné le plus important défi commun à toutes les anciennes colonies. Lors de la lutte contre le colonialisme, l’objectif qui consistait à affaiblir ou à détruire la puissance coloniale était clair. Par contre, lorsqu’on se demande comment user de ce nouveau pouvoir, pour construire une société nouvelle, la réponse n’est pas aussi évidente. Nkrumah et d’autres ont peut-être été des génies dans le projet de destruction du colonialisme, mais la construction post-coloniale était une autre paire de manche.
L’intellectuel kényan, Ali Mazrui a argumenté que bien que ‘’ Nkrumah ait été un grand Africain, il n’a néanmoins pas réussi à devenir un grand Ghanéen, principalement en raison de l’autoritarisme auquel son gouvernement s’est abandonné dans ses dernière années au pouvoir, mais aussi, selon les termes d’un autre écrivain, en raison ‘’ de son grotesque culte de la personnalité’’. Mazrui blâme Nkrumah pour avoir créé le précédent du parti unique en Afrique. ‘’Il est devenu simultanément un héros africain et un dictateur ghanéen’’, écrit-il.
Mazrui a tort en ce qui concerne la position de Nkrumah au Ghana. Plus de 30 ans après sa mort, le modèle qu’il a instauré, sa vision pour un développement national et ses années au pouvoir restent la référence pour ce qui peut être réalisé par un gouvernement engagé. L’obsession de ses adversaires politiques de la droite qui contestent cet héritage, confirme implicitement son statut.
Les aspects répressifs du règne de Nkrumah sont source d’embarras pour ses défenseurs et constituent le morceau de choix pour ses adversaires de la droite au pays, qui savent qu’ils ne peuvent porter atteinte à son image au plan international. Les politiques autoritaires de cette période ont non seulement affecté de façon cruciale la vie publique de Nkrumah et du CPP, mais elles ont aussi rongé le CPP de l’intérieur. Au moment du coup d’Etat de 1966, la coalition nationale que le CPP a menée à l’indépendance était sur le déclin et n’était plus capable d’être une force politique effective.
Ceci a été, dans une certaine mesure, déguisé par la bureaucratie du parti unique qui englobait des syndicats, la jeunesse, les paysans, les mouvements féminins et les efforts frénétiques de Nkrumah pour produire un nouveau type de cadre au travers de formations idéologiques. Dans les années qui ont précédé la fin du règne des partis uniques en Afrique, dans les années 1990, la plupart des partis nationalistes qui ont accédé au pouvoir au moment de l’indépendance, ont connu un destin similaire. Le débat et les tensions que connaît actuellement l’Afrique du Sud en ce qui concerne les options politiques de l’ANC comporte quelques-uns des éléments auxquels le CPP et d’autres partis victorieux ont été confrontés.
L’érosion de l’espace démocratique sous Nkrumah a été fonction aussi bien de la politique que de l’économie. Dans le domaine politique il y avait nombre d’éléments. La violence déclenchée par l’amertume de l’opposition, conduite par une alliance des éléments de l’élite qui se sont sentis spoliés de leur ‘’droit de naissance’’ à succéder aux dirigeants coloniaux et les chefs qui ont vu la fin de la domination coloniale comme une opportunité de retourner au règne des chefs, en opposition avec l’orientation du CPP vers une République, a engendré une réponse répressive. Dès le milieu des années 1950, l’opposition, ancrée dans de nombreux partis séparatistes, sous l’ombrelle du National Liberation Movement (NLM), a été responsable de nombreux attentats à la bombe, contre Nkrumah et généralement de brigandage.
Les limites de la culture interne du CPP, parvenu au pouvoir dans les deux ans qui ont suivis sa création, sans avoir eu le temps de se développer en tant qu’organisation avant que les tentations du pouvoir et la corruption n’assaillent ses dirigeants, est un autre facteur politique. Ces limites ont été aggravées par la domination du parti par Nkrumah, toujours plus imposant, dans un processus accepté et institutionnalisé du culte de la personnalité. Les défis représentés par ces facteurs n’ont pas été amoindris par le fait que le CPP est né dans un culture de pouvoir autoritaire et a été le légataire d’un Etat autocratique.
La crise interne de la démocratie du parti et le problème de la relation du régime du CPP avec des segments importants des constituants historiques comme les syndicats et les paysans, l’abolition de l’autonomie de leurs partis doivent être vus en partie à la lumière des propos de Sukarno à Bandung : le chemin de la transformation des sociétés des ex-colonies. La transformation implique une rupture d’avec les schémas de fonctionnement existants. L’accumulation de capital implique le déni de consommation par quelques-uns ou par tout le monde. Ceci est sujet à contestation dans tous les pays. Dans des pays qui s’efforcent à des transformations structurelles, en l’absence de consensus hégémonique, celles-ci donnent lieu à des confrontations ou à de la répression. Et même dans les cas où le consentement est donné, des turbulences peuvent surgir dès lors que le projet ne tient pas ses promesses.
Dans le cas du Ghana, le défi était le suivant : comment générer des ressources pour une amélioration des conditions de vie d’un peuple dont les attentes ont été grandement encouragées par l’indépendance et les discours visionnaires de Kwame Nkrumah lui-même ? Comment transformer une économie et une société sous-développées, hautement dépendantes d’une monoculture (le cacao) qui rapporte l’essentiel des devises, avec des cours internationaux instables? Comment transformer et augmenter la productivité dans un secteur agricole qui repose sur les petits fermiers ? Comment industrialiser un pays qui a un petit marché intérieur et dont le commerce extérieur est lourdement tributaire de quelques économies occidentales ?
Ses critiques, nombreux, et quelques-uns de ses défenseurs, ont décrit les politiques économiques de Nkrumah comme étant socialistes. Nkrumah ne faisait pas mystère de son orientation socialiste influencée par Karl Marx, Lénine, le Christ et Marcus Garvey. C’était du socialisme si on accepte une définition large du terme. En vérité, nombre de ses politiques se sont efforcées d’appliquer les enseignements de l’orthodoxie dominante, et usant de modèles qui pourraient s’appliquer au développement du Ghana, avec toutefois, au cours de ses cinq dernières années au pouvoir, une attraction croissante vers le modèle soviétique et aussi le modèle de la Chine maoïste.
Durant les quinze années où Nkrumah a exercé le pouvoir, le rôle déterminant de l’Etat dans les affaires économiques était la norme, aussi bien dans les pays communistes qu’en Occident où l’économie de Keynes prévalait. L’expérience de l’Union Soviétique offrait une leçon dans l’industrialisation rapide que l’Inde a commencé à apprendre avant le Ghana. Le succès relatif, en Amérique latine, de l’importation se substituant à l’industrialisation, a rendu cette stratégie respectable au moment où le Ghana a accédé à l’indépendance. En Grande Bretagne, le Parti travailliste avait entrepris une nationalisation massive lorsque Nkrumah est arrivé au pouvoir. Le panafricanisme de Nkrumah était alimenté par une vision plus grande et plus ambitieuse que celle de la European Coal and Steel Community qui s’est épanouie dans l’Union européenne, mais ils s’accordaient pour reconnaître le bénéfice de l’intégration régionale.
Utilisant les ressources existantes, Nkrumah a rapidement amélioré le système de santé, l’éducation et les infrastructures et a aidé d’autres pays nouvellement indépendants comme la Guinée. Avec des emprunts supplémentaires, des investissements ont été faits dans l’industrie et l’agriculture. Nombreux étaient les projets agro-industriels, pas tous bien conçus, qui en étaient à leur début lorsqu’il fut destitué. Un mois avant sa chute du pouvoir, il a inauguré le barrage hydroélectrique d’Akosombo, pièce centrale du projet de la rivière Volta, qu’il voyait comme la pièce maîtresse de l’industrialisation du Ghana. Les nombreuses nouvelles usines n’étaient pas encore bien établies dans le système de ravitaillement en matière première, élément pourtant central de sa politique d’industrialisation. A ce moment, la crise internationale du prix du cacao a porté un préjudice considérable aux revenus et aux prévisions de croissance, limitant les importations et la consommation. Les pénuries et le mécontentement qui en est résulté ont généré le climat parfait pour que la CIA (Central Intelligence Agency, soit le renseignement américain) fomente un coup d’Etat, le 24 février 1966.
Son orientation vers l’Union Soviétique et la Chine était dictée autant par l’économie que la politique. L’anti-impérialisme de Nkrumah impliquait qu’il ne croyait pas pouvoir s’appuyer sur l’Occident pour accomplir ses projets de transformation, en particulier en raison de son engagement pour l’unité africaine, l’existence de sphère d’influence coloniales qui perdurent et l’intrusion américaine. Dans le climat de la Guerre Froide, un projet combinant l’unité panafricaine, le nationalisme économique et une orientation vers les pays de l’Est dans une quête d’amitié et de ressources, ressemblait, du point de vue de la Maison Blanche et de l’OTAN, à du communisme. L’épouvantail du communisme justifiait, selon les instigateurs, le coup d’Etat de 1966.
Dans les semaines qui ont suivis le coup d’Etat, les média étaient remplis d’images de ‘’communistes subversifs’’ déportés hors du Ghana. La rubrique comportait un ramassis de propos du genre ‘des centaines de militants des mouvements de libération nationaux, basés au Ghana ou y recevant une formation et leurs conseillers militaires du bloc soviétique et de Chine et des techniciens industriels de l’Europe de l’Est’.
Au cours des cinquante années écoulées, le Ghana a traversé de nombreuses phases comme icône du développement. Les instigateurs du coup se présentaient comme les champions du programme de stabilisation du FMI que le régime militaire avait initié. Le retour du pouvoir civil au travers d’élections, qui ont mis au pouvoir les civils de la junte militaire, a été salué comme une première africaine. Depuis 1983, la soumission du Ghana au FMI et à la Banque Mondiale en a fait, une fois de plus, un modèle économique. Dans un rapport récent, la Banque Mondiale décrivait le Ghana comme étant un des dix meilleurs modèles d’ajustement au monde. Quatre élections paisibles successives depuis 1992 ont donné au Ghana l’étiquette d’‘’un oasis de paix dans une région turbulente’’.
L’ouverture politique et la stabilité sont importantes. Néanmoins, les défis liés à la transformation que Nkrumah avait identifiés et auxquels il avait tenté d’apporter une solution, sont toujours là. Le pays est toujours gravement dépendant de ressources limitées à des fins d’exportation et l’aide est cruciale pour l’investissement dans le secteur public. Les produits manufacturés les plus simples sont importés. Martin Wight serait en bonne compagnie parmi ceux qui célèbrent le Ghana comme un modèle de pays africain aujourd’hui. Mais ce modèle ressemble plus à celui de la Côte d’Or d’il y a 70 ans qu’à celui du modèle indépendant, structurellement transformé, que Nkrumah voulait établir comme ‘’ l’étoile noire’’ de l’Afrique.
* Yao Graham est un militant et un écrivain, à la tête de Third World Network Africa, une organisation de défense/promotion et de recherche panafricaine basée à Accra au Ghana.
* Cet article est paru dans le premier numéro de Chemchemi, le bulletin de la chaire professorale d’étude panafricaine Mwalimu Nyerere de l’université de Dar es Salaam en Tanzanie. Il est reproduit ici avec la gracieuse permission du comité éditorial de Chemchemi.
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Note : Cette année 2009 marque le centième anniversaire de la naissance de Kwame Nkrumah, né en septembre 1909. Nous publions l’article bienveillant mais critique de son compatriote en hommage à un grand dirigeant panafricain.