Le Fmi emporté par la politique de la corruption au Sénégal
Le scandale Segura, fonctionnaire du FMI
Au moment où il quitte le Sénégal à la fin de sa mission, la semaine dernière, M. Alex Segura, représentant du Fonds Monétaire International (FMI) au Sénégal, se fait rejoindre au Salon d’honneur de l’aéroport Léopold Senghor de Dakar, par un coursier qui lui remet une enveloppe. La presse sénégalaise, qui révèle les faits, parle de 100 millions ou de 500 millions remis comme «cadeau» par le gouvernement du Sénégal. M. Segura s’envole avec le paquet. C’est à l’escale de Madrid, qu’il joint son institution à Washington, pour relater l’affaire. Le FMI a restitué le cadeau et a annoncé l’ouverture d’une enquête. Pour Demba Moussa Dembélé, cette affaire n’est qu’un épisode de plus dans les complicités tissées entre les gouvernements africains et les institutions financières internationales, pour piller les ressources du continent. Car, pour lui, M. Segura est coupable pour être entré dans une logique de corruption qu’il connaît bien.
La période du 12 au 19 octobre est appelée «Semaine mondiale de mobilisation » contre la dette extérieure des pays du Sud et les politiques criminelles des institutions financières internationales. Cette semaine, coordonnée par Jubilé Sud et certains de ses partenaires du Nord, vise à attirer une fois de plus l’attention de l’opinion internationale sur le scandale de la dette extérieure des pays africains et d’autres pays en développement, utilisée comme instrument de domination et moyen de transfert de richesses du Sud vers le Nord. La mobilisation vise également à attirer l’attention de l’opinion sur la duplicité et le rôle particulièrement néfaste que jouent la Banque mondiale et le FMI dans la perpétuation de l’endettement des pays du Sud et son utilisation pour imposer des politiques dévastatrices, qui sont en grande partie responsables de l’abjecte pauvreté qui est le lot quotidien de millions de personnes en Afrique et ailleurs dans le monde.
Ainsi donc, le scandale que constitue le « cadeau » reçu par l’ancien représentant résident du FMI au Sénégal, Alex Segura, vient-il rappeler à l’opinion sénégalaise la confiscation des politiques de développement de notre pays par cette institution et la Banque mondiale, depuis bientôt trois décennies. Ce « cadeau » constitue un véritable scandale à tous points de vue. En effet, il est inacceptable que les autorités sénégalaises se permettent de donner des millions de nos maigres deniers publics à un fonctionnaire international qui, de surcroît, n’a rendu aucun service à notre pays. On ne peut accepter non plus la duplicité de ce fonctionnaire, dont l’institution prétend mettre en avant « la lutte contre la corruption », mais qui ferme les yeux sur ce « cadeau » qualifié de « substantiel » de la part d’un pays dit « pauvre très endetté » (PPTE) !
Des résultats peu flatteurs pour Monsieur Segura et son institution
La fin de la mission de M. Segura se passe dans un contexte de dégradation de tous les indicateurs économiques et sociaux du Sénégal. Selon les données officielles, le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) est tombé à 2,9% en 2008, contre 4,7% en 2007. En 2009, ce taux ne devrait guère dépasser 1,5 ou 2%. L’effondrement de pans entiers de l’économie a aggravé les conditions de vie déjà précaires de millions de Sénégalais. Le classement du Sénégal dans le dernier Rapport sur le développement du programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), dont la plupart des journaux du pays se sont fait l’écho, reflète de manière encore plus saisissante la descente aux enfers d’un pays entre les mains d’un régime libéral dispendieux, incompétent et profondément corrompu..
Les résultats médiocres du Sénégal sont également à mettre au passif de M. Segura et de son institution. En effet, les politiques économiques du gouvernement sénégalais doivent se conformer aux prescriptions du FMI, telles que contenues dans l’Instrument de Soutien aux Politiques Economiques (ISPE). Et M. Abdoulaye Diop, le ministre de l’Economie et des Finances, s’appliquait à respecter à la lettre ces prescriptions, comme il l’a répété dans la Lettre d’Intention adressée au directeur général du FMI, le 5 juin dernier. Et la levée des subventions sur les denrées de grande consommation et les hausses des prix de l’électricité et du gaz, entre autres, illustrent la conformité du Sénégal aux diktats du FMI. M. Segura était donc bien placé pour connaître l’évolution des indicateurs économiques et sociaux du pays. Il avait été témoin des pratiques corruptrices du régime libéral et de certains de ses dérapages financiers, comme les fameuses dépenses extra budgétaires et leurs conséquences économiques et sociales.
Un homme bavard, critique mais…allergique aux critiques !
Durant une bonne partie de son séjour au Sénégal, M. Alex Segura s’était signalé par ses déclarations intempestives en rupture d’avec l’obligation de réserve qu’il devait observer pour respecter son statut diplomatique. Même à la veille de son départ, il avait fait la Une de certains quotidiens du pays. Au point qu’un journaliste sénégalais n’a pas hésité à le qualifier de «mégaphone ambulant » qui se mêlait de tout et de rien ; parlant à tort et à travers. Dans tout autre pays ayant conservé une petite parcelle de souveraineté nationale, il aurait été expulsé depuis belle lurette !
Il y a quelques années de cela, feu Madia Diop, secrétaire général de la Confédération Nationale des Travailleurs du Sénéga l, disait que les membres du gouvernement d’Abdou Diouf « craignaient plus la Banque Mondiale que le Bon Dieu ». Apparemment, cela n’a pas changé depuis lors. Et M. Segura pouvait d’autant plus se permettre des sorties intempestives qu’il savait avoir affaire à un régime faible et impopulaire, empêtré dans des scandales à répétition et auquel son institution continuait de dicter ses politiques tout aussi impopulaires et dévastatrices dans le cadre de l’Instrument de « soutien » aux politiques économiques (ISPE) conclu en novembre 2007.
Mais tout bavard et critique à l’égard des politiques du gouvernement qu’il était, M. Segura tolérait peu les critiques à l’égard des politiques de son institution. Lors d’une conférence publique sur la crise financière internationale organisée le 30 avril 2009 par la Confédération des Syndicats Autonomes (CSA), il était sorti de ses gongs quand j’ai exposé la responsabilité du FMI dans les crises mondiales actuelles, en observant que celles-ci étaient une preuve supplémentaire de la faillite des politiques des institutions financières internationales et de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Il avait fallu l’intervention de certains membres du panel et du modérateur pour le calmer!
Après la sortie du livre du journaliste sénégalais Abdou Latif Coulibaly, critiquant son apparente caution à la gestion de l’Agence Nationale de l’Organisation de la Conférence Islamique (ANOCI), que dirigeait le président Abdoulaye Wade, Karim, M. Segura s’était encore offusqué de cette critique en s’épanchant une fois de plus dans la presse sénégalaise.
Que voulait-on récompenser?
Au vu du comportement de M. Segura et du contexte économique et social qu’il laisse derrière lui, l’on se demande bien ce que le régime libéral a voulu « récompenser » en lui remettant un « cadeau d’une valeur financière substantielle », comme le précise le communiqué du FMI cité par la presse sénégalaise. Ce ne sont certainement pas ses contributions et celles de son institution au « développement » du Sénégal, comme on l’a vu plus haut. Ce n’est pas non plus pour avoir contribué à « la bonne gouvernance » des finances publiques.
Alors, pour quels « services rendus » à la République ? Le gouvernement sénégalais serait en peine de citer un seul « service » pour justifier la tentative avortée de décoration par le président Wade et le « cadeau » par lequel le scandale est arrivé ! Alors, l’explication pourrait se trouver ailleurs : M. Segura pourrait être « récompensé » pour avoir couvert un autre méga scandale que constitue la gestion désastreuse de Karim Wade à la tête de l’ANOCI telle que l’a révélée le livre d’Abdou Latif Coulibaly!
Des questions sans réponses
Si les circonstances dans lesquelles Monsieur Segura a reçu son « cadeau » restent encore floues, elles soulèvent néanmoins plusieurs questions qui jusqu’à présent n’ont pas reçu de réponses satisfaisantes. Ayant côtoyé les responsables du régime libéral au plus haut niveau, connaissant les mœurs légères de ce régime en matière d’argent et ayant entendu ou assisté à des scandales financiers sans précédent, parmi lesquels la sordide «affaire de grands bandits » (1) entre l’ancien Premier ministre Idrissa Seck et Abdoulaye Wade, on se demande comment M. Segura a-t-il pu accepter un « cadeau » de la part des autorités de ce pays. A part le « cadeau monétaire », quels autres cadeaux en nature aurait-t-il perçus et peut-être emportés à Barcelone ou Washington ?
Le communiqué du FMI fait croire que M. Segura ignorait les règles déontologiques en vigueur au FMI et qu’il avait dû se référer au bureau d’éthique de l’institution pour qu’on lui demande de retourner le « cadeau ». Mais alors est-ce parce que le montant du « cadeau » était trop « substantiel » qu’on lui a demandé de le retourner ? Ou bien ignorait-il réellement les règles déontologiques en la matière ? Auquel cas, on se demande si ces règles ne sont pas assez floues pour se prêter à toutes les interprétations possibles. Ou bien encore, peut-être comme le suggère un journaliste sénégalais, cherchait-il une « dérogation » au code de conduite du FMI ?
Au-delà de ces interrogations, c’est un fait que M. Segura était tenté de prendre son « cadeau », sinon toute cette affaire se serait arrêtée dans le Salon d’honneur de l’aéroport de Dakar ou le représentant du FMI a reçu son paquet. Cela prouve une certaine cupidité de sa part et surtout son manque de probité morale quand on sait que ce « cadeau » venait d’un « pays pauvre très endetté » (PPTE), selon la classification de son institution ou d’un « pays moins avancé » (PMA), selon les Nations Unies!
Quant au gouvernement sénégalais, que cherchait-il dans la remise de ce « cadeau » à un haut fonctionnaire grassement payé? Un lobbyiste de choix auprès du FMI ? Acheter son silence sur certains secrets de la gestion catastrophique des deniers publics? Ou tout simplement, le désir de ne pas le laisser partir « les mains vides » étant donné que la décoration qui était prévue avait été annulée ? Quelles que soient les motivations des autorités sénégalaises, leur initiative est inacceptable et condamnable au plus haut point. Sans doute, seule une enquête indépendante, approfondie et transparente pourrait-elle révéler les secrets de cette sordide affaire.
Les institutions financières internationales et la morale
Quant au FMI, nous doutons fort qu’il soit capable de faire la lumière sur ce scandale qui éclabousse un de ses employés. Sa préoccupation principale sera de protéger son image, son « honneur » perdu depuis longtemps déjà après les crimes abominables associés à ses politiques d’ajustement structurel de triste mémoire. Le FMI tentera d’étouffer l’affaire ou à défaut rejeter toute la faute sur les autorités sénégalaises pour couvrir la conduite impardonnable de son employé qui est tout aussi coupable que ces mêmes autorités. D’ailleurs, son communiqué diffusé depuis Washington évite de nommer M. Alex Segura, se contentant seulement de parler « d’un membre du personnel » de l’institution.
Cela augure mal d’une investigation sérieuse de la part du FMI. Ce dernier dispose d’une puissante machine de propagande bien outillée et très sophistiquée avec laquelle le gouvernement sénégalais ne peut rivaliser. Cette machine risque de faire passer M. Segura comme une « victime » plutôt que comme un acteur conscient de cette tentative de corruption. Le FMI a perfectionné l’art de la duplicité, du mensonge et de la falsification des faits. Il ne faudrait donc pas s’attendre à ce qu’il fasse une investigation objective du scandale qui éclabousse Monsieur Segura. Le cas Wolfowitz, du nom de l’ancien président de la Banque mondiale, un criminel de guerre notoire et ancien bras droit de George Bush – qui passera comme l’un des plus grands criminels de tous les temps - est édifiant à cet égard. M. Wolfowitz avait été poussé à la sortie pour avoir été pris en flagrant délit de favoritisme pour sa petite amie, révélant ainsi au grand jour le faible degré de moralité – ou plutôt d’immoralité- qui prévaut au sein de ces institutions.
Ce n’est point un phénomène isolé mais plutôt le reflet d’une culture ayant ses racines dans les valeurs du capitalisme néolibéral qui est un système intrinsèquement immoral. La Banque mondiale et le FMI sont au service des multinationales prédatrices et des marchés financiers dont le seul et unique credo est la recherche du profit maximum, quel qu’en soit le prix pour leurs victimes! L’évocation de la morale et de l’éthique par ces institutions sert plutôt de vernis à un système profondément immoral qui mérite bien son nom « d’apartheid mondial » en référence à l’odieux système de discrimination raciale qui régnait en Afrique du Sud jusqu’au milieu des années 1990.
Sortir du piège de la dépendance extérieure
Le scandale Segura est une illustration du désarroi d’un gouvernement dont la dépendance extérieure s’est accentuée du fait d’une gestion désastreuse des ressources du pays et de l’existence d’un Etat vivant au-dessus de ses moyens. En dépit de l’annulation de la dette multilatérale du pays obtenue après le Sommet du G8 de 2005, le Sénégal reste toujours sous la coupe du FMI et de la Banque Mondiale. L’instrument de « soutien » aux politiques économiques (ISPE) est la nouvelle trouvaille du FMI pour continuer à imposer ses diktats à des pays comme le Sénégal.
Il est temps de sortir de ce piège infernal qui maintient le Sénégal dans la dépendance et aliène sa souveraineté sur ses politiques. Il est temps de mettre fin à l’ingérence inadmissible des institutions financières internationales dont les politiques ont mené le Sénégal et le reste du monde à une impasse tragique comme l’illustrent les crises multiples en cours qui secouent la planète. Le Sénégal, tout comme les autres pays africains, doit se réapproprier le débat sur son développement. Il faut discréditer l’idée que c’est « l’aide » qui va « développer » le Sénégal et l’Afrique. Le débat sur « l’efficacité de l’aide » prouve amplement que celle-ci a été un échec lamentable accompagné de coûts exorbitants pour nos pays. Il est donc temps de détruire les mythes et la mentalité de la dépendance étrangère et accepter de faire les sacrifices nécessaires pour prendre en charge notre propre développement et notre destin en main.
Accepter la perpétuation de l’esclavage actuel ou briser les chaînes de cet esclavage et s’engager dans la voie du développement autonome et maîtrisé: tels sont les termes de l’alternative pour le Sénégal et l’Afrique!
NOTE
(1) Dans les conflits politiques à soubassement financier, qui ont eu à opposer le président Wade à son ancien Premier ministre Idrissa Seck, ce dernier évoque un épisode où M. Wade lui aurait souligné, en substance, que c’est au moment du «partage du butin» que tout tourne souvent mal entre les «grands bandits».
* Demba Moussa Dembélé est conomiste, membre du Comité International de Coordination de Jubilé Sud
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