Paix et développement : Les voies et moyens pour «plumer l’œuf»

Dans « La natte des autres », Joseph Ki-Zerbo terminait son propos comme suit : « L’homme patient finit par plumer un œuf. Plumer un œuf, telle est la finalité du développement. » En fait, l’historien avait déjà indiqué les voies et moyens pour plumer l’œuf lorsqu’il notait que « pour l’Afrique d’aujourd’hui, trois conditions majeures semblent s’imposer pour un développement endogène : L’intégration de l’espace africain, la recherche participation-action, la démocratie (1) ».

Nous sommes quelque peu éloignés de la définition du « développement économiste » qui, selon John Kennett Galbraith, "consiste et très largement, à imaginer une stratégie qui permettra de vaincre la tendance des hommes à imposer des limites à leurs objectifs en ce qui concerne leurs revenus, donc des limites à leurs efforts." Cette conception peut se schématiser dans le productivisme : produire toujours plus et mieux. Quant à la paix, je la définirais comme le loisir de disposer de soi-même dans un environnement qui se donne les moyens de conjurer l’éclatement violent des conflits personnels ou collectifs.

Pouvoir vaquer à ses occupations, c’est en avoir, car à la vérité, un homme au chômage n’est pas vraiment en paix. Et la faculté d’aller et venir en paix, suppose résolue la question de la sécurité : sécurité physique et morale dans un monde sans tracasserie ni terreur ; sécurité alimentaire dans un monde qui ne connaît pas la famine... La paix n’est pas une manne qui tombe du ciel, elle est un produit de l’organisation sociale et politique nationale et régionale. C’est en substance, l’idée qui soutient ce texte.

Lorsqu’au détour des années 1990, presque partout en Afrique, chacun se met à bousculer son dictateur, on sort d’une trentaine d’années qui, dans le meilleur des cas, a produit quelque croissance comme dans la Côte d’Ivoire de 1960 à 1975, mais de développement point ou si peu.

Trente ans de paix relative n’ont pu consolider l’unité nationale alors qu’elles ont fixé des limites drastiques aux soifs de libertés et à l’éthique de la bonne gouvernance. Et quand il a fallu, comme on le dit rapidement, « démocratiser » dans un contexte de faillite des politiques publiques, de programmes d’ajustement structurel, de privatisations, de retraites anticipées, de licenciements massifs, les partis uniques n’ont concédé que le strict minimum.

La démocratisation à pas forcés a conduit à des faux-semblants d’institutions et de pratiques qui ont vidé le système démocratique de sa vertu de légitimation. Dans le même temps, la prolifération pléthorique des partis politiques, courtiers en strapontins ministériels, et la saturation de l’espace public par les sociétés civiles de papier et en papier, ont désactivé et l’efficacité de la politique et celle du gouvernement. Dès lors, la montée en légitimité du Souverain, seul maître à bord, dépend de ses propres capacités à se limiter.

Au total, on peut dire que le passage au pluralisme politique comme prêt à porter universel, a été institué dans des conditions peu propices. Cette situation qui, sous certains rapports, impose de faire l’amour en temps de choléra, (cf. le roman de Garcia Marquez), est de retour dans l’agenda politique. Il faut faire les élections les plus parfaites de notre histoire, tout en sortant d’un conflit dont le bilan est en cours. Même à rappeler que le Japon s’est développé sous un régime monarchique qui a fait l’économie de la démocratie, l’exigence de démocratisation garde toute sa valeur.

Elle n’est pas absurde en ce que, à l’échelle de l’histoire, très peu de réformes politiques sont intervenues à l’heure pile. L’histoire avance également par l’appel des nécessités et l’énergie du volontarisme. La démocratie reste le meilleur système politique jamais imaginé par les hommes. Au surplus, l’exigence de démocratisation procède d’une bonne identification des causes des conflits. En effet, la fonction essentielle des élections est de fonder la légitimité politique. Et les guerres domestiques ont en partie liée avec le caractère discutable et discuté de la légitimité au sommet.

Déficit de légitimité et légalité de basse intensité

La grande majorité des conflits qui ont cours en Afrique ou qui sont en voie d’extinction font suite à des contentieux électoraux. Les élections font autant partie du problème que de la solution. Dans leurs principes, elles sont pourvoyeuses de légalité et de légitimité. Dans la pratique, des élections bâclées, reconnues par des observateurs internationaux qui considèrent que des scrutins inacceptables en Europe, peuvent l’être au Togo, ne conduisent ni à la paix, ni au développement.

C’est dire que la paix repose sur la légalité d’une part, sur la légitimité d’autre part. On notera par ailleurs que légalité et légitimité peuvent se renégocier et s’acquérir comme du reste elles peuvent se perdre. Mwai Kibaki au Kenya est sorti des dernières élections de décembre 2007, avec un grave déficit de légitimité et une légalité de basse intensité. Les Etats-Unis qui s’étaient empressés de féliciter ont dû retirer les fleurs envoyées.

Les accords finalement conclus sous la médiation de Koffi Annan et de l’ONU, renforcent cette légalité tout en lui conférant une basse légitimité que le président mal élu se devra de renforcer. En Côte d’Ivoire, que la déclaration d’autoproclamation d’Henri Konan Bédié comme nouveau président de la République de Côte d’Ivoire, à la télévision nationale, fut immédiatement suivie de la lecture du message de félicitations du président français Jacques Chirac.

Peut-on en conclure que la communauté internationale est pourvoyeuse de légalité et de légitimité ? Cela fait un moment que Mugabe n’a reçu aucun message de félicitations des Premiers ministres de l’Angleterre, il n’en a pas moins continué à ruiner inexorablement son pays, affamant son peuple réduit à un exil massif.

Le Zimbabwe n’est pas en guerre, mais les Zimbabwéens sont-ils en paix ? Et c’est l’Afrique du Sud de Thabo Mbeki, quelques souverains plus discrets de cette sous-région, et une partie notable de l’opinion africaine, dont des élites qui applaudissent cet homme dont la capacité de nuisance est avérée. Si on convient avec Karl Popper que la qualité d’une démocratie se mesure à sa capacité à éconduire pacifiquement les dirigeants devenus indésirables, alors on est en droit de douter de l’existence de la démocratie au Zimbabwe et ailleurs.

Que peuvent les populations du Zimbabwe devant une telle calamité ? Elles luttent et elles prient... beaucoup, comme un peu partout dans l’Afrique du God-business... Elles prient et j’imagine que parfois elles se demandent si Dieu n’a pas attrapé la maladie du sommeil, une maladie bien tropicale.

Mieux que les messages de félicitations de Paris, de Londres ou de Washington, l’harmonie entre l’Etat et la société civile est porteuse de légitimation. Dans les sociétés modernes qui se veulent républicaines, cette harmonie repose à titre principal sur le fonctionnement régulier d’institutions qui garantissent la séparation des principaux pouvoirs et dispensent la justice.

Dans les pays passablement démocratiques, un chef passablement sage qui pille son pays, mais laisse les hommes vaquer à leur occupation, suffit de préserver la paix. C’est triste de dire, mais on a vu des peuples se contenter d’un doux dictateur, dés lors qu’il avait un gouvernement compétent. La compétence du gouvernement peut produire de la légitimation et de la paix sociale.

Au-delà de la justice, l’équité est fondatrice de paix sociale et partant de légitimation politique. On peut la tenir également pour l’un des antidotes de la mauvaise gouvernance qui freine l’essor de l’économie et développe le sous-développement, et accroît le fossé entre les populations et les élites.

La compétence n’est pas seulement un attribut du politique ou du technocrate. Il y a une compétence en matière de capital humain. Elle concerne ce que le sociologue Marc Lepape désigne par le terme d’énergie sociale. Elle met en œuvre des « savoirs pratiques ordinaires qui contribuent à la construction des statuts sociaux (2) ».

La vendeuse d’aloko du quartier n’est élue par personne. Le guérisseur du village n’est élu par personne. C’est leur savoir faire respectif qui les impose et qui d’une certaine manière les nourrit. La réputation d’un homme dans sa communauté, sa crédibilité, sa parole, sont des sources de légitimité utiles dans le règlement des conflits locaux. Les sociétés en crise s’acharnent à disqualifier leurs ressources en termes de médiations et de réputation.

Or ce sont elles qui ont vocation à aider à restaurer l’humain en chaque homme qui viendra à se sentir blessé, humilié. Le pauvre a de l’amour propre ; l’étranger a de l’amour propre. Il a besoin d’être reconnu et respecté non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il sait faire ou pour ce qu’il a fait. Mais dès lors qu’on tue un enfant, une femme, un homme, juste pour ce qu’il est, qu’il ait fait quelque chose ou qu’il n’ait rien fait, la porte est ouverte à la violence, à une grande violence.

Le regard que l’homme pose sur l’homme est à même de transpirer la haine ou d’irradier le respect. L’insulte est une forme de la haine. L’avez-vous remarqué ? Le policier qui tire à bout portant sur un chauffeur de gbaka (véhicule de transport en commun en Côte d’Ivoire) l’insulte, exactement comme le Hutu insultait le Tusti avant de le couper d’un coup de machette.

Il n’y a pas de guerre civile là où une partie de la population n’a pas pris l’habitude d’insulter une autre, notamment dans les médias d’Etat, impunément. On devrait méditer davantage ce proverbe qui ne doit pas être seulement bambara et qui dit : l’insensé peut se tromper sur la part du repas à lui réservée, mais il ne se trompera jamais sur l’insulte qui lui est adressée.

(…) Quant à la loi, elle doit mettre un terme à l’impunité. C’est un problème institutionnel et c’est un droit civique pour lequel toute société civile conséquente devrait pouvoir compter sur l’appui des partis politiques et des intellectuels. La question qui reste posée et qui nous interpelle tous est : combien de chauffeurs de gbaka laisserons-nous encore abattre avant que le chauffeur de gbaka soit respecté par ceux qu’il appelle « les corps habillés » comme un autre eux-mêmes ?

La réponse n’est pas dans le vent. Elle est dans notre indolence à l’égard des Droits de l’homme. Elle est dans la détermination des pouvoirs publics et des leaders d’opinion à rompre avec la culture de l’impunité. Ce ne sont pas seulement les tueurs de gbaka qui bénéficient de l’impunité qui dure mais aussi tous les prédateurs qui sévissent dans les différentes filières économiques et dans l’appareil d’Etat.

Dans « La stratégie des antilopes »(3), Jean Hatzfeld dit à peu près ceci. L’Afrique n’est pas congénitalement liée à la guerre et à la violence. Elle est seulement condamnée à rejeter sur elle-même la totalité de son potentiel de violence, là où l’Europe et l’Amérique ont eu la possibilité historique de déverser sur les autres une partie de leur excès de violence.

L’Afrique peut lutter institutionnellement contre les tentations violentes qui la traversent et que les faiseurs de paix peuvent aider à conjurer. L’Afrique peut s’équiper d’une économie sociale productrice de paix, un peu comme elle s’est dotée d’une économie productrice de café et de cacao. C’est aussi cela, plumer l’œuf.

* Professeur titulaire de Philosophie à l’Université d’Abidjan-Cocody Institut Goethe Abidjan. Peace counts project. 11 mars 2008

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Notes :

(1) Joseph Ki Zerbo. - La natte des autres, (Editions du Codesria, Dakar, 1992), p.56

(2) Marc Lepape. - L’énergie sociale à Abidjan, (Paris, Karthala, 1997), p. 25

(3) J Seuil, Paris, 2007