Regard sans complaisance sur l'oeuvre de Chinua Achebe
"Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander si le massacre insensé du peuple de Chinua à Kano, il y a seulement quelques jours, n’a pas contribué à miner fatalement cette volonté résiliente qui l’a soutenu pendant tant d’années après son accident invalidant" - Wole Soyinka et J.P. Clark. "Chinua Achebe’s death : we have lost a brother" - The Guardian (UK) du 22 mars 2013
Il n’y a pas de doute que Chinua Achebe, décédé aux Etats-Unis après y avoir longuement résidé, probablement parce que c’était mieux pour lui que de vivre au Nigeria, a été, à beaucoup d’égards, un écrivain exceptionnel. Son premier roman "Things fall apart" (1958) a reçu d’excellentes critiques peu après sa publication survenue dans le sillage de la décolonisation. En 1957, un an avant sa publication, le Ghana est devenu le premier Etat africain indépendant. Things fall apart a été publié a un moment ou des intellectuels non occidentaux mais occidentalisés et avec une culture nationaliste cherchaient des documents culturels indigènes qui feraient justice aux cultures précoloniales africaines selon les termes que l’écrivain anglo-britannique Salman Rushdie, dans une phrase mémorable, a nommés "retourner l’écriture contre le Centre" (l’Occident) ?
On pourrait dire que dans ce contexte il y avait un besoin urgent de la part des littérateurs africains, de produire un récit africain qui rendrait justice aux cultures africaines indigènes, dénigrées pendant des siècles par les écrivains occidentaux, les prêtres et les administrateurs coloniaux. C’est cela, plutôt que le mérite littéraire intrinsèque du roman, qui a fait le succès de Things fall apart, tout au moins au sein de l’intelligentsia post-nationaliste.
On peut dire la même chose des autres romans de Achebe. Le moment de leur parution - 1960-1966. était propice parce qu’il y avait à ce moment un grand lectorat anglophone de gens éduqués, désireux d’accéder à cette nouvelle écriture africaine, sans parler de maisons d’édition, comme Heineman, en quête de profit. C’est dans ce contexte que les travaux d’Achebe ont été adoptés en vue de toute sorte de guerre des cultures, en particulier dans les rangs des intellectuels post-coloniaux militants.
La collection d’essais sur la littérature, la politique culturelle et l’histoire coloniale produite par Achebe, de son Morning Yet on Creation Day (1975) au Hopes and Impediments (1989) en passât par Home and Exile (2000), a scellé sa réputation de critique culturel, de militant et de nationaliste africain ou noir. Ses autres romans comme No longer at ease (1960), Arrow of God (1964), Man of the people (1966), sans oublier ses nouvelles et poèmes comme Girls at War and other Stories (1972) et Beware, soul brothers and other poems (1971), ont été largement plébiscités par les critiques et les historiens de la littérature pour leurs portraits "réalistes" - d’aucuns diront, vivants et subtils - de l’Africain ou, du moins "de la condition nigériane" qui, à ce jour, ont persisté dans des formes plus compliquées
Achebe a aussi été, entre 1962 et 1972, un éditeur influent de la série des écrivains africains chez Heinemann. Sous sa direction, nombre d’écrivains africains, les plus classiques, y ont été publiés comme Alex La Guma, Taha Hussein, Ngugi wa Thiong’o, Doris Lessing, Ayi Kwei Armah, Tayebe Salih, Bessie Head, Cheikh Hamidou Kane, Okot p’Bitek et des intellectuels nationalistes comme Amilcar Cabral, Nelson Mandela, Kenneth Kaunda, Jomo Kenyatta et Kwame Nkrumah.
Principalement en raison de son premier roman et de son rôle de pionnier comme éditeur de la série des écrivains africains, nombreux sont ceux qui ont considéré Achebe comme le "père de la fiction africaine" (ou le père fondateur, voire le grand père de la littérature africaine moderne). Une affirmation douteuse qu’Achebe lui-même contestait, sachant qu’au cours de sa vie il y a eu de nombreux romanciers africains et d’écrivains qui n’ont pas fait dans la fiction mais ont rendu compte de la vie sociale et culturelle bien avant qu’il ne soit né. L’affirmation qu’Achebe est le père de la fiction africaine ou de sa littérature est fondée sur un point de vue partial et réducteur de l’histoire de la littérature africaine, ou à la relégation de l’écriture africaine à un rang inférieur de la tradition littéraire occidentale.
Il y a eu des écrivains africains qui écrivaient dans les langues vernaculaires. On peut se référer aux exemples de l’écrivain nouvelliste Basotho (Lesotho - 1876-1948), le célèbre auteur de Chaka the Zulu (1912-1915 ?) que de nombreux critiques littéraires ont acclamé comme un chef d’œuvre, une tragédie épique et, selon les propos d’un historien de la littérature, "une première contribution majeure de l’Afrique noire au corpus de la littérature mondiale moderne". On pourrait aussi citer l’exemple du célèbre écrivain Yoruba, D.O Fagunwa, auteur de Odo Ninu Igbo Irunamle (1936), ou les travaux de l’écrivain arabe, Naguib Mahfouz et d’innombrables autres écrivains qui ont écrit en hausa, tamashek, amharique, wolof et ainsi de suite.
En effet, personne, aucun auteur ne pourrait avoir commencé ce que nous appelons aujourd’hui "l’écriture africaine". La tradition littéraire africaine est bien plus ancienne, plus endurante et complexe que les efforts allégués d’un seul auteur, peu importe son talent. De toute façon, l’idée qu’Achebe est "le père de la fiction africaine" ne résiste pas à l’examen rigoureux, mais est une notion romantique et naïve parce q’elle ignore les contributions majeures des auteurs africains précoloniaux et un immense corpus d’écrits africains en arabe, en français, en portugais et en espagnol.
Quel que soit le mérite artistique des travaux d’Achebe - qui est considérable pour le moins qu’on puisse dire - c’est son roman Anthills of the Savanah (1988) qui montre un déclin final de ses talents de narrateur. En effet, ce roman accuse un net déclin de sa vision libérale et de son acuité créatrice. Quels que soient les critères, ce roman est un thriller insignifiant et inégal en terme de langage et de qualité littéraire. On pourrait dire qu’une bonne partie de Anthills est de la mauvaise fiction ou un thriller politique mal ficelé. Le fil conducteur de la narration est fragmenté. La tentative d’un complot clandestin ne convainc pas. Le déroulement de l’histoire est lent et encombré, le style de représentation est mince et superficielle. L’intrigue et nue et mince, peut-être même par instant, superficielle. Le dialogue peu convainquant, lourd et ennuyeux et la caractérisation unidimensionnelle.
Par exemple, ni Ikem, Béatrice, Abdul, d’une part, ni le professeur Okon, Sam et Osodi d’autre part, n’ont de profondeur émotionnelle ou psychologique. En effet, aucun des personnages de ce roman n’a une personnalité unique convaincante et aucune n’est admirablement individualisée. De plus, la caractérisation et les dialogues sont théâtraux comme on peut le voir dans le récit du premier témoin, Christopher Oriko (chapitre 1) et le dialogue d’ouverture du chapitre 2.
Anthills souffre aussi d’un récit oblique et d’une multiplicité de points de vue sans discipline et non intégrés. Le roman tente d’atteindre une dimension épique d’un pays contre-utopique et son incapacité d’offrir une ironie intensément imaginée, superbement coordonnée, est éloquente. Pourtant tout cela peut s’expliquer par la structure mélodramatique du roman et la mauvaise qualité des dialogues.
Anthills of the savannah est un livre décevant et il n’est guère surprenant qu’il n’a pas réussi à obtenir le Booker McConnell Prize 1987, le prix littéraire le plus prestigieux de Grande Bretagne. Par exemple, le roman combine le mélodrame avec le roman politique comme on peut s’en apercevoir dans la section finale du récit - le voyage sur le "Great North Road" chapitre 17. En effet, ce chapitre présente une récitation contre-utopique du nord du Nigeria nommé "le pays des broussailles" ou "le paysage brûlé" ou encore "un autre pays", "plein de champs poussiéreux et des baobabs si étranges dans leur apparence", etc.
Dans ce roman, la forêt pluviale ("le pays de la pluie") du sud contraste favorablement avec "les parc herbeux et les arbres rabougris… des murs de boue et la terre rougeâtre" du nord.
Une conclusion qui peut bien sûr s’avérer problématique, du point de vue strictement de la critique littéraire, est qu’à la différence des exceptionnels méridionaux, les gens du nord ne savent comment rendre le nord "prospère" (les routes sont pleines de trous), pour que les méridionaux talentueux, intelligents, diligents, doués pour l’économie, judicieux dans les affaires industrielles, puissent migrer vers le nord (peut-être sur le mode de la mission salvatrice) qui est embourbé dans le désespoir social et économique (voir les premières pages du chapitre 17)
Le roman a aussi d’autres défauts : les points de vue de l’auteur, didactiques, très moralisateurs envahissent la narration et, en particulier, dans la représentation facile et éculée de la dictature militaire, du chef d’Etat. Le romanticisme d’Ikem et de Béatrice, leur vision romantique des relations sociales sont certainement celles de l’auteur parce que toute l’histoire tend vers une vue très morale de la vie (Lumière versus ténèbres, éclairée ou ignorante, diligence versus parasitisme)
C’est pourtant dans son essai The trouble with Nigeria (1983) que Achebe revient à son point de départ. Dans ce livre, Achebe avance que "le problème du Nigeria est purement et simplement un échec du leadership… le refus ou l’incapacité des dirigeants de se montrer à la hauteur de leurs responsabilités, de montrer l’exemple" (P.1) Ce postulat d’Achebe ignore les profondes contraintes structurelles de l’action humaine et de la psychologie. C’est précritique d’ignorer les façons complexes dont les structures sociales font de la médiation, modifient, conditionnent et contraignent les choix humains.
Le leadership s’exerce dans un contexte institutionnel, historique, culturel et économique qui limitent ce que les humains peuvent ou ne peuvent pas faire. Cette notion de détermination structurelle du leadership signifie qu’un dirigeant doit inévitablement travailler et exister dans un système et une logique politique dont le système propre, les lois et les opérations, que ce leadership ne peut pas dominer absolument. Le dirigeant, bien qu’il ait une certaine marge de manœuvre, est inévitablement gouverné par le système dans lequel il existe. Et bien que les hommes et les femmes créent leur propre histoire, ils ne la font pas. Non pas suite à un acte de volonté ou dans des circonstances librement choisies, mais sous la contrainte structurelle de traditions accumulées passées et héritées.
C’est ce à côté de quoi The trouble with Nigeria est passé : les dirigeants nigérians ne peuvent être des hommes et des femmes miraculeusement changés par leur pays, mais des hommes et des femmes changés par les circonstances changeantes de leur pays. Ceci est la vérité du credo libéral de tout temps, selon lequel l’éducateur lui-même doit être éduqué. Mais si les dirigeants sont des éducateurs, qui va éduquer les éducateurs ?
De ce point de vue, la conception du leadership de Achebe peut être désigné sous le terme de "volontarisme", voire une forme de pensée messianique : selon la pensée défectueuse d’Achebe, tout ce qu’un dirigeant a à faire c’est devenir, par la seule force de sa volonté, une personne de bonne moralité. Qui n’a qu’à diriger par l’exemple plutôt que par de véritables principes politiques. Achebe a une autre façon de dire que le Nigeria doit avoir un leadership fort, capable d’échapper miraculeusement aux pressions culturels et historiques de sa communauté ou de son pays. En fait un messie. Cette vision chrétienne douteuse du leadership est une façon pratique d’éviter le complexe problème de la constitution institutionnelle, culturelle et historique de la subjectivité des choix moraux dans un pays à la pluralité religieuse et ethnique, pays avec une grande société primordiale qui regarde dans le rétroviseur. En effet, une des raisons de l’échec du petit livre d’Achebe auprès des intellectuels ou de l’imagination populaire tient à sa vision romantique usée et non moderne (féodal et mystique) du leadership politique.
Peut-être que l’ouvrage le plus décevant d’Achebe, ou pour le formuler différemment, son plus mauvais travail est There was a country : a personnal history of Biafra (2012). Comme testament personnel, ce livre confirme le dicton "personnel c’est politique". Peut-être ne devons-nous pas nous montrer critiques devant la défense passionnée par Achebe de son groupe ethnique ou du bref épisode du Biafra, ainsi que de son rôle dans cette histoire. Pourtant il y a quelque chose de détestable dans la solidarité ethnique aveugle ou du jingoïsme communautaire. Ce qu’il y a de frappant dans ce livre, c’est l’absence de compréhension politique aiguë, sa vision romantique mesquine de l’histoire politique du Nigeria.
Considérez par exemple la surprenante affirmation selon laquelle les Igbos méritent entièrement leurs positions militaires et économiques consolidées ainsi que les structures bureaucratiques d’avant la guerre civile au Nigeria ( "… les Igbos ont mené la nation dans pratiquement tous les secteurs de la politique, de l’instruction, du commerce et des arts", PP 66-67), que tous les peuples nigérians non igbos sont unis par leur haine du groupe ethnique igbo et que le règne britannique au Nigeria et ailleurs n’a pas été- comme le croit le bon peuple, un désastre total
Selon Achebe, dans There was a country, le gouvernement britannique a régné sur sa colonie nigériane "avec un soin considérable…. et avec compétence. Les colonies britanniques ont été gouvernées avec plus ou moins de compétence" (P 43). Toutefois, dans ce même livre, Achebe accuse les administrateurs coloniaux britanniques d’avoir truqué les élections et le recensement de la population en faveur d’éléments conservateurs comme Sir Ahmadu Bello, le Sardauna de Sokoto des "territoires islamiques" (P.46 - Achebe ne dit pas que les Igbos proviennent de "territoires chrétiens"), une population "qui n’a pas joué de véritable rôle dans la lutte pour l’indépendance" (P52).
De plus, pour Achebe, ce sont les Britanniques qui ont semé les graines qui ont précipité le Nigeria dans la descente dans la guerre civile. Si en effet Achebe a cette vision rose du règne colonial, alors la totalité de son corpus de polémique anticoloniale et de nationalisme culturel a été vain ou, d’une certaine façon, un effort hypocrite de publicité.
Pire encore, Achebe, dans un sursaut de révisionnisme historique, soutient que l’origine même d’un seul Nigeria provient " de dirigeants et d’intellectuels de la région orientale" (P. 52). Ceci peut expliquer pourquoi il attribue le titre enviable de "père de l’indépendance africaine" à Nnamdi Azikiwe ("Il n’y a pas de question à ce propos" – P. 41). En résumé, nombreux sont les arguments bâclés et les jugements hâtifs dans le livre, comme lorsque Achebe affirme que le Nigeria a manqué de se développer parce que les Igbos, en dépit de "leur individualisme compétitif" et leur "esprit d’aventure" unique, ont été exclus de la vie sociale, économique et politique du Nigeria.
Les exemples du manque de perception politique raffiné d’Achebe sont, premièrement, son manque de sensibilité politique concernant les dirigeants non Igbo comme Obafemi Awolowo, Ahamadu Bello et Abubakar Tafawa Balewa. Les deux premiers sont vus par Achebe comme animés par, respectivement, des ambitions démesurées (fierté ethnique ressuscitée) et du traditionalisme conservateur. Ce dernier est presque mis dans le rôle de laquais du monde occidental, lequel, affirme-t-il, a transformé Balewa à force de flatterie, en un grand homme d’Etat. (P51)
Il est donc juste de dire que dans There was no country Achebe est surtout un ethno-nationaliste, un igbophile et un apologiste du Biafra par-dessus le marché. Dans ce livre tout au moins, il a un double visage, un homme double, à la fois biafrais et nigérian, igbophile et nationaliste, écrivain post-colonial et apologiste du règne des experts britanniques. Ceci devrait expliquer pourquoi le livre a un thème schizoïde d’orchestration qui est comprimé dans un mode stylistique flegmatique, lequel encore et encore, s’est montré incapable de soutenir l’ironie. On conviendra que There was no country est un patchwork des préjugés profonds, inconscients d’Achebe. A chaque instant, le livre manque d’offrir une présentation finement intégrée et réaliste d’un pays perturbé, à la diversité historique, géographique, économique et culturel.
Au moment où on rend hommage à cet important romancier et essayiste, je suggère que dans notre précipitation romantique à vénérer nos petits héros (culturels) nous n’oublions pas les maîtres raconteurs anglophones qui les ont précédés comme Amos Tutuola (1920-1997) et Cyprian Odiantu Ekewenzi (1921-2007). Leurs livres, The Palm wine drinkards et Dead palm wine tapsters in the dead’s town (écrit en 1946 et publié en 1952) et People of the City (1954) sont deux œuvres littéraire exceptionnelles et des récits confiants qui ont ouvert la voie à la fiction anglophone africaine écrite. De même, lorsque que nous rendons hommage à Achebe et à son héritage littéraire, n’oublions pas les grands raconteurs africains post-coloniaux comme Ayi Kwei Armah, Sembene Ousmane, Ngugi wa Thion’o et enfin et surtout, l’incomparable écrivain kenyan, Meja Mwagi, l’auteur, à mon avis, du meilleur de tous les romans africains : Going down river Road (1977).
En ce qui concerne Achebe, je lui dis"Adieu". Il a en effet été un grand romancier. Mais qui tragiquement a écrit le plus grand anti-roman de sa carrière : There was no country : a personal history of Biafra.
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** Prof. Ibrahim Bello-Kano est membre du Département d’anglais et de français, à l’université de Bayera, Kano – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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