Sénégal : Les tenants et aboutissants de la réforme foncière

Un nouveau décret sur la réforme foncière va permettre au chef de l’Etat sénégalais de céder ces terres aux investisseurs privés, pour promouvoir, dans de vastes domaines, une agriculture d’exportation et de production de biocarburant et de biodiesel. La plateforme paysanne est décidée à s’y oppoer

Le gouvernement du Sénégal vient d’adopter, récemment, en Conseil des ministres, un projet de Décret portant application de la Loi 12/2010 qui instaure un nouveau « Régime de la propriété foncière». C’est Abdoulaye Wade qui l’avait fait adopter par sa « majorité mécanique » à l’Assemblée nationale, mais qu’il hésitait d’appliquer devant le tollé général opposé à l’époque à cette loi et face aux risques de confrontation avec les ruraux sous l’égide du Conseil national de concertation des ruraux (Cncr). Il s’était donc abstenu de faire adopter un projet de Décret en attendant des moments plus appropriés.

Avec la nouvelle Alternance, le chantier de la réforme foncière a été repris et une Commission nationale mise en place pour organiser de larges concertations en vue de le finaliser. Le président de la Commission, après avoir présenté sa feuille de route, avait mis l’accent sur les avancées de la Loi 11/2010 portant « transformation des permis d’habiter et autres titres similaires en titres fonciers» et les problèmes rencontrés dans la gestion des terres dans le cadre de la Loi sur le Domaine national (Dn).

L’on s’attendait donc à ce que la Commission se mette au travail mais, à la surprise générale, deux évènements se produisirent : les complaintes publiques du président de la Commission qui rendait public le manque de moyens qui l’empêchait de travailler et l’adoption, en Conseil de ministres, du Décret portant application de la Loi 12 /2010 qui instaure un nouveau « régime de propriété foncière » au Sénégal, accompagnée d’un « silence radio » sur la Loi 11/2010. Du coup, la Commission devenait sans objet.

C’est donc pour édifier l’opinion sur les conséquences de ce retournement de situation que je me suis permis de publier, une nouvelle fois, un extrait du « Mémorandum » que le Parti de l’indépendance et du travail (Pit/ Sénégal) avait sorti à cette occasion et qui avait contribué à la reculade de Wade.

EXTRAIT DU MEMORANDUM

Le projet de Loi 12/2010 portant « régime de la propriété foncière » exprime une véritable volonté politique de Wade de :

- dessaisir l’Assemblée nationale et le Conseil rural de leurs prérogatives respectives dans le Domaine foncier que la Constitution et la Loi sur le Domaine national (Dn) leur ont conférées,

- de confisquer les terres des communautés rurales non encore affectées, qui constituent pourtant leurs « réserves foncières », et

- d’exproprier les terres déjà affectées aux paysans pauvres et moyens, sous prétexte ‘’d’insuffisance de mise en valeur’’.

LE DESSAISISSEMENT DU PARLEMENT ET DU CONSEIL RURAL

La procédure de ce dessaisissement est réglée par les quatre premiers Articles du Titre premier du projet de Loi 12 /2010, qui porte « organisation du régime foncier ». Au terme de ces articles, seul l’Etat peut ‘’requérir’’ à l’immatriculation pour ‘’obtenir’’ la publication de ses Droits réels que le Conservateur’’ garantit’’.

Ainsi, l’Etat, par une simple réquisition, sans autres formalités préalables, c'est-à-dire, sans chercher, au préalable, l’autorisation auprès de l’Assemblée nationale, « peut acquérir tous les immeubles publics visés par l’article 27 du Code du Domaine de l’Etat’’, et les verser dans son Domaine privé.

Tous les immeubles bâtis qui relèvent du Domaine public pourront être directement aliénés par l’Etat, pour les céder à toute personne physique ou morale, suite à une simple réquisition adressée au « conservateur ». De cette manière, les immeubles bâtis, déjà cédés par l’Etat à des privés, sans aucune autorisation de l’Assemblée nationale, vont être ‘’ légalisés’’, tandis que ce qui reste du Domaine public va faire l’objet d’une spéculation immobilière sans précédent.

De même, l’Etat peut immatriculer directement, en son nom, tous les terrains bâtis ou non bâtis pour les reverser directement dans le Domaine privé de l’Etat, et les vendre au privé.

Pour ce qui est des terres des ‘’zones de terroir’’, qui relèvent des Communautés rurales, l’Etat, sur simple réquisition de l’autorité administrative, adressée au « conservateur du domaine » concerné, peut directement les immatriculer à son nom , et non plus, après avoir, au préalable, pris un « Décret de Déclaration d’Utilité publique », passer par le Conseil rural.

D’ailleurs, l’autorité administrative peut, en confirmant par écrit sa réquisition, passer outre l’opposition du « Conservateur », en vertu de l’article 37, alinéa 2 du projet de Loi 12/2010. Cette disposition est une matérialisation de l’esprit de l’«Exposé des motifs » de ce projet de Loi, qui stipule que cette présente Loi « supprime l’opposition à immatriculation ».

Les ‘’récalcitrants’’ vont désormais s’exposer à des « peines prévues dans le Code pénal sans préjudice des dommages intérêts », en vertu de l’article 90 du projet de Loi, Ainsi, tous les paysans, ou toutes les collectivités locales, qui refusent encore aujourd’hui de céder leurs terres à l’Etat, risquent, avec l’adoption de cette Loi, de tomber sous le coup de poursuites judiciaires.

LA CONFISCATION DES MEILLEURES TERRES.

Les ‘’ zones d’aménagements spéciaux’’ sont considérées dans le projet de Loi comme des ‘’zones d’investissements intensifs’’ et vont voir leur gestion retirée des compétences des Conseils ruraux, pour tomber dans celle de l’Etat, qui peut les céder directement aux investisseurs privés.

Ces terres concernent :

- le Fleuve Sénégal, dont le potentiel est de 228 000 ha, avec 75 000 ha aménagés et 45 000 ha seulement cultivés ;
- la Vallée du Fleuve Casamance, dont le potentiel est de 70 000 ha irrigables, avec 15 000 ha aménagés et 9 000 ha seulement cultivés ;

- la Vallée de l’Anambé, dont le potentiel est de 8 000 ha irrigables avec 600 ha aménagés et 300 ha seulement cultivés ;

- les terres cultivables au Sénégal, en zone pluviale, dont le potentiel est de 3 millions 800 000 ha, dont 2 millions 500 000 ha cultivés en moyenne par an, ce qui laisse une réserve foncière de 1.300.000 ha sous la gestion des conseils ruraux, que l’Etat peut confisquer.

Il s’agit donc, avec ce projet de Loi, de permettre à Wade de céder ces terres aux investisseurs privés, pour promouvoir, dans de vastes domaines, une agriculture d’exportation et de production de biocarburant et de biodiesel. D’ores et déjà, un investisseur étranger est en train d’expérimenter une production de ‘’jatropha’’ (tabanani) dans la vallée de l’Anambé, pour produire du biocarburant avec l’intention de s’accaparer de toutes les terres irrigables. Ce qui se produira avec l’adoption de ce projet de Loi. De même, Wade a dors et déjà promis à un investisseur Nigérian, Dangotte Industries, un domaine de 400 000 ha dans la Vallée du Fleuve, pour produire du sucre et du biocarburant !

L’EXPROPRIATION DES TERRES PAYSANNES

Avec l’adoption de ce projet de Loi, le « Droit d’usage » concédé aux agriculteurs résidant dans une Communauté rurale, va être vidé de tout contenu protecteur pour son titulaire. En effet, contrairement à une ‘’idée reçue’’, le « Droit d’usage » n’est pas un «Droit précaire », il est un « Droit à durée indéterminée » selon l’article 19 du Décret 64 573 du 30 juillet 1964, et de l’article 3 de Décret 72. 1288 de 1972. Mieux, le « Droit d’usage » est « transmissible aux héritiers » du titulaire en cas de décès, selon, respectivement les articles 22 et 6 des deux décrets précités !

Par contre, ce que le « Droit d’usage » n’autorise pas, c’est sa vente ou sa mise en gage pour servir de « garantie » en vu d’obtenir un crédit. Même le projet de Loi 12/2010 de Wade ne reconnaît pas explicitement ce pouvoir au titulaire du « Droit d’usage », dans la mesure où il ne reconnaît le pouvoir de vendre ou de mettre en gage une terre qu’aux détenteurs de « Droits réels », qui ne peuvent l’être que par le recours à l’immatriculation qui est exclusivement réservé à l’Etat ! Mais, par dérogation à ce monopole exclusif de l’Etat, le projet de Loi, en son article 35, a accordé, au ‘’ créancier’’, le pouvoir d’immatriculer en son nom propre, les titres détenus par son ‘’débiteur’’.

Donc, avec ce projet de loi, seul l’Etat, le détenteur de titres fonciers et le créancier sont les seuls habilités à vendre ou à mettre en gage leur « Droits fonciers », et non le titulaire du « Droit d’usage ». Ce projet de loi ne « privatise » donc pas la terre des zones de terroir par la transformation du « Doit d’usage » en «Titres fonciers privés » mais, dans les faits, « étatise » les terres à travers leur immatriculation au nom de l’Etat, pour lui permettre de les céder aux privés les plus offrants.

Ce projet de Loi « d’étatisation de la terre » aurait soulevé l’ire des Institutions de Bretton Woods, si le but de celle-ci était de la redistribuer, prioritairement et gratuitement, aux paysans sans terre, et à ceux qui sont exclus de la modernisation de leurs exploitations agricoles pour insuffisance de terre, qui constituent 56,7 % de chefs de ménages et représentent 56,6 % des ménages ruraux qui sont en dessous du seuil de pauvreté. Mais, puis que l’objectif de ce projet de loi est de libérer la terre et de créer un marché de main d’œuvre rural dont les grandes puissances, qui régentent le monde, ont besoin pour leur firmes transnationales dans l’agrobusiness, elles félicitent le pouvoir d’accomplir ce que, durant vingt ans d’ajustement structurel, elles n’ont pas pu imposer au pouvoir des socialistes sous Abdou Diouf.

Avec ce projet de loi, la spéculation foncière va régenter le marché foncier sur toutes les terres agricoles du Sénégal ; elle sera le moteur de l’expropriation des petits et moyens agriculteurs, pour constituer le marché de la main d’œuvre, nécessaire au développement de l’agrobusiness.
C’est donc à un monde rural, où sévit une réelle ‘’faim de terre’’, que Wade ôte l’espoir de sortir de la pauvreté par l’exercice de la seule profession qu’elle maîtrise, et qui préserve sa dignité, la « profession d’agriculteur », pourtant reconnue comme telle par la Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale l’Oasp) depuis 2004.

C’est pour cela que Wade a entrepris de fragiliser le Cncr en cherchant à le substituer par un « syndicat paysan » qu’il a fabriqué de toutes pièces sur des bases partisanes et d’allégeance à son régime. Il compte ainsi l’empêcher de rééditer sa mobilisation exemplaire en 2004, contre le projet initial de la l’Oasp. Pour faire adopter ce projet de Loi, Wade veut faire précéder sa soumission à la plénière de l’Assemblée nationale, par celle d’un autre projet de Loi 11/2010, portant « transformation des permis d’habiter et titres similaires en titres fonciers » dans les zones urbaines.

Ce projet de loi constitue une avancée certaine, puisqu’il va permettre à 7987 titulaires de ces titres d’accéder gratuitement à un titre foncier, par amendement de la Loi 87-11 du 24 février 1987 qui exigeait, en la matière, des procédures très coûteuses. Le pouvoir compte sur la « gratuité » qu’il va introduire dans cette procédure, pour créer, au niveau de l’opinion et de l’Assemblée nationale, les conditions psychologiques nécessaires, pour l’adoption de la réforme foncière scélérate contenue dans le projet de Loi 12/2010.

Cette procédure de saisine de l’Assemblée nationale cherche visiblement à isoler les ruraux des citadins, dans leur lutte inéluctable contre l’adoption du projet de loi 12/2010, et pour son abrogation le cas échéant, mais aussi, à fortes doses de propagande, à masquer le caractère foncièrement discriminatoire du projet de Loi 11/2010, malgré ses avancées certaines. En effet, cette Loi 11/ 2010 exclut de son champ d’application les ruraux qui occupent, dans les communautés rurales, des titres similaires, et dans les villes, les occupants de terrains à usage artisanal (garagistes, mécaniciens, menuisiers etc) et commercial, dont la précarité de leur occupation des terres les expose régulièrement à des déguerpissements intempestifs, souvent violents.

Donc ce projet de Loi devrait être amendé par les députés pour lever ces discriminations, devenues intolérables dans le cadre d’une réforme foncière. C’est de cette manière, que les manœuvres de Wade, pour faire adopter son projet de Loi 12/2010, seront stoppées, pour l’obliger à tenir de véritables Concertations nationales sur le foncier urbain et rural, comme base de toute réforme de la loi sur le Domaine national.

Post scriptum : Quelques jours après l’adoption, en Conseil des ministres, du projet de décret portant application de la Loi 12 /2010, le Cncr a lancé une campagne nationale sur la « Réforme du foncier » autour des mots d’ordre : « Sunnu suuf, sunnu adduna ! » ou « Notre Terre, Notre Vie ». Cette campagne trouve ici toute sa pertinence !

Donc, tous ensemble avec le Cncr, pour l’abrogation de cette Loi scélérate !

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS



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** Ibrahima Sène est membre du Parti pour l’indépendance et le travail (Pit/ Sénégal)

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