Société civile et champ politique
Elle est l’objet de débats et charrie des interrogations. Ici on cherche encore à l’identifier, ailleurs on essaye de la définir. Mais depuis une dizaine d’années, ainsi que le note Paul Martial, son apparition sur le champs politique, à travers son caractère multiforme et contradictoire, a changé les données. Il s’agit ici, pour Martial, de voir le potentiel qu’elle représente, «dans une perspective de lutte pour un changement radical de la société au profit d’un système qui satisfasse les besoins sociaux des populations»
Quand on parle de l’Afrique, immédiatement on fait mention de la société civile. Son importance est telle qu’elle devient désormais le principal partenaire des bailleurs de fonds au dépend, parfois, des structures des Etats africains. Cette situation ne va pas sans poser problème au niveau politique. Dans le même temps, une partie de cette société civile, celle qui est réellement indépendante de l’Etat et du parti au pouvoir, représente aussi un moyen d’auto-organisation des masses pour mener les luttes et défendre leurs droits. Une telle situation se heurte vite à ses propres limites en l’absence de parti progressiste, populaire, réellement indépendant de l’impérialisme et de la bourgeoise nationale, capable de relayer les revendications des travailleurs de l’économie formelle et informelle, des chômeurs, des paysans pauvres sur le terrain politique.
Alors pourquoi ne pas s’appuyer sur l’aile militante de la société civile des pays africains pour lancer un tel parti ?
Une société civile multiforme et socialement ambivalente
Depuis une bonne décennie la notion de société civile est apparue sur la scène politique en Afrique. Si elle est difficilement définissable elle fait l’unanimité, du FMI aux militants pour l’abrogation de la dette du tiers monde, des dirigeants des pays riches aux altermondialistes, des chefs d’états africains aux syndicalistes ou aux militants des droits de l’homme. Certainement que cette unanimité tient de son caractère multiforme et contradictoire.
Tenter une énième définition n’est pas l’objet de ce texte, par contre la mise en relief de quelques composants permettra d’analyser les conséquences politiques, mais aussi le potentiel que représente cette société civile dans une perspective de lutte pour un changement radical de la société au profit d’un système qui satisfasse les besoins sociaux des populations.
Un des composants de la société civile est l’ONG (Organisation Non Gouvernementale) dont la multiplicité sur le continent est avérée.
Dans le monde des ONG existe une multitude de types. Inutile de toutes les passer en revue, retenons une première différence : les ONG issues des pays riches où coexistent de petites ONG regroupant quelques dizaines de membres avec des moyens limités, aidant tel ou tel village, à coté de grosses ONG, des fondations d’entreprises ou de personnalités, ayant de gros budgets. Il existe aussi les ONG des pays africains, fondées par les Africains eux-mêmes, qui pour la plupart tirent leurs revenus de bailleurs de fonds occidentaux ; souvent par la connaissance qu’elles ont du terrain et l’implication de ses membres elles représentent des points d’appuis pour les actions des ONG occidentales.
L’importance du nombre des ONG peut représenter un débouché professionnel non négligeable pour de jeunes diplômés africains, mais aussi une implication militante pour apporter une amélioration aux pays, à la région ou à la communauté. Cela témoigne d’une réelle disponibilité, d’une volonté de s’impliquer pour changer le cours des choses. Ces ONG, pour la plupart, remplissent le rôle dévolu à l’Etat dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’aide aux activités économiques et agricoles, etc., du fait des carences plus ou moins importantes de la plupart des Etats africains. Les origines de ces carences proviennent de la mauvaise gouvernance et des conséquences néfastes des politiques d’ajustement structurel imposées par les institutions financières internationales qui ont véritablement déstructuré les services publiques. Cette présence massive des ONG ne va sans poser de problèmes politiques.
En effet, les formes que revêtent les exigences d’une satisfaction d’un besoin social sont différentes selon que l’on s’adresse à son gouvernement, gérant l’Etat ou à une ONG. Pour parler de manière abrupte, dans le premier cas on revendique, dans le second on mendie. En effet l’Etat a des devoirs vis-à-vis des citoyen(ne)s. Ces devoirs non remplis ou insuffisamment effectués peuvent faire l’objet de luttes sociales et ou politiques. Les citoyens peuvent exiger et faire respecter leur droits. Dans le cas d’une ONG, celle-ci n’a pratiquement aucun devoir vis-à-vis de la population ; ses seuls mandants sont, éventuellement, les donateurs qui se situent dans les pays riches.
Ces ONG donnent de l’argent, fournissent du matériel ou des services, selon leurs propres critères. Les populations n’ont rien à exiger, n’ont rien à dire et ne peuvent prétendre à influencer leurs choix ; tout au plus, elles peuvent demander cette aide, elles peuvent éventuellement adopter des stratégies qui favorisent les dons en tenant, par exemple, les discours attendus par l’ONG ou en faisant leur des projets qui sont d’abord et avant tout ceux des ONG. Que l’on veuille ou non, il s’agit bien d’une privatisation, au sens premier du terme, de la diffusion des droits sociaux. La manière de satisfaire ces droits échappent donc au débat politique et in fine à la population.
Que l’objectif soit clairement affiché ou non, que le débat existe ou pas, la question de la finalité des actions d’aide, de charité ou de solidarité se pose pour les ONG. Sur des questions comme les luttes pour l’abrogation de la dette, contre les politiques des institutions financières internationales vis-à-vis des pays africains, il existe une partie de ces ONG qui ne veulent pas en entendre parler, soit parce qu’elles ont une vue volontairement restreinte des problèmes africains, soit parce que cela irait à l’encontre de leur intérêt ; la finalité de ces luttes permettant, notamment, la restauration de l’Etat et de ses prérogatives avec, en corollaire, une limitation des actions des ONG. D’autres sont liés directement ou indirectement au régime en place, particulièrement par le biais des associations de charité des premières dames du pays ou par des associations qui sont des éléments du dispositif d’achat de consciences des populations par les dirigeants des pays lors des consultations électorales.
Mais dans la galaxie des ONG se trouvent aussi une multitude d’associations aux frontières floues entre l’entraide et la résistance comme les comités de quartier, dans les grandes villes et les villages, qui essaient péniblement de pallier aux carences des pouvoirs publics et qui, dans le même temps, engagent des luttes vis-à-vis des représentants de l’autorité. Il y a également les associations de jeunes qui tentent de mettre en place des projets économiques et/ou culturels, qui essaient de promouvoir les actions d’alphabétisation, d’éducation ou d’aide à la scolarisation pour d’autres jeunes. D’autres structures veulent lutter contre la pauvreté et pour le développement économique dans telle ou telle région, etc. La liste n’est pas exhaustive ; l’idée est de mentionner ces types d’ONG, d’associations qui agissent comme des sortes de syndicats des populations pauvres dans les centres urbains ou dans les campagnes. Ces structures d’auto-organisation des populations fondent un rapport de force dans les pays et, potentiellement, représentent des contrepouvoirs aux dirigeants africains, serviteurs zélés des institutions de Bretton Woods.
Dans la société civile existent par ailleurs les structures plus institutionnelles, comme les organisations syndicales de salariés qui ont connu une notable évolution. Depuis 1994, la vague de libéralisation politique qui a soufflé sur les pays africains a eu un double effet sur les confédérations syndicales. Elle a permis aux syndicats de s’affranchir de la tutelle étatique et de recouvrer, pour certains d’entre eux, une totale indépendance ; et permis aussi l’éclosion d’autres organisations syndicales favorisant une véritable pluralité syndicale, même si l’effet sous-jacent négatif en est un émiettement de la structuration syndicale.
Les conséquences des politiques néolibérales entraînent des remises en cause brutales des acquis des salariés qu’ils soient du public ou du privé. Les ripostes et grèves sont elles aussi nombreuses et massives contre les privatisations des entreprises nationales et portent aussi sur les questions salariales et les conditions de travail dans le secteur public, notamment l’éducation et la santé. L’apparition des organisations syndicales sur la scène politique s’affirme plus fortement, à en juger par exemple de la lutte des syndicats contre le coup d’état constitutionnel de Tanja au Niger, les grèves générales successives en Guinée contre la corruption et l’autocratie.
La volonté de s’ouvrir vers les travailleurs du secteur informel est une nouveauté dans la pratique des organisations syndicales. Depuis les attaques néolibérales contre les pays africains on assiste à une véritable métamorphose du marché du travail où, en une décennie, les proportions entre travailleurs du secteur formel et informel se sont inversées, comme le Kenya en témoigne.
Un autre fait notable dans la société civile est la forte structuration syndicale du monde paysan, avec des capacités remarquables de coordination continentale et internationale. Les luttes contre les organismes génétiquement modifiés (OGM), contre le pillage de leurs marchés nationaux (par les gros trusts de l’agro-alimentaire des pays riches) et pour la souveraineté alimentaire, représentent une opposition frontale à la globalisation capitaliste. Les récentes crises alimentaires que les populations africaines ont connues en 2007 donnent encore plus de crédibilité à la question de la souveraineté alimentaire et à la lutte contre la dérégulation totale des échanges économiques entre le Nord et le Sud que représentent les Accords de Partenariat Economique (APE).
La capacité de ces organisations syndicales est telle que dans certains cas, comme au Mali par exemple, elles ont la possibilité d’influencer concrètement la politique de l’Etat malien.
Des partis politiques gestionnaires de l’ordre néocolonial.
A coté de ce foisonnement multiforme de la société civile coexiste les partis politiques africains.
Pour les plus grands d’entre eux, qu’ils soient au pouvoir ou d’opposition, à part les moyens, pas grand chose ne les différencie. Ils ne sont que des écuries présidentielles qui ont plus tendance à développer le culte du chef que d’approfondir le débat démocratique en leur sein. Ces partis, qui sont pour la plupart formés autour d’un chef, encouragent un double comportement qui a prouvé leur capacité de nuisance pour les sociétés africaines.
Le premier comportement est celui de faire référence à la communauté du chef ou du président quand celui-ci accède au pouvoir ; que cette référence soit ouvertement affichée ou distillée plus discrètement, peu de partis échappe à cette règle. La construction de la base sociale de ces partis est avant tout communautaire et participe ainsi à la division des populations. Le second comportement, qui complète le premier, est la promotion d’une politique clientéliste. Tout se monnaie (à l’identique de certaines ONG indiquées plus haut) de la participation à un meeting, à une manifestation ou encore les votes. Ces méthodes développent un rapport de mendicité entre la chose politique et la population qui excluent les sentiments de droits, de revendications et de luttes.
Ainsi l’arrivée au pouvoir (en chassant le parti opposé) c’est l’espoir de profiter à son tour des richesses du pays, des richesses qui se résument aux miettes que veulent bien concéder les pays riches et qui font ainsi l’objet de batailles voir de guerre entre communautés qui font obstacles à l’émergence de luttes menées par une population unie.
Le Kenya, comme bien d’autres, peut illustrer ce propos. Kenyatta, dirigeant historique prend les rênes du pouvoir dès le début de l’indépendance en 1963. Nationaliste farouche, il évolue vers un exercice du pouvoir autoritaire et communautaire. Son vice-président, Daniel Arap Moi, lui succède et fait la même chose, mais au profit d’autres ethnies, notamment les Kalenjin. Lors des élections de 2002, un front électoral va se créer, dirigé conjointement par Mwai Kibaki et Raila Amalo Odinga, le National Rainbow Coalition. Ce nom évoque le large spectre des partis, mais aussi celui de la situation ethnique du pays. L’espoir et les mobilisations sont tels que les questions communautaires sont reléguées au second plan au profit d’une société réellement démocratique et d’un Kenya pour tous.
Kibaki va gagner les élections haut la main, mais il s’empresse de tourner le dos à ses engagements de démocratie et de justice pour tous et s’engage sur le chemin, désormais bien balisé, de l’autoritarisme et du favoritisme au profit des Kikuyu. En décembre 2007, à la suite des élections, des heurts sanglants vont se produire entre les partisans de Kibaki, qui se déclare vainqueur, et ceux de Ondinga qui l’accuse de fraudes électorales. Dès le début, ces affrontements prennent un tour ethnique, notamment dans la vallée du Rift où un problème foncier se pose. Les responsables de ces violences ethniques, qui se sont déroulées sur fond de misère généralisée, sont à chercher dans des décennies de politiques irresponsables et criminelles menées par les dirigeants successifs de ce pays, considéré comme le bon élève du FMI. Ces violences feront 1500 morts et 300 000 déplacés et seront l’objet d’une enquête du procureur de la Cour Pénale Internationale.
Pas d’illusion ! Si les modes de fonctionnement des partis d’opposition sont basés sur la communauté du dirigeant et sur le clientélisme, il y a de fortes probabilités qu’une fois au pouvoir les choses ne puissent que se dégrader. La construction de partis, sur la base de l’appartenance communautaire du leader, déporte inévitablement l’affrontement du terrain politique vers le terrain ethnique et hypothèque la possibilité de luttes unitaires des populations.
Le critère est simple. Est-ce que ces partis sont indépendants de l’impérialisme et de leur bourgeoisie nationale ? Pour les grands partis d’opposition, dans la quasi-totalité, la réponse est non. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les programmes de ces partis ont peu d’intérêt… quand ils existent. Ils ne sont que l’énumération de phrases creuses sur la liberté, le bonheur du peuple et une longue liste de vœux pieux. Madagascar à cet égard est révélateur ; Le TIM (Tiako i Madagasikara) de Ravalomanana, se déchire avec le TGV (Tanora malaGasy Vonona) de Rajoelena. Le TIM et le TGV se sont construits autour de la personnalité de ses deux dirigeants, sur la même stratégie : la conquête de la capitale Antananarivo en surfant sur le populisme, Tous deux sont autocrates, tous deux sont des hommes d’affaire, tous deux sont riches, tous deux sont corrompus, tout deux pratiquent le clientélisme, tous deux sont libéraux, tous deux sont…
A suivre : Globaliser les luttes contre la globalisation capitaliste
* Paul Martial est rédacteur d' "Afriques en lutte" bulletin du Groupe de travail Afrique du Nouveau Parti Anticapitaliste
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