Nyerere et le Commonwealth
Dans un entretien avec Annar Cassam le 29 septembre 2009, Chief Emeka Anyaoku, l’ancien secrétaire général du Secrétariat du Commonwealth considère l’influence de Nyerere sur la diplomatie internationale. Dans « ses nombreuses interventions et initiatives au nom de l’Afrique et du Tiers Monde en général et au nom de la lutte pour la libération de l’Afrique australe et du Sud en particulier, Nyerere est entré dans de sérieux conflits avec le gouvernement britannique, parce que le Commonwealth n’a pas été ce réseau confortable qu’ils ont peut-être imaginé», analysent ainsi Anyaoku et Cassam.
Avec l’indépendance de l’Inde en 1948, dans le sillage de la deuxième Guerre Mondiale et alors que le soleil se couchait sur l’empire britannique, est né une nouvelle institution multinationale : le Commonwealth. La nouvelle république indienne est devenu son premier membre non blanc en 1949, rejoignant les ex-dominions du Canada, de l’Australie de la Nouvelle Zélande et de l’Afrique du Sud. En 1957, le Ghana, premier pays indépendant de l’Afrique, rejoint le Commonwealth et la décennie des années 1960 débute avec un épisode mémorable de la diplomatie internationale, initiée par Julius Nyerere, le dirigeant du Tanganyika qui va accéder à l’indépendance en 1961. La scène était la réunion annuelle des chefs d’Etat des pays du Commonwealth et des gouvernements en juillet 1961. A la veille de cette réunion, Nyerere (la date de l’Uhuru de son pays était déjà fixée pour décembre 1961) a envoyé une lettre à journaux « Observer » et « Manchester Guardian » qui a sérieusement ébranlé l’establishment britannique.
La lettre a aussi et surtout choqué le gouvernement d’Afrique du Sud, parce qu’elle mettait en cause la présence d’un régime raciste dans une institution internationale fondée sur les principes de respect mutuel et d’égalité entre toutes les nations, nouvelles et anciennes. Comment l’Afrique pouvait–elle se joindre à une organisation qui comprenait un Etat membre qui appliquait l’Apartheid et qui prônait la suprématie blanche dans sa politique officielle, demandait Nyerere. Dans une lettre bien argumentée, il expliquait qu’au vu de cette situation son pays ne demanderait certainement pas l’adhésion et que son exemple pourrait bien être suivi par d’autres pays africains, asiatiques et des Caraïbes qui devaient prochainement accéder à l’indépendance.
L’argumentaire était inattaquable et Nyerere sera appuyé par le Premier ministre du Canada d’alors, John Diefenbaker, qui s’est chargé de ‘’convaincre’’ son homologue sud-africain (Henrik Verwoerd) de démissionner du Commonwealth plutôt que de se faire expulser. Les Sud Africains ont quitté immédiatement. Mwalimu est resté et six mois plus tard, dans la même année, le Tanganyika devenait un membre à part entière.
Cet évènement a été relaté par le distingué diplomate nigérian, Emeka Anyaoku qui a passé 34 ans au Secrétariat du Commonwealth et qui a été son secrétaire général entre 1990 et 2000. Comme il l’expliquait, il a eu le privilège d’observer, d’aider et d’accompagner le président Nyerere dans ses nombreuses interventions et initiatives au nom de l’Afrique et du Tiers Monde en général et de la lutte pour la libération de l’Afrique australe et du Sud, en particulier. A de nombreuses occasions, le président est entré dans de sérieux conflits avec le gouvernement britannique de l’époque, parce que le Commonwealth n’est pas devenu le réseau confortable qu’ils avaient peut-être imaginé.
Un chapitre très difficile s’est ouvert en 1965 lorsqu’Ian Smith, chef des colons blancs qui contrôlaient la Rhodésie, s’est déclaré, lui et la colonie, au travers de l’UDI, indépendants de la Grande Bretagne. Cette même année, lors d’une réunion au sommet de l’OUA, le problème a été discuté et, dans une résolution, le président Nyerere et ses collègues ont exigé que le gouvernement britannique prenne ses responsabilités pour cet acte illégal d’usurpation de la part de Smith, à défaut les pays membres de l’OUA rompraient leurs relations diplomatiques avec la Grande Bretagne.
Mwalimu avait argumenté que les Britanniques devraient suivre l’exemple du Général de Gaulle qui avait été confronté à une situation similaire, lorsque des colons français en Algérie avaient tenté d’agir unilatéralement et que le Général les avait contré par la force. Le gouvernement travailliste d’Harold Wilson avait refusé de contraindre Smith à revenir à la légalité et en décembre 1965, la Tanzanie, le Ghana et le Nigeria avaient mis un terme à leurs relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne.
Comme le souligne Chief Anyaoku, le processus ne s’est pas arrêté là. Mwalimu poursuivait une logique sans faille dans son opposition aux politiques racistes, quel que fut leur provenance. Ainsi il a mobilisé et inspiré de nombreux autres citoyens du Commonwealth, notamment le premier secrétaire général du Commonwealth, le Canadien Arnold Smith, nommé en 1965. A Londres, en 1966, lors d’une réunion des ministres de la Justice, Arnold Smith a résolu d’une façon originale le dilemme de la rupture des relations entre la Grande Bretagne et les pays africains précédemment mentionnés. Il a invité et encouragé ces délégations à venir à Londres, partant du point de vue que le Commonwealth était une organisation internationale dont les activités ne sont pas assujetties à la politique du gouvernement hôte. Il avait cité l’exemple de Cuba qui se rendait aux Nations Unies à New York Les ministres de la Justice ont ainsi assisté à la réunion à Marlborough House, à Londres
En juillet de la même année, ces pays ont assisté à la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement à Londres et Nyerere est revenu à la charge en demandant aux Anglais de prendre des mesures à l’égard d’Ian Smith en Rhodésie. Le groupe africain demandait des sanctions contre ce pays, mais le Premier ministre britannique ne proposait que des discussions avec le régime rebelle. Dès lors, les Africains ont proposé et le Sommet a adopté la fameuse résolution NIBMAR (No Independance Before Majority African Rule – Pas d’indépendance avant un gouvernement avec la majorité noire) qui a acculé les Britanniques, de même que les rebelles rhodésiens, de façon décisive.
Lorsqu’en 1971, un autre sommet du Commonwealth s’est tenu à Singapour, un autre conflit avait éclaté entre Nyerere et le gouvernement britannique alors dirigé par le Premier ministre Edward Heath Les Britanniques avaient fait savoir leur décision de réactiver l’Accord Simsontown avec l’Afrique du Sud, pour la vente d’armes britanniques à ce pays. Mwalimu avait protesté arguant que ces armes seraient utilisées contre la population noire d’Afrique du Sud et que donc cet accord était indéfendable. Les Britanniques ont rejeté cet argument, arguant que d’un point de vue légal les Etats ont l’obligation d’honorer leurs obligations résultant de traités. La confrontation a eu lieu lors du sommet de Singapou, lorsque Mwalimu, soutenu par le président Kaunda de Zambie et le président Obote d’Ouganda, a sévèrement pris à partie le Premier ministre Heath sur la question de l’accord Simonstown. Finalement, les Britanniques se sont inclinés face à la pression de l’Afrique et du reste du Commonwealth. Mais un lourd tribut a été payé par l’Ouganda lors de ce sommet, son président ayant été destitué par un coup d’Etat alors qu’il participait à la réunion et la population ougandaise a par la suite souffert pendant des années sous le règne sanglant et dément d’Idi Amin.
Ces réunions au sommet n’ont pas toujours été aussi conflictuelles, souligne Chief Anyaoku. Mwalimu n’a pas toujours été sur le sentier de la guerre durant ces assises ! Sa méthode préférée était un mélange d’arguments intellectuels et un doux sens de l’humour comme c’était le cas lors du Sommet de 1975, à la Jamaïque. Au cours des discussions concernant la lutte pour la libération en Afrique, le président Kaunda a fait une déclaration émue, louant la solidarité et l’aide concrète apportée aux combats pour la libération par la Chine et l’URSS. Suite à quoi le Premier ministre Lee Kwan Yew de Singapour s’est moqué de lui pour avoir révélé un secret de polichinelle. Mwalimu a immédiatement détendu la situation par un aphorisme mémorable et spontané disant que « lorsque les souris sont sorties, on doit laisser sortir le chat » (Il s’agit d’un jeu de mot. En anglais laisser échapper un secret, se dit « let the cat out of the bag » ; ce qui signifie littéralement, en français ; « laisser sortir le chat du sac ». NDLT).
Les années 1974 et 1975 ont apporté des changements significatifs aux combats pour la libération en Afrique avec l’effondrement du régime Salazar au Portugal, la libération du Mozambique par le FRELIMO et la tentative d’invasion de l’Angola par l’Afrique du Sud, tentative mise en échec par l’assistance militaire cubaine au gouvernement assiégé du MPLA, à Luanda. Ces évènements ont remis en cause les lignes de partage de l’Afrique liées à la Guerre Froide, que l’Occident considérait comme acquises et que les Etats Unis en particulier ne pouvait pas abandonner, captifs qu’ils étaient d’une image rétrograde de leur propre fabrication, et ce malgré leur défaite au Vietnam en 1975. La visite de Henry Kissinger à Dar es Salam en 1977, afin de rencontrer le président Nyerere, président des Etats de la Ligne de Front était un exercice diplomatique tardif ; les temps avaient changé ainsi que la réalité sur le terrain.
En 1979, le Commonwealth avait aussi changé et c’est dans ce monde changé qu’est entrée le nouveau Premier ministre Margaret Thatcher, qui a dû faire face à une collection de vieux routiers expérimentés comme Nyerere, Kaunda, Ian Smith et la Reine, le symbole perpétuel à la tête du Commonwealth. Le secrétaire général de l’organisation était alors l’ancien procureur général de la Guyane, Shridath ‘Sonny’ Ramphal et son vice secrétaire général Emeka Anyaoku, la mémoire institutionnelle vivante de l’organisation.
La lutte pour la libération a aussi été transformée par la formation des Pays de la Ligne de Front (Tanzanie, Zambie, Mozambique, Botswana et Angola) sous la présidence du président Nyerere. Leur nouvelle stratégie était centré sur la libération de la Rhodésie, maintenue sous la férule illégale et dont Ian Smith a maintenant fait une « République » sans avoir jamais été pris à partie par la couronne d’Angleterre. En 1979, sous couvert d’un « accord interne », Smith a nommé le premier Premier ministre noir, l’évêque Abel Muzorewa, et a commencé à négocier avec le nouveau gouvernement britannique pour obtenir une reconnaissance formelle.
En 1979, à l’invitation du président Kaunda, le Sommet du Commonwealth devait se tenir à Lusaka et une date avait été fixée pour le mois d’août. En mai de cette année, il est apparu que Mme Thatcher se préparait à reconnaître le gouvernement de Muzorewa malgré le fait que la Grande Bretagne avait rompu les relations diplomatiques avec Smith quelques années auparavant. Au mois de juillet, le Premier ministre de droite de la Nouvelle Zélande, Robert Muldon, est venu à Londres pour déjeuner avec Mme Thatcher, suite à quoi il a donné une conférence de presse expliquant aux media ses soucis concernant les mesures de sécurité et la sécurité de la reine lors de sa visite à Lusaka. Dans les heures qui ont suivi, le soir à 6 heures, Buckingham Palace annonçait « la ferme intention de Sa Majesté de se rendre à Lusaka pour le Sommet du Commonwealth ».
Comme on peut l’imaginer, les chefs d’Etat africains ont argumenté avec véhémence contre toute relation avec Muzorewa et en faveur de relations directes entre les autorités britanniques et les chefs des mouvements de libération comme Joshua Nkomo, Josiah Tongogara et Robert Mugabe. Mme Thatcher était isolée et désavouée par tous ses collègues du Commonwealth du monde entier, y compris la Nouvelle Zélande et l’Australie.
Mme Thatcher et ses collègues ministres du Cabinet ont totalement échoué dans leur tentative de dernière minute de renverser la situation à Lusaka. Le Sommet, de façon unanime, a adopté une résolution qui a mené aux négociations de Lancaster House, ainsi qu’au retour temporaire de la Rhodésie au statut de colonie britannique qui devait aboutir à un accord préparant l’avènement du règne de la majorité et de l’indépendance du Zimbabwe.
Lors de la réunion aux Bahamas en 1985, Mwalimu, en sa qualité de président de la Tanzanie, participait à son dernier Sommet du Commonwealth et une fois de plus devait s’assurer, ensemble avec le président Kaunda de Zambie, que les efforts de l’organisation à l’égard de l’Afrique du Sud ne seraient pas dilués pas les intérêts britanniques. Le Sommet des Bahamas a décidé d’envoyer un Groupe de Personnalités Eminentes (GPE) en Afrique du Sud, afin d’y rencontrer les dirigeants et d’examiner le sérieux de leurs déclarations promettant des changements politiques dans ce pays.
Suite au Sommet et avant que le GPE ne se mette en route, la presse britannique annonçait qu’il serait mené par le secrétaire aux Affaires étrangères britannique, Sir Geoffrey Howe. Les réactions de Dar es Salam et Lusaka ne se sont pas faites attendre et ont été sans équivoque ; les deux présidents ont rejeté l’idée d’un GPE mené par les Britanniques. Chief Ameka Anyaoku s’est immédiatement envolé pour aller rencontrer Mwalimu et le président Kaunda et leur assurer que le GPE ne serait pas conduit par les Britanniques mais par deux co-présidents : le général Olesegun Obasanjo du Nigeria et Malcolm Frazer d’Australie.
Enfin, l’ancien secrétaire général Anyaoku se souvient avec fierté du Sommet de 1989 à Kuala Lumpur, lors duquel les dirigeants du Commonwealth ont pris l’initiative d’établir la South Commission (Commmission Sud) et le South Centre (Commission Centre), invitant Mwalimu Nyerere a en être le président.
Ceci était un hommage juste et durable à ce champion de la coopération Sud Sud et avocat du Sud dans les affaires globales. Tout au long de son association créative avec tant de foras internationaux auxquels ils participaient, il a brillamment mis en pratique ce qu’il croyait : notre humanité commune et l’égalité de tous. Il a influencé le Commonwealth par son exemple et a ainsi imprégné l’histoire de l’institution de son sens de la solidarité internationale
* Chief Emeka Anyaoku est un ancien Secrétaire Général du Secrétariat du Commonwealth
* Annar Cassam est un ancien assistant personnel du président Julius Kambarage Nyerere
Cet article constituera un chapitre dans le livre de Pambazuka News à paraître prochainement sous le titre de ‘Nyerere’s legacy’
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