Dire la vérité aux puissants

Pendant des années, Tajudeen Abdul Raheem, a publié des chroniques hebdomadaires. Des écrits qui paraissaient aussi dans des journaux nigérians et ougandais, traduisant un regard d’une profonde lucidité critique sur les errements qui marquent l’évolution du continent, mais aussi sur les espoirs qui repose chez un peuple aux ressources considérables. Taju a disparu il y a deux ans. Pambazuka lui a rendu hommage à travers un livre qui rassemble ses écrits, sur lequel se penche Kole Shettima.

Qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente, comme dirait les Nigérians, que ce soit dans la République démocratique Sahrawi, dans les montagnes de Nuba, à Funtua ou au Cap, Tajudeen Abdul Raheem a toujours cherché les occasions de mettre ses pensées de la semaine sur le papier. Dans un continent africain qui ne connaît les connexions électroniques que depuis peu, envoyer ses réflexions sous forme de cartes postales représentait le plus souvent un défi majeur. Taju en a aidé plus d’un à trouver le cybercafé le plus proche de son domicile ! J’ai toujours enduré patiemment ses aventures nocturnes dans un ‘’Taju Sheraton’’, pendant qu’il tapait à la machine sa carte postale.

Ces morceaux d’écriture stimulants étaient régulièrement publié dans les médias dans tout le continent : Weekly Trust au Nigeria et New Vision en Ouganda, parmi d’autres. Pambazuka - présentée comme ‘’ la tribune pour les points de vue progressiste du panafricanisme en matière de politique, de développement et des affaires globales- qui publie cette collection, a garanti une audience mondiale pour ces écrits à partir de son site web.

Ama Biney et Adebayo Olukoshi ont méticuleusement rassemblé les éléments du livre. Je ne peux qu’imaginer les difficultés rencontrées en choisissant le matériel qui doit figurer dans le livre. Les pensées hebdomadaires de Taju ont été publiées pendant plusieurs années et, parmi d’autres lauriers, lui ont valu le titre du plus long chroniqueur des journaux des Media Trust. Ne me demandez pas combien il gagnait comme chroniqueur, les comptes n’étaient pas faits lorsqu’il est décédé.

Taju écrivait sur tout ce qui touchait au continent : de la culture à la politique, du football à la corruption, en passant par les questions de genre. Pertinente pour le continent était pour lui toute question affectant ceux d’origine africaine, qu’ils vivent sur le continent ou ailleurs. Pour lui, il était évident qu’un Africain était une personne de n’importe quelle couleur ou tribu qui vit sur le continent ou qui s’est trouvé déporté de force du continent, soit du fait de la traite des esclaves soit en raison d’autres difficultés.

Taju est un « baki abin magana » ou un orfèvre des mots comme on dirait en français. Il est inimitable. Quel que soit l’argument ou le débat, il était impossible de le vaincre. Il avait une mémoire prodigieuse et se trouvait être un conteur incomparable. Il a dû grandir avec sa grand’mère ! Il a suivi la trajectoire des militants du NEPU/PRP à savoir : Mallam Aminu Kano, Mudi Speaking, Lawal Danbazau, Sabo Bakin Zuwo, Bala Mohammed et Abubakar Rimi et Najau Mohammed dans sa version actuelle.

Le livre se compose de dix parties : L’égalité des genres et la justice, Dire la vérité aux puissants, Les Africains doivent s’unir maintenant, Transformer la pensée et les valeurs culturelles, La diaspora africaine et l’Afrique, La construction d’institutions démocratiques en Afrique, L’impérialisme à l’œuvre, L’Afrique et le monde, La lutte pour les Objectifs de développement du millénaire (ODM) et Pour une Afrique libre, égalitaire et digne pour tous ses citoyens.

Je ne suis pas certain des raisons pour lesquelles l’égalité des genres et la justice figure dans la première partie. Taju plaisantait à propos de son statu de minoritaire chez lui : luttant pour de l’espace entre sa femme Mounira, ses filles Aida, Aisha, Ayesha et ses huit sœurs. Malgré le fait qu’il représente une minorité masculine - qui peut comporter quelques privilèges - ou en raison de cela, Taju était conscient de la discrimination systématique des femmes dans nos sociétés. Mettez cela en contraste avec les partisans du sénateur Ahmed Sani Yarima, dont les filles se marient après avoir achevé une formation supérieure à Londres, en Malaisie, à Dubaï, en Turquie ou à Chypre et pourtant ne voient pas le tort fait aux filles des moins privilégiés que sont les chauffeurs, les paysans ou les chômeurs propulsées dans le mariage à l’âge de 13 ans, sans formation, mariées à des hommes qui sont assez vieux pour être leur grand père.

Notre ami, frère, camarade et oncle n’est plus. Il est décédé le 25 mai, une date de grande signification historique. C’est le jour de l’Afrique, destiné à commémorer la création de l’Organisation de l’Union africaine. C’est aussi le jour désigné au Nigeria et dans d’autres pays comme le jour de ‘’maternité en toute sécurité’’. En effet, Taju était en route vers le Rwanda, un pays à la libération duquel il a grandement contribué, pour prendre part à une campagne des OMD.

Les thèmes de la maternité en toute sécurité, de la justice et de l’égalité des genres et des femmes ont une place proéminente dans plusieurs parties du livre. Il n’offrait aucune excuse pour avoir sympathisé avec Winnie Mandela au cours de ses tribulations liées à sa séparation et à son divorce d’avec Nelson Mandela.

Ecoutez le : ’’ Dans le cas de Winnie, je doute que quelqu’un qui a moins de 50 ans aujourd’hui aurait connu Nelson Mandela si ce n’était par Winnie. Elle est la Mandela qui a conservé Nelson dans nos esprits. Elle l’a épousé lorsqu’elle était jeune, mais elle a grandi à l’écart de son influence’’. Taju a dû avoir un sourire radieux dans sa tombe lorsque le prix le désignant’ ‘Africain de l’année’’ lui a été conféré le 20 janvier 2010, de la part de la direction de Media Trust Limited, que Winnie a remis à sa fille Ayesha. Bien sûr qu’il n’était pas un supporter inconditionnel des femmes comme on peut le lire dans les deux chapitres ‘’ Chaque jour devrait être le jour de la femme’’ et ‘’Est-ce que mama Ellen peut donner la liberté au Libéria ?’’

La section ‘’Dire la vérité aux puissants’’, qui est aussi le titre du livre, est l’une de mes préférées. L’esprit et le courage de Taju y sont mis en lumière. Il parlait du général Hassan Al Bashir du Soudan en disant ‘’ le président internationalement déplacé’’, faisant référence à l’inculpation par le Tribunal Pénal International. Pour lui, Khartoum est ‘’ une ville pleine de symboles africains dont les dirigeants insistent qu’ils sont arabes’’. Parlant de Mouammar Kadhafi, il observait que ‘’malheureusement, l’immense ego, les manifestations du frère dirigeant… obscurcissent le vrai débat et alimentent les préjugés des kadhafiphobes, des arabophobes, des obscurantistes subsaharien.’’ Son esprit caustique s’est manifesté dans’’ Bye bye à Blair, Brown, Bob et Bono, les stars B de la pornographie de la pauvreté.’’

En sa qualité de secrétaire général du mouvement panafricain, il a été en contact avec la plupart des dirigeants africains et était particulièrement proche de ladite nouvelle génération, tels Meles Zenawe, Yoweri Museweni, Paul Kagame, Mbeki et d’autres. Ils soutenaient ses activités et il a failli perdre la vie lors de la lutte pour la libération du Rwanda. Mais Taju s’est aussi brouillé avec nombre d’entre eux parce que sa plume au vitriol ne les a pas épargnés. Beaucoup de ces dirigeants dit de la deuxième génération se sont avérés des dictateurs corrompus, ‘’qui ne peuvent négocier sans avoir leur AK47 pointé’’. Il s’est fait traiter de nom d’oiseaux et il a été allégué que sa chronique était commanditée par le M15 ou la CIA.

Paradoxalement, il a été impossible à Taju de se rendre aux Etats-Unis pendant plusieurs années en raison de ses vues politiques. Sa réponse à ces insinuations était : ‘’Si la CIA et le M15 parviennent à me recruter sans que je le sache, alors il faut reconnaître que leur jugement est impeccable’’.

L’unité du continent était la principale préoccupation de Taju. Il était panafricaniste par excellence. Il ne peut y avoir une capitale africaine où Taju n’avait pas d’amis, politiques ou personnels. Beaucoup de gens n’ont connu sa nationalité qu’après sa mort. Il n’est guère surprenant que sa mort ait été ressentie dans tout le continent et dans la diaspora africaine.

Il a attiré notre attention sur les absurdités africaines y compris ses remarques concernant la division des Africains en catégorie : francophone, anglophone et lusophone et ce quand bien même la majorité des gens n’ont pas accès au (télé) phone. Pourquoi pas africanophone demandait-il alors avec rage.

A propos de repas locaux dans des hôtels africains ? Selon lui, si vous leur demandiez une telle chose, ‘’ ils auront besoin de 24 à 48 heures de préavis et pourtant ils peuvent vous fournir quasiment instantanément toute sorte de cuisine dite internationale.’’ Dans certains des pays d’Afrique francophone, des fromages et des vins de différentes régions de France sont disponible sur demande !

Et qu’en est-il de son expérience consistant à porter un chapeau dans un hôtel africain ? Il lui a été refusé l’accès à un hôtel et à son restaurant en Zambie et au Zimbabwe ‘’parce que les gentlemen doivent enlever leur chapeau pour dîner’’. L’ironie c’est que les videurs portaient aussi un chapeau, mais ils ont avancé que cela faisait partie de leur uniforme !

On désigne les langues africaines sous le terme de ‘’ vernaculaire’’ qui existent selon ‘’des tribus’’, cependant que les Gauloi - qui ne représentent pas la moitié de la population Yorubas - sont considérés comme une nation vivante.

Et puis, il y a les Africains traités comme des citoyens de deuxième zone en Afrique. Taju rappelle que ses deux filles qui sont citoyennes britanniques jouissent de tous les droits à l’égal des autres citoyens britanniques, bien qu’aucun de leurs parents ne soient britanniques. Essayez donc en Afrique !

L’humanité de Taju transparaît dans les discussions autour de la mort de sa sœur Asmau et les propos qui l’ont amené à arrêter de fumer. Un matin d’hiver à Londres, sa première fille, âgée de 10 ans, lui a dit : ‘’ Baba, tu sais que tu ne vivras pas pour me voire diplômée’’ Comme on peut l’imaginer, il était surpris qu’une adolescente lui parle de la mort de bonne heure le matin et lui a demandé le pourquoi de ces propos. Sa réponse : ‘’ parce que tu fumes’’. Taju n’a eu nul besoin de se rendre chez un médecin pour se convaincre d’arrêter de fumer. Malheureusement, Aida n’a pas perdu son Baba parce qu’il fumait, mais à cause d’un accident de la route alors qu’il conduisait lui-même pour se rendre à l’aéroport de Nairobi afin de prendre un vol pour le Rwanda.

Il avait plein d’histoires concernant Aida et Ayesha. Je me souviens de ses histoires sur la manière dont il les trompait lorsqu’elles étaient petites. Chaque fois qu’il sortait de la maison, elles demandaient des bonbons ou des jouets, comme tous les enfants. Chaque fois il répondait ‘’ Inch Allah’’. Taju ne rentrait pas avec ce qui avait été requis. Un jour alors qu’elles demandaient des bonbons et qu’il répondait comme à l’accoutumée, elles ont répliqué : ’’Baba on n’aime Inch Allah !’’ Il était très préoccupé par ses innombrables voyages et ses absences loin de sa famille. Il me prévenait qu’un jour ses enfants l’appelleraient ‘’ oncle’’ !

Cette superbe collection de cartes postales est une lecture essentielle pour nous permettre d’apprendre et de comprendre certaines des complexités du continent.Il y a là une collection qui raconte l’histoire et la politique du continent africain et de ses peuples en langage simple. Ama Bing et Adebayo Olukoshi nous ont fait une grande faveur en les rassemblant. La préface de Salim Ahmed Salim et l’avant-propos de Horace Campbell sont un hommage historique au panafricanisme de Taju.

Merci Pambazuka. Adieu mon ami. «Inna Lillahi wa inna lahir rajiun».

L’Afrique des années 1990 était radicalement différente de celles, solidaires et encourageantes, des années 1950 et 60. C’était dans cette atmosphère capiteuse que le Dr Tajudeen Abdul Raheem a été élu secrétaire général du mouvement panafricain global. Des problèmes internes, des défis de politiques étrangères à l’ombre de la polarisation de la Guerre froide avaient créé la désillusion chez la population, les professionnels, les écrivains en exil, a entraîné une détérioration des écoles, des systèmes de santé non existants du fait de la Banque Mondiale/FMI et de leurs sbires, une jeunesse agitée, des femmes invisibles, des paysans appauvris et la venue de la pandémie du sida, qui tous ont conduit à l’afropessimisme.
Comment Taju est-il arrivé à prendre le gouvernail en ce moment de grand désespoir ? Il est nécessaire de dire ici que celui qui a invité au 7ème congrès panafricain était le Prof. Abdul Rahman Babu de Tanzanie.

Un groupe d’intellectuels africains, de militants, de représentants de gouvernements s’étaient rencontrés en Libye, lors du Mathaba international, dans les années 1990, afin de discuter des affaires du monde après la fin de la Guerre Froide. En marge du Mathaba, les panafricanistes ont jugé qu’avec tous les changements qui avaient lieu globalement, il était nécessaire de garantir un espace dans lequel les citoyens africains, leur gouvernement et les organisations de la société civile émergente, pouvaient débattre et discuter en toute quiétude. Cet espace s’est avéré être un mouvement panafricain revivifié.

Présent lors de la réunion, il y avait un certain colonel Kahinda Otafire, du mouvement de résistance nationale maintenant au pouvoir et directeur de la sécurité externe, qui avait promis de persuader le président Yoweri Museweni d’héberger le secrétariat et le congrès. Une réunion ultérieure a eu lieu à Entebbe, qui a établi un comité international de planification, composé du professeur Babu, du Colonel Kahinda qui préside, de Dr Tajudeen comme secrétaire général et du président Museweni comme président d’honneur. Le 7ème congrès a confirmé Taju dans son rôle de secrétaire général en 1994, deux ans après qu’il ait passé tout son temps à voyager dans toute l’Afrique et le monde avec son ami et confident feu Noble Mayombo, afin d’obtenir le soutien pour le processus.

Ces initiatives n’étaient pas sans critiques et détracteurs en Ouganda, en Afrique de l’Est et à l’étranger, compte tenu du profil politique des dirigeants. Les accusations ont plu à propos de la position des fonctionnaires ougandais et des dirigeants de IPC. Les tensions étaient vives, les dynamiques régionales en transformation après la disparition des certitudes de la Guerre froide. Le temps de la responsabilité et de la réponse de ses actes étant venu, des organisations new look de la société civile étaient considérées comme un cheval de Troie à la solde des étrangers. Alors que s’installait l’ère du multipartisme, les initiatives alternatives étaient mises de côté comme étant des campagnes d’opposition politiques ou des postures rebelles.

De nombreux pays n’étaient pas très à l’aise avec l’idée du mouvement panafricain qui évoquait le temps du triomphalisme contre la génération de Nkrumah et ses prises de position. Des motifs douteux étaient imputés aux personnes impliquées dans l’organisation et on murmurait à propos de mouvements clandestins qui avaient accumulé des caisses de guerre débordantes.

D’autres défis incluaient alors, comme maintenant, les chauvinismes régionaux, les stéréotypes, les préjugés raciaux et ethniques, le carriérisme, la discrimination basée sur le genre, l’intolérance culturelle, linguistique et religieuse, qui tous ont trait à la question de la légitimité.

En résumé, Tajudeen et son secrétariat ont porté l’essentiel des multiples transitions cependant que le monde trébuchait dans un nouvel ordre global. Le changement a entraîné l’anxiété, mais, au crédit de Taju, il s'est toujours efforcé de surmonter le ressentiment et de cultiver une approche collégiale afin d’induire sa petite équipe à pratiquer le panafricanisme

Traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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