Hommage à Aimé Césaire l’Africain
Le 6 avril dernier, Cesaire entrait au Panthéon à travers une fresque dédiée à sa mémoire, avec pour maître de cérémonie le président Sarkozy. Pour Diallo Diop et Amadou Yoro Sy, c’est la dernière «emmerde» que ce nègre, dont le discours et l’engagement ont traversé la vie sans dévier, a porté à une France qui ne lui a jamais témoigné ni respect ni reconnaissance. Et devant "l’ultime refus posthume de ce grand combattant", c'est la France qui s'est mise à genoux pour lui rendre hommage.
Le vacarme médiatique posthume dont le regretté Aimé Césaire est l’objet en France est paradoxal pour ceux qui ont été témoins de la perfide conspiration du silence dont l’homme et son œuvre ont été victimes de son vivant. Et si le poète génial a su forcer le respect dès 1939, avec la parution du célébrissime «Cahier d’un retour au pays natal», son non moins retentissant «Discours sur le colonialisme» (1955), considéré comme un «pamphlet», n’a guère reçu d’accueil favorable, ni dans l’establishment français - cela va de soi - ni dans le cercle restreint de l’intelligentsia parisienne «de gauche»…
Il est vrai que le parti-pris résolument africain de cet originaire de la Martinique, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, remonte à 1931, année de sa rencontre décisive avec son aîné et condisciple sénégalais, Léopold Senghor qui, dès la classe d’«hypokhâgne» du lycée Louis le Grand à Paris, lui fera découvrir l’Afrique : une révélation dont il lui restera éternellement reconnaissant. C’est ainsi que, élu président de l’Association des étudiants de son île natale en 1935, il change le titre de son organe de presse. «L’Etudiant martiniquais» devient «l’Etudiant noir», dans les colonnes duquel il va lutter contre la pratique de l’assimilation dénoncée comme un génocide culturel, forger le concept de «Négritude» et lancer le mouvement littéraire du même nom en compagnie de Senghor, du Guyanais Léon Gontran Damas et d’autres moins connus comme l’écrivain-conteur Birago Diop.
L’attraction quasiment tellurique pour le continent-mère résultant de ce contact séminal avec des étudiants africains en France, va avoir des conséquences profondes sur l’œuvre de Césaire tout au long de son existence presque centenaire. Seule la découverte d’Haïti aura sur lui des retombées comparables, sans doute parce qu’elle est demeurée la plus africaine des îles Caraïbes, mais aussi que son histoire bicentenaire évoque une sorte de répétition générale de celle de l’Afrique dite postcolonialen depuis l’asphyxie financière consécutive à l’extorsion d’une rançon pour l’abolition de l’esclavage (150 millions de franc-or, en 1825), jusqu’à l’enlèvement et la déportation du premier président haïtien démocratiquement élu, Jean Bertrand Aristide, en 2004, par opération combinée des forces spéciales des anciennes puissances esclavagistes, France et Usa en particulier !
Toujours est-il que le parcours politique de l’inamovible député-maire de Fort-de-France à partir de 1945 apparaît indissociable de sa création littéraire, poèmes, théâtre et essais confondus. Qu’il s’agisse en effet de ses interventions orales à la tribune de l’Assemblée nationale, d’abord comme fervent défenseur de la «départementalisation» des «vieilles colonies» (Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion), puis comme pourfendeur de ce «marché de dupes», ou qu’il s’agisse des vers du «Cahier…», «Les Armes miraculeuses» ou «Et les chiens se taisaient» ou encore des strophes de «La Tragédie du Roi Christophe et de «Une Tempête», l’on retrouve de bout en bout la même opposition intransigeante au colonialisme, au racisme, à l’oppression et à l’injustice sous toutes leurs formes. Ne disait-il pas lui-même que «créer un poème et créer une ville, c’est un peu la même chose» ?
Aussi, est-ce sans surprise que l’on trouve Aimé Césaire aux côtés de ses collègues africains du Palais-Bourbon pour défendre et voter l’abolition du travail forcé et de l’abominable Code de l’indigénat en 1946, et, un an plus tard, avec Alioune Diop et ses compagnons, pour lancer la revue Présence Africaine, dont la future maison d’édition publiera la majeure partie de ses écrits. Le contraste est frappant avec le comportement des représentants des Etats africains dits francophones dont les votes, aux Nations Unies par exemple, s’alignent systématiquement sur les positions de la diplomatie française, en particulier face aux difficultés qu’elle rencontre dans les «confettis de l’empire» tels que la Nouvelle Calédonie ou les Comores.
Il sera également un des acteurs majeurs des premier et deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs, à Paris (1956) et Rome (1959), puis du premier Festival mondial des arts nègres de Dakar (1966). A la suite de Dr Price-Mars, ambassadeur de Haïti à Paris, il présidera aux destinées de la Société africaine de culture (Sac), aujourd’hui devenue la Communauté africaine de culture (Cac) et dirigée par le Prix Nobel nigérian Wole Soyinka.
C’est dire à quel point l’itinéraire intellectuel de cet enfant surdoué de la diaspora antillaise est à la fois jalonné et ensemencé par l’histoire de l’Afrique, qu’il appelait le «continent originel». En 1955, il est le premier à saluer la parution de «Nations nègres et Culture» de Cheikh Anta Diop, publié un an auparavant chez Présence Africaine, comme «l’ouvrage le plus audacieux qu’un nègre ait jamais écrit et qui comptera, à n’en pas douter, dans le réveil de l’Afrique», alors que les maîtres de la Sorbonne en avaient récusé la soutenance comme thèse principale de Doctorat d’Etat ès Lettres ! De même, il sera à l’origine de l’adoption de la résolution du colloque international tenu dans le cadre du 1er Fesman à Dakar, reconnaissant Web Dubois et Cheikh Anta Diop comme «les deux penseurs ayant exercé l’influence la plus profonde sur le monde noir au XXe siècle», malgré l’absence de ce dernier qui n’avait pas été convié, bien qu’il eût pris part au congrès de Rome où il fut décidé de tenir la prochaine manifestation culturelle sur le continent…
Signalons enfin qu’à l’occasion de la célébration de ses 80 ans, il a confié à Euzhan Palcy que de tous ses ouvrages, celui qu’il préfère était curieusement le moins connu : il s’agit du «Toussaint Louverture» (1981), une analyse magistrale sur la «Révolution française et le problème colonial» à la lumière de l’insurrection victorieuse des esclaves africains de Saint-Domingue qui, après avoir défait le corps expéditionnaire de Napoléon Bonaparte, a abouti à la proclamation de la République de Haïti en 1804 ; un exploit sans précédent dans les temps modernes !
Si son engagement résolument africain lui a valu reconnaissance, respect, considération et admiration en Afrique et dans l’ensemble de sa diaspora, il n’en a évidemment pas été de même, ni en France métropolitaine (suscitant hostilité, voire haine parmi les Békés antillais) ni d’ailleurs au sein de l’élite africaine déculturée et complexée. Considérant qu’au fond il n’y a que deux types de politique, à savoir la politique basée sur des principes et celle guidée par l’intérêt, tout au long de sa vie de combat, il s’est efforcé de résister tant aux pressions diverses qu’aux multiples tentations, restant fidèle à ses convictions et principes jusqu’à son dernier souffle, avec une constance et une persévérance dignes d’éloges. N’est-ce pas son ami, aîné et compagnon de toujours, Dr Pierre Aliquer, qui rappelait, lors de ses obsèques, en quels termes Aimé avait balisé la voie de leur tout nouveau mandat d’élus de la Martinique : «Ne jamais laisser l’intérêt général être noyé dans les eaux glacées des intérêts privés»…
Dès lors, il est aussi logique de le voir rendre sa démission du Parti communiste français pour créer le Parti progressiste martiniquais, à l’occasion de l’intervention soviétique à Budapest en 1956, dans une inoubliable «Lettre à Maurice Thorez» que d’apprendre que le futur Dr Frantz Fanon fut un de ses élèves au lycée Victor Schœlcher de Fort-de-France, avant de rejoindre les rangs de la résistance algérienne comme représentant du Fln auprès du président ghanéen Nkrumah à Accra. C’est de son propre chef qu’il renoncera à ses mandats électifs après un demi-siècle de réélection systématique, tout comme il déclinera sa cooptation éventuelle par l’Académie française, faisant valoir qu’un Nègre y siégeait déjà et se gardera de briguer le Prix Nobel de Littérature, préférant sans doute l’honneur aux honneurs et vanités de ce bas monde !
Même au soir d’une vie bien remplie, il répond toujours présent à l’appel au combat. Ainsi, par exemple, au lendemain de la conférence de Durban contre le racisme, la xénophobie et l’intolérance, à la veille des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats Unis, il n’hésite pas à prendre position dans le débat qui fait alors rage : «Il est déjà très important que l’Europe en soit venue à admettre la réalité de la traite des nègres, ce trafic d’êtres humains qui constitue un crime. Mais je ne suis pas tellement pour la repentance ou les réparations. (…) Il n’y a pas de réparation possible pour quelque chose d’irréparable et qui n’est pas quantifiable. Reste que les Etats responsables de la traite des nègres doivent prendre conscience qu’il est de leur devoir d’aider les pays qu’ils ont ainsi contribué à plonger dans la misère. De là à vouloir tarifer ce crime contre l’humanité…», assurait-il.
Autre exemple, à la suite de l’adoption par le Parlement français, en 2005, d’une loi sur l’enseignement de l’histoire qui vantait «les aspects positifs de la colonisation», en guise de protestation, il refusera d’accueillir le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, dans sa ville, persistant dans cette attitude jusqu’à ce que les dispositions scélérates de ladite loi aient été rapportées. Le contraste est saisissant avec le silence coupable de l’ensemble des chefs d’Etat africains «francophones», à l’exception notable du président algérien, Abdel Aziz Bouteflika. Lorsqu’il se résoudra finalement à recevoir le candidat Sarkozy, ce sera pour lui offrir, outre un recueil de ses poèmes, un exemplaire dédicacé de «Discours sur le colonialisme» !
Enfin, c’est d’outre-tombe que le «Nègre fondamental» va adresser au président français Sarkozy, venu de la métropole accompagné du Tout-Paris politico-médiatique assister à ses funérailles, la réplique la plus cinglante et la plus pertinente au tristement célèbre «Discours de Dakar», en lui imposant simplement le silence et le recueillement en ce jour d’avril 2008. Le seul et unique orateur sera l’ami de toujours, Pierre Aliquer, âgé de 101 ans et parlant sans note devant une foule immense et orpheline, rassemblée au stade de Fort-de-France archicomble, tandis qu’un groupe conduit par Daniel Maximin déclamait des passages fameux de l’œuvre du défunt poète militant.
Cependant, quand viendra l’heure de la reconnaissance nationale officielle, le 6 avril 2011, au moment du dévoilement de la fresque monumentale dédiée à sa mémoire dans la crypte du Panthéon à Paris, le propos du maître de cérémonie Sarkozy va sonner faux et résonner comme un hommage tardif et intéressé du vice à la vertu. Car, saluant en Césaire «un combattant inlassable de la cause de la Martinique et de la Négritude», le président français a commis un contresens analogue au prétendu «racisme antiraciste» cher au philosophe Jean-Paul Sartre. D’abord, Aimé Césaire ne se sentait guère plus martiniquais que guadeloupéen, haïtien ou jamaïcain, s’étant à plusieurs reprises déclaré partisan de l’unité antillaise ou caribéenne ; ensuite, sa conception de la négritude n’en faisait ni une «cause», ni une philosophie, mais «une des formes de l’humaine destinée telle que l’histoire l’a faite : c’est une des formes historiques de la condition faite à l’homme».
On le voit, la seule cause à la mesure du génie de l’écrivain et de la probité de l’homme politique est bien celle de l’homme, de l’être humain débarrassé de toutes coordonnées de race, de genre, d’ethnie ou de nationalité. Son humanisme authentiquement universel faisait de lui un véritable citoyen du monde et, s’il fallait coûte que coûte lui assigner un ancrage territorial spécifique, le seul convenable, et qui, peut-être, lui eût agréé, serait l’Afrique, de par sa double qualité de mère-patrie et de berceau de l’humanité.
C’est pourquoi l’on comprend mieux, a posteriori, l’ultime refus posthume de ce grand combattant, du «Nègre [qui] vous emmerde», selon ses propres termes, et comment, en exigeant d’être inhumé sur son île natale, il a su se prémunir par anticipation contre toute tentative de récupération, en nous préservant simultanément de la confusion et de l’amalgame. Car le sage humaniste, quasi centenaire, se serait vraisemblablement retourné dans sa tombe, s’il avait pu voir le transfert de ses cendres au Panthéon coïncider, à un ou deux jours près, avec le déclenchement de la «Bataille d’Abidjan» et les commandos spéciaux français de l’opération Licorne en Côte d’Ivoire montant à l’assaut de la résidence du président sortant Laurent Gbagbo !
L’auteur de «Une Saison au Congo» n’aurait-il pas éprouvé un étrange et funeste sentiment de déjà vu, un demi-siècle auparavant ? Avec deux différences toutefois, et non des moindres, dans cette chasse à l’homme d’Etat africain indocile, sous le couvert des Nations Unies : le Premier ministre Patrice Lumumba était démocratiquement élu au moment de son arrestation et son assassinat suivi de la dissolution de son corps dans l’acide sulfurique, de l’aveu même des gendarmes belges, ont été exécutés dans la pénombre et le silence de la forêt équatoriale du Katanga; tandis que les bombardements des Palais de Cocody par l’armée français ont été suivis en direct et en mondovision par des centaines de millions d’Africains et de non Africains à travers le monde !
Est-il besoin de rappeler que l’attaque visait le seul vassal africain «francophone» à avoir refusé de défiler sur les Champs Elysées de Paris, devant le suzerain «françafricain» Sarkozy, le 14 juillet 2010 ? Ou encore de souligner que celui-ci refuse, obstinément, de restituer au Général Alexandre Dumas (père du romancier du même nom, mondialement connu et panthéonisé depuis 2004), la médaille de la Légion d’Honneur qui lui revient de droit, en sa qualité d’officier général de la Première République française.
Décidément, Césaire l’Africain n’a pas encore fini d’emmerder tous les adversaires de l’Afrique et de sa Diaspora. De ce fait et à ce titre, aucun honneur ne sera de trop pour cet illustre descendant de notre continent, «déshérité du présent, mais géant de l’avenir», selon la prédiction de l’anthropologue haïtien, Antênor Firmin, auteur de l’ouvrage «De l’égalité des races humaines» (1885).
Ps : Si Aimé Césaire, sa vie durant, a invariablement gardé un silence fraternel à l’égard du président Senghor, s’abstenant de la moindre critique envers son ami, il n’a cependant pas manqué de relever la différence entre leurs conceptions respectives de la «Négritude». Notamment à l’occasion de la première Conférence hémisphérique des peuples noirs, tenue à Miami en Floride (1987) en hommage à sa personne et à laquelle l’académicien Senghor a pris part. Présence Africaine a eu la bonne idée de publier en 2004 son allocution en annexe à une réédition de «Discours sur le colonialisme», sous le titre : «Discours sur la Négritude». Le lecteur est invité à s’y reporter directement, ainsi qu’à toute l’œuvre de Césaire.
* Dr Amadou Yoro SY et Dr Dialo DIOP
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