Les interdépendances qui associent les options politiques et sociales
Le moment actuel de la mondialisation libérale est caractérisé par l’émergence de l’impérialisme collectif de la Triade composée par les Etats-Unis, l’Europe et le Japon à travers laquelle s’exprime la solidarité fondamentale du capital dominant. Dans le même temps, par le contrôle militaire de la planète, les Etats-unis ‘subalternisent’ leurs associés dans le façonnement d’un nouveau monde unipolaire, explique Samir Amin, dans son ouvrage «Pour un monde multipolaire».
Les peuples ne pourront avancer leurs projets propres de progrès social et de démocratisation que si, en contrepoint, ils parviennent simultanément à mettre en déroute le projet de Washington et à imposer la reconstruction d’un monde multipolaire. L’analyse porte, dans les chapitres successifs de ce livre de Samir Amin, intitulé « Pour un monde multipolaire», sur les obstacles qui interpellent le mouvement altermondialiste dans cette perspective. L’Europe rompra-t-elle avec l’atlantisme qui réduit son projet au statut de volet européen du projet des Etats-Unis ? La Chine parviendra-elle à poursuivre son développement sur la base d’un ‘socialisme de marché’ dont l’adhésion à l’Omc remet en question la portée potentielle ? Les « Suds » pourront-ils reconstruire une alliance efficace face aux défis ?
Un programme de réformes radicales de l’Onu, que ces perspectives impliquent, est formulé ici dans un esprit qui concilie le respect de la souveraineté des peuples et la démocratisation des sociétés. L’analyse fait ressortir les interdépendances qui associent les options politiques et sociales propres aux différentes nations et régions et leurs implications en termes de géostratégie.
Dans les pays du centre, les blocs hégémoniques en place, articulés autour des segments dominants du capital (en particulier de la finance transnationale), sont à la fois ‘libéraux’ (au sens économique) et impérialistes dans leur vision des rapports Nord-Sud. Les conflits entre les pouvoirs des Etats qu’ils gouvernent se situent dans cette marge, qu’ils s’alignent sur les stratégies de l’hégémonisme des Etats-Unis ou qu’ils tentent d’en limiter les effets ou même de s’en libérer. Mais d’autres blocs hégémoniques sont possibles (en particulier en Europe), dont il faudra alors dégager les conditions d’émergence et la marge des options alternatives qu’ils pourraient faire avancer. Ces blocs alternatifs ne seront pas nécessairement appelés à rompre radicalement avec les exigences du capitalisme, mais peuvent fort bien le contraindre à s’ajuster à des demandes qui ne ressortissent pas de sa logique propre exclusive.
La phase du déploiement mondial du capitalisme amorcée depuis 1945, entravée jusqu’à l’effondrement des ordres sociaux de l’après-guerre (le Welfare State, le soviétisme, les populismes nationaux du Sud), est caractérisée par l’émergence d’un impérialisme collectif. La ‘Triade’ (l’Australie et la Nouvelle-Zélande) définit l’espace de cet impérialisme collectif qui ‘gère’ la mondialisation capitaliste dans sa dimension économique par le moyen des institutions à son service (l’Omc, le Fmi, la Banque mondiale et l’Ocde) et dans sa dimension politique et militaire par l’Otan, dont les responsabilités ont été redéfinies pour lui permettre de facto de se substituer à l’Onu.
Mais le moment actuel de cette phase est également caractérisé par l’offensive des Etats-Unis, qui tentent d’imposer leur ’leadership’ à la Triade dans les termes que l’administration du président Georges W. Bush a conçus, fondés sur le ‘contrôle militaire de la planète’.
La question que pose immédiatement cette conjoncture est de savoir si elle est ‘tenable’ : les partenaires de la Triade sont-ils contraints d’accepter le leadership en question, dans les formes décidées unilatéralement par Washington ou dans des formes atténuées par des ‘concessions’ permettant un partage de responsabilités et des bénéfices moins déséquilibré ? Ou bien on s’oriente vers la remise en cause radicale – fût-elle graduelle – de l’’atlantisme’ (et de son complément l’éclatement de la Triade ? Dans un cas comme dans l’autre, il faudra préciser ce qu’impliquent ces évolutions différentes pour ce qui concerne les relations Nord-Sud. (…).
L’économie nord-américaine vit en parasite au détriment de ses partenaires dans le système mondial. Le monde produit, les Etats-Unis (dont l’épargne nationale est pratiquement nulle) consomment. L’’’avantage’’ des Etats-Unis est celui d’un prédateur dont le déficit est couvert par l’apport des autres, consenti ou forcé. Il reste que l’essentiel du déficit américain est couvert par les apports en capitaux en provenance de l’Europe et du Japon, de la Chine et du Sud (pays pétroliers riches et classes compradore de tous les pays du tiers-monde, plus pauvres inclus), auquel on ajoutera la ponction exercée au titre du service de la dette imposée à la presque totalité des pays de la périphérie du système mondial. La superpuissance américaine vit au jour le jour grâce aux flux des capitaux qui alimentent le parasitisme de son économie et de sa société. La vulnérabilité des Etats-Unis constitue, de ce fait, une menace sérieuse pour le projet de Washington.
Les discours dominants prétendent que l’héritage du sous-développement produit par l’impérialisme est en voie d’être dépassé par l’Asie qui ‘rattrape son retard’ en s’affirmant au sein du système capitaliste, et non pas en rompant avec celui-ci ; et les apparences confortent cette vision de l’avenir. En effet, au cours du dernier quart de siècle, cette Asie a enregistré des taux de croissance économique remarquable, au moment même où tout le reste du monde s’enfonçait dans la stagnation. Une projection linéaire permettrait de conclure qu’on se dirige vers un renouveau du système impérialiste du moins en ce qui concerne l’Asie de l’Est et du Sud, sinon le reste du tiers-monde. Ajoutons également que, de surcroît, la région dispose désormais de capacités militaires importantes en voie de modernisation et que la Chine et l’Inde sont des puissances nucléaires. Et suivant l’avis de Samir Amin, elle ne le serait que le jour où le système chinois aura renoncé au droit à la terre de tous ses paysans. Jusque-là, les luttes politiques et sociales peuvent infléchir le cours des évolutions. La classe politique dirigeante s’emploie à maîtriser ces luttes par le seul moyen de sa dictature bureaucratique. (…).
Samir Amin ne se contente pas, sur ce sujet, de constater que la société soviétique n’était déjà pas (ou plus) ‘socialiste’, comme les promoteurs de la Révolution de 1917 l’avaient voulu, mais constituait une forme particulière du capitalisme (qu’il a résumé dans le formule ‘un capitalisme sans capitalistes’) appelée à devenir un capitalisme ‘normal’ (c’est-à-dire avec capitalistes), ce qui est bien le projet de la nouvelle classe dirigeante (elle-même d’ailleurs issue de la précédente), même si, comme on le verra, la réalité du système qu’elle a mis en place est loin de répondre au projet en question.
La Russie nouvelle s’est inscrite comme périphérie subalterne du système capitaliste impérialiste contemporain ; réduite au rang de périphéries subalternes désindustrialisées et partant impuissantes, ‘latino-américanisé’, l’ancien Etat soviétique (ex-URSS et Europe de l’Est). Ainsi la Russie est effacée de l’échiquier international.
Ayant déjà franchi le cap du milliard d’habitants, en voie de dépasser la Chine en population, accusant des taux de croissance économique meilleurs que les moyennes mondiales, l’Inde est vite classée parmi les puissances montantes du 21e siècle. Samir Amin exprime ses doutes sur ce pronostic, tant les conditions pour que l’Inde parvienne à devenir une grande puissance ‘moderne’ lui paraissent loin d’être réunies. La raison de ses doutes procède de l’importance décisive qu’il attribue au fait que l’Inde indépendante ne s’est pas attaquée au défi majeur auquel elle est confrontée, celui de transformer radicalement les structures qu’elle a héritées de son façonnement par le capitalisme colonial. La colonisation britannique a pour l’essentiel transformé l’Inde ancienne en un pays agraire dépendant.
Le projet national-populiste a connu des succès et des limites. L’érosion de ce projet devait nécessairement se produire en Inde comme ailleurs, pour les mêmes raisons qui tiennent aux limites et contradictions propres à ce projet. Cette érosion et la délégitimation du pouvoir qui l’accompagnait ont donné l’occasion à une offensive des forces obscurantistes, soutenues par la classe compradore dominante et une fraction large des classes moyennes (dès lors que leur expansion se ralentissait, voire cédait la place à des difficultés grandissantes), encouragées parle discours (et les manœuvres) de l’impérialisme des Etats-Unis.
S. Amin procède à un bilan critique de ‘l’ère de Bandoung’ (1955-1975). Au terme des quatre décennies du développement de l’après-guerre, le bilan des résultats est si fortement contrasté qu’on est tenté de renoncer à l’expression commune de tiers-monde pour désigner l’ensemble des pays qui ont été l’objet des politiques de développement de ces décennies. On oppose aujourd’hui, non sans raison, un tiers-monde nouvellement industrialisé, partiellement compétitif (les pays dits ‘émergents’), au quart-monde marginalisé (les pays ‘exclus’). (…).
S. Amin cherche à déterminer les origines de l’exclusion de l’Afrique. L’explication de l’échec de l’Afrique dans son ensemble doit mettre en œuvre toute la complexité des interactions entre les conditions spécifiques et la logique de l’expansion capitaliste mondiale. Parce que ces interactions sont trop souvent ignorées, les explications courantes – tant celles avancées par les économistes de l’’’économie internationale’’ conventionnelles que par les nationalistes du tiers-monde – restent superficielles.
La diversité culturelle est un fait. Mais un fait complexe et ambigu. Les diversités héritées du passé, pour autant légitimes qu’elles puissent être, ne sont pas nécessairement dans la construction de l’avenir qu’il faut non seulement admettre mais rechercher. Convoquer les seules diversités héritées du passé (islam politique, hindutva, confucianisme, négritude, ethnicités chauvines, etc.) constitue souvent un exercice démagogique des pouvoirs autocratiques et compradore, qui leur permet d’évacuer le défi que représente l’universalisation de la civilisation et de se soumettre en fait au diktat du capital transnational dominant. Par ailleurs, l’insistance exclusive sur ces héritages divise le tiers-monde, en opposant islam politique et hindutva en Asie, musulmans, chrétiens et pratiquants d’autres religions en Afrique. La refondation d’un front politique uni du Sud est le moyen de dépasser ces divisions soutenues par l’impérialisme américain. Mais alors comment faire avancer des concepts authentiquement universels, enrichis par l’apport de tous ? Ce débat ne peut être ignoré.
Ce livre de Samir Amin mérite d’être largement discuté par les chercheurs africains. Il soulève de sérieux problèmes relatifs à l’avenir de notre continent. Il respire un optimisme qui ne sera pas toujours partagé.
NOTE
(1) Pour un monde multipolaire par Samir Amin Editions Syllepse 2005 - 230 pages
* Amady Aly Dieng est économiste
* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur Pambazuka News