Une approche fanonienne ou la dimension éthique de la prise en charge
Dans un monde où ls violences interhumaines ont pris des dimensions inouïes – cas du génocide au Rwanda, mais aussi de la crise ivoirienne - l’approche thérapeutique de Fanon qui remonte à la guerre d’Algérie reste d’une pertinence remarquable. Car on ne peut isoler les traumatismes de leurs contextes et de leurs significations pour soulager.
Le trauma consécutif aux violences interhumaines réalise une attaque du sentiment de protection qu’implique l’appartenance à une communauté, à une famille. Il touche donc à la sécurité fondamentale de l’être et au sens de la relation à autrui. La sortie de la situation traumatique, au delà de l’intervention centrée sur l’individu, dépend aussi des capacités de la communauté à soutenir, exprimer des signes d’appartenance et surtout dire à la victime que ce qu’elle a subi est injuste. C’est ce que nous appelons la dimension éthique du psycho traumatisme et que nous retrouvons fortement dans les textes de Frantz fanon qui ont eu à traiter des conséquences psychiques de la guerre d’Algérie. Cette approche est d’une actualité criante au moment ou le nombre des victimes de violences interhumaines prend des proportions dramatiques et ou les prises en charge proposées sont le plus souvent médico-psychologiques et centrées sur l’individu.
La prise en charge des victimes de violence constitue un véritable défi pour les systèmes de santé à travers le monde. L’ampleur des besoins dans les régions en développement marquées par l’instabilité sociale politique et économique est extrêmement lourde car elle exprime des inégalités insoutenables à l’accès aux soins quand ce n’est pas aux conditions élémentaires d’existence (1). Les praticiens qui travaillent dans ces pays ont souligné la difficulté à faire face aux conséquences des violences massives selon les modèles d’intervention élaborés pour d’autres et enseignées comme méthodes de référence à validité universelle.
Ces modèles d’intervention (guidelines et recommandations) sont centrés essentiellement sur l’individu, et mis en œuvre à partir des critères diagnostiques DSM IV (PTSD) et CIM 10 (état de stress post traumatique). Les principales instances émettrices (USA, UK, Australie) recommandent les techniques cognitivo-comportementales (Trauma Focused Therapies, TCC, EMDR) et dans une moindre mesure les psychothérapies psycho dynamiques et les médicaments comme les seuls moyens ayant satisfait aux critères de validation (A, B et C) de l’évidence based médecine indépendamment du type de traumatisme.
Ces approches, même si elles sont créditées d’une certaine efficacité, sont été fortement critiquées à l’intérieur même du système qui leur a donné naissance, par des auteurs américains et européens pour plusieurs raisons dont :
1. Le fait qu’elles soient orientées uniquement vers certains symptômes du PTSD ;
2. La faiblesse des procédures ayant présidé à leur établissement ;
3. La difficulté à satisfaire aux critères de « l’étude contrôlée randomisée avec liste d’attente ou placebo » ; (2)
4. La difficulté pour les patients qui présentent un PTSD de s’engager dans un processus thérapeutique et de le poursuivre (3, 4, 5).
La revue effectuée par le comité de l’institut de médecine de la National Academies Press conclut que « les preuves scientifiques pour le traitement du PTSD, n’ont pas atteint le niveau de certitude voulu pour un problème aussi fréquent et grave ».
De nombreux auteurs se sont attelés également à la critique partielle ou totale de la validé de l’entité diagnostique telle que formulée par le DSMI IV. La réduction de la pathologie traumatique aux trois groupes de symptômes décrits dans le DSM IV est une des plus fortes.
Treatment of Posttraumatic Stress Disorder : An Assessment of the Evidence http://www.nap.edu/catalog/11955.htm critiques faite au DSM 4 (6, 7, 8). G M. Rosen et S O. Lilienfield (9) dans une revue exhaustive de la littérature ont interrogé les postulats à la base de la création du diagnostic PTSD et ont abouti à la conclusion que la démarche manquait de validation et de cohérence : « Dans notre cheminement, critique constructive afin de déraciner les postulats erronés, nous avons trouvé que la plupart des postulats qui fondent le PTSD sont questionnables si ce n’est falsifiés ». Dans le futur DSMV, il est proposé l’éclatement du PTSD. La critique la plus radicale du concept de PTSD s’adresse aux fondements éthiques et culturels de celui-ci. Elle a été faite par Derek Summerfield, (10) maître de conférence au St George Hospital de Londres, ayant une grande expérience de l’intervention psychiatrique humanitaire dans les lieux de guerre et d’affrontements.
L’auteur procède à une véritable déconstruction du concept « PTSD ». Sa première remarque était que ce diagnostic est un héritage de la guerre américaine au Viêtnam, quand des soldats de retour ont dû porter le blâme de la guerre. Ils ont été traités « de baby killers » par leurs compatriotes dans le contexte populaire anti-guerre de l’époque. Le PTSD offre alors la possibilité de diagnostiquer quiconque présente un trouble psychologique ou psychiatrique consécutif à un événement hors du commun, qu’il en soit la victime ou l’auteur. Pour la première fois dans l’histoire des troubles post-traumatiques les auteurs d’agressions figurent aux côtés de « leurs » victimes, comme étant eux-mêmes des victimes des missions qui leur avaient été confiées.
La deuxième remarque concernait la diffusion planétaire de ce diagnostic pour faire face à des événements tels les guerres, indépendamment des contextes culturels et des significations subjectives de l’expérience chez les survivants
Enfin, l’importance des répercussions économiques de l’extraordinaire progression de cette catégorie, seule capable en psychiatrie d’ouvrir un droit immédiat à réparation financière. Selon Summerfield, Il était devenu alors avantageux de présenter la détresse en tant que diagnostic psychiatrique et par conséquent, tout un système d’affaires allait se mettre en place et pousser les gens à se présenter comme victimes plutôt que comme des survivants combatifs. Or, si le PTSD a largement contribué à l’émergence d’une reconnaissance des victimes, de leur statut, de leur préjudice, c’est au prix toutefois d’une reconfiguration fondamentale, dans laquelle une condition clinique – souffrir d’un PTSD - se substitue à une condition humaine – être victime – indépendamment du sens de l’événement. La détresse est déplacée de la sphère sociale vers la sphère médicale.
Notre expérience, et celle de nombreux autres praticiens des pays qui sont le théâtre de violences massives, est confortée par les critiques apportées par ces auteurs aux approches développées dans les recommandations. Dans un ouvrage collectif (11) publié en 2010 qui rend compte des conséquences des guerres et du terrorisme dans les pays musulmans, plusieurs auteurs de Palestine, d’Irak, du Pakistan, du Kashmir d’Afghanistan et d’Algérie ont montré la difficulté de faire face à ces violences massives avec les recommandations et les guidelines.
Ces contextes impliquent une démarche originale qui puisse mobiliser l’ensemble des ressources de la communauté pour permettre à la majorité des victimes de sortir de la situation traumatique. L’appui sur les ressources de la communauté est à la fois un impératif éthique et un gage d’efficacité pour les soins et la prévention.
C’est en cela que Frantz Fanon constitue pour nous une référence majeure, une source d’inspiration pour des approches adaptées à notre réalité et qui s’enracinent dans un engagement éthique et politique.
La série de cas présentés dans les « Damnés de la terre » (12) montre de façon concrète comment Fanon aborde les situations à la fois sur un plan clinique, thérapeutique et éthique. Bien sûr, ceci ne constitue nullement un travail scientifique au sens académique comme il l’affirme en introduction du chapitre guerre coloniale et troubles mentaux. C’est une sorte de témoignage, d’écriture dans l’urgence compte tenu de l’immensité des responsabilités assumées à l’époque.
Ce qui mérite toute l’attention c’est la variété des situations cliniques décrites, bien au-delà de ce qui est considéré aujourd’hui comme PTSD et qu’il attribue principalement aux événements de guerre ou à la situation générale créée par celle-ci. Dans cet enfer de la guerre coloniale, il n’y aucune parcelle de l’être qui ne soit affectée. «Il nous semble que dans les cas présentés ici, l’événement déclenchant est principalement l’atmosphère sanglante, impitoyable, la généralisation de pratiques inhumaines, l’impression tenace qu’ont les gens d’assister à une véritable apocalypse ».
Sur le plan éthique, Fanon est constamment dans le rappel de la responsabilité des actes de violences et de la signification que ces actes prennent chez les victimes et les agresseurs : Les personnes engagées dans des conflits, y compris dans un conflit de type colonial, ne sont pas dessaisies de leur responsabilité morale devant des actes imposés par le contexte de guerre. Il cite en exemple ce militant africain qui avait posé des bombes et qui des années après continuait à présenter des reviviscences cycliques : «Ce militant qui à aucun moment n’envisageait de renier son action, savait de façon très claire le prix que sa personne avait du payer pour l’indépendance nationale ».
Le cas numéro 3 est celui de la réaction d’un jeune étudiant combattant qui, dans une sorte d’état crépusculaire, avait abattu une femme sans défense et suppliante après que sa mère ait été assassinée par un soldat de l’armée Française. Pour Fanon, l’amélioration des symptômes après hospitalisation et traitement chez ce jeune homme était toute relative, une grande faille se maintient dans sa personnalité disloquée.
Le cas numéro 5 de la série A décrit l’enlisement d’un policier dans la pratique de la torture et sa légitimation avec donc une demande d’aide pour continuer à pratiquer son métier. « Comme il n’envisageait pas d’arrêter de torturer, il me demandait sans ambages de l’aider à torturer des patriotes Algériens sans remord de conscience, sans trouble du comportement, avec sérénité ».
L’action violente n’a pas la même signification chez les différends protagonistes. La reconnaissance d’autrui comme semblable implique nécessairement un prix à payer en cas de conflit violent, sa destruction implique la destruction de la partie de soi-même reconnue dans l’autre.
Chez le colonisé elle vise la destruction du rapport de domination et de négation radicale institué par le système colonial. Il s’agit de se réapproprier sa part d’humanité déniée, de se situer comme interlocuteur. Chez le colon par contre il s’agit de denier à l’indigène colonisé tout attribut pouvant en faire un semblable.
Pour Fanon, il n’est pas question de se départir de la responsabilité morale des actes de violence, y compris quand ils sont rendus nécessaires par l’action libératrice.
L’approche thérapeutique chez Fanon est à la fois celle du psychiatre clinicien qui utilise les techniques thérapeutiques disponibles pour contenir la détresse et la souffrance des individus et celle de l’Homme qui s’engage pour tarir la source de cette souffrance. Isoler les traumatismes de leurs contextes et de leur signification conduit nécessairement à la réification de l’être soufrant.
Voici dans ce passage énoncée toute la vision de ce que pouvait être le soin psychique pour Fanon (13). « Dans différends travaux scientifiques, nous avons, depuis 1954, attiré l’attention des psychiatres Français et internationaux sur la difficulté qu’il y avait à « guérir » correctement un colonisé, c’est-à-dire le rendre homogène de part en part à un milieu social de type colonial. Parce qu’il est une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité ». (les damnés de la terre p 222 ENAG , Algérie, 1987).
Il s’agit donc de restituer à l’individu « malade » ce par quoi il peut se réinscrire dans son milieu en inscrivant son histoire personnelle dans l’histoire collective dont la maladie par l’altération de l’expérience sensible qu’elle induit, l’a éloigné. Ceci est un énoncé de sa référence éthique fondamentale où l’homme est considéré comme « ce par quoi la société parvient à l’être ».
La position éthique se transforme naturellement en position politique quand les confrontations sociales sont le lieu de l’aliénation ou de la souffrance. L’histoire contemporaine de l’Algérie constitue selon la lecture que nous en faisons une illustration parfaite de cette thèse. Sa connaissance nous permettra à la fois de répondre de la façon la plus adéquate aux demandes en soin tout en étant enraciné dans cet héritage qui place la libération de l’Homme au centre de toute entreprise.
La conquête et l’occupation coloniale avaient été d’une férocité telle que la mémoire collective garde encore des traces à travers les chants et les langues populaires. Le pays avait été soumis par les massacres collectifs de tribus entières, les famines, les destructions des récoltes, le refoulement des survivants vers les contrées les plus hostiles, la destruction systématique de tout le tissu administratif, social, éducatif, y compris identitaire par les changements des noms des lieux et des familles pour rompre la chaine des transmissions généalogiques.
La guerre de libération nationale dont Frantz Fanon a été un acteur majeur a été également une des plus destructrices du vingtième siècle. De nombreux témoignages oraux ou écrits, littéraires et historiques ont rapporté l’ampleur des détresses et souffrances dont certaines sont vivaces à ce jour. Cependant, la population algérienne profondément endeuillée et traumatisée est sortie de cette épreuve avec un fort sentiment de l’identité et de la communauté. Le nouveau gouvernement algérien reconnaissait ces sacrifices et offrait des compensations aux victimes directes et indirectes. La mise en œuvre des reformes économiques et sociales, l’accès au travail à la scolarité et à la santé pour toute la population avaient été également des facteurs de cohésion sociale. Ces phénomènes avaient constitué à notre avis un puissant levier de résilience et avaient permis à de nombreuses victimes de se dégager de la position traumatique en dehors de tout système de soin.
Nous avons rarement connu des manifestations semblables à celles qui se sont exprimées chez les anciens soldats américains du Vietnam à savoir des symptômes marqués par la désadaptation sociale et la marginalité. Par le fait même de décider de rompre définitivement et radicalement avec le système colonial, l’Algérien s’était ouvert les voies de la résistance au traumatisme malgré les atrocités de la guerre.
Le sort réservé aux femmes victimes de viol lors de la guerre de libération nationale en est la parfaite illustration. Le viol a été pratiqué massivement par l’armée française d’occupation en tant qu’arme de guerre. Bien que la société Algérienne était traditionnelle, elle n’avait jamais rejeté ces femmes et ces filles, y compris de la part de leurs maris. Tout avait été fait pour qu’elles reprennent leur vie familiale et sociale sans stigmatisation. Voici ce qu’écrivait F. Fanon dans les damnés de la terre en page 329 en citant un combattant de la révolution dont la femme avait été violée au cours d’un interrogatoire. « Cette femme m’avait sauvé la vie, c’est à cause de moi qu’elle a été déshonorée, et pourtant, elle ne disait pas « voici ce que j’ai enduré pour toi », mais au contraire, « oublie moi, je suis déshonorée ». C’est pourquoi j’ai décidé de reprendre ma femme, car il faut te dire que j’ai vu des paysans essuyer les larmes de leurs femmes violées sous leurs yeux ».
Cet écrit est également conforté par de nombreux témoignages dont celui de Louisette Ighil Ahriz, jeune militante de la libération nationale qui avait subi la torture et le viol à l’âge de 18 ans et qui a été aidée et soutenue par sa famille à reconstruire sa vie. Son témoignage a fait l’objet d’un livre. (14)
Les viols commis par des soldats étrangers n’avaient pas stigmatisé socialement les victimes. Les victimes n’avaient pas été rejetées par leur famille et leur entourage. La protection et l’estime qui leur avaient été témoignés leur avaient permis de ressentir que leur valeur, leur honneur et celui de la famille n’avaient pas été endommagés par ce qu’elles avaient subi. Le silence qui avait entouré la question était une façon pour une société traditionnelle pudique de permettre la résilience.
Pendant la période de la guerre de libération nationale, le destin individuel s’inscrivait dans celui de la communauté comme l’écrivait F. Fanon. « Quand un homme accueille sa femme qui a séjourné dans un camp français et qu’il lui dit bonjour et lui demande si elle a faim, évite de la regarder et courbe la tête… En brassant ces hommes et ses femmes, le colonialisme les a regroupés sous un même signe, Egalement victimes d’une même tyrannie, identifiant simultanément un ennemi unique » (15).
La qualité de victimes pour une cause collective qui avait accédé à la sacralité les avait prémuni du rejet et leur avait offert protection. Pour bien mesurer la valeur de ce facteur de résilience, il faut avoir à l’esprit que l’Algérie en 1954 était une société traditionnelle paysanne et patriarcale, où le corps de la femme relevait de l’honneur de toute la famille.
Cette attitude ne se retrouvera malheureusement pas envers les femmes victimes de viol durant la décennie 1990/2000 où les islamistes armés avaient mené une guerre féroce à la société algérienne.
Le viol et l’enlèvement des filles a été une arme massivement utilisée par les groupes terroristes, les femmes étant considérées comme un butin de guerre. Le drame de ces filles et de ces femmes était indescriptible, tant il cristallisait l’horreur et l’absurdité de cette guerre non assumée. Il avait fallu plusieurs années pour que leur statut de victime soit reconnu officiellement et que le problème soit débattu.
La société des années quatre-vingt dix avait profondément changé par rapport à celle des années cinquante et ces crimes étaient le fait de compatriotes, de voisin et parfois de parents. Aucune victime parmi celles qui s’étaient présentées auprès des services de santé n’avait considéré cette tragédie comme un acte de guerre mais plutôt comme un malheur qui s’était abattu sans raison quand il n’avait pas été peut-être suscité par le comportement de la fille. Les réactions des familles et de la société étaient très éloignées de celles qui avaient eu lieu durant la guerre de libération nationale. La majorité des cas rapportés par les soignants étaient caractérisés par le rejet, l’éloignement, le silence accusateur et non protecteur.
Cette époque se distinguait également par deux moments évolutifs avec des contextes complètement différends qui avaient eu des répercussions sur les dispositifs de soins en place.
Le premier moment est caractérisé par une guerre totale et atroce livrée par les islamistes non seulement contre le pouvoir mais également contre la société dans son aspiration à la modernité. Les conséquences ont été dramatiques, prés de 100.000 morts reconnus par les pouvoirs publics, 1 million de victimes et prés de 20 milliards de dollars de dommages matériels. Cette phase s’était distinguée par l’engagement de larges franges de la société dans la résistance et la lutte contre le terrorisme. Dans le cadre de cet engagement, nous avons vu la naissance d’associations de soutien aux victimes qui avaient permis rapidement l’implication des professionnels de la santé et par la suite des autorités chargées de la santé et de la protection sociale dans la prise en charge des victimes.
Parmi les premières victimes du terrorisme, figurent deux médecins connus pour leur engagement social : Pr Boucebci, psychiatre et Pr Belkhenchir, pédiatre. Cet engagement avait abouti à la mise sur pied d’un dispositif de soins et d’assistance aux victimes qui avait permis à de nombreuses familles d’être soutenues. Ce dispositif à travers les réseaux de professionnels et des associations avait également permis la formation des personnels à la prise en charge des conséquences des violences et traumatismes. Ce dispositif avait même pu répondre rapidement à des catastrophes naturelles (inondations et séisme). (16).
La deuxième période a vu des changements politiques majeurs. Le pouvoir sans tenir compte de toutes les blessures encore vives et sans préparation de la population a procédé à un arrangement avec les groupes terroristes et à leur réhabilitation avec extinction de toutes les poursuites judiciaires. Ce processus qualifié de réconciliation nationale a évacué toutes les questions fondamentales pouvant conduire à une réelle réconciliation, telles la responsabilité, la justice, le pardon, la mémoire. Aucun travail comparable à ce qui s’était fait en Afrique du sud et au Rwanda n’avait pu avoir lieu. La justice n’avait pas pu faire son travail accentuant ainsi les rancœurs, les souffrances et le sentiment d’impunité. La conséquence la plus dramatique a été la consécration implicite de la violence extrême envers ses semblables comme un moyen efficace d’expression. Des publications ont signalé la reprise des symptômes et du besoin de consulter chez des anciennes victimes à l’occasion de ces changements (17). Cette évolution est survenue dans un contexte social déstructuré par dix années de guerre et de bouleversements majeurs avec des ruptures violentes dans les familles et la communauté, une précarité socioéconomique accrue.
L’impact de ces bouleversements sur le dispositif de prise charge mis en place à partir de 1995 a été extrêmement négatif. Nous avons assisté à partir des années 2000 à un désintérêt des institutions de l’Etat envers le dispositif. Progressivement, les liaisons du réseau se sont relâchées entraînant l’isolement des intervenants. Ce relâchement s’est également exprimé au niveau des associations de la société civile. Pendant ce temps, toutes les transformations qui avaient affecté la société algérienne ont conduit à l’émergence d’une nouvelle forme de violence humaine interindividuelle et collective multiple, envahissant tous les espaces sociaux (famille, école, rues, stades). Par ailleurs, les actes terroristes bien qu’ayant nettement régressé n’ont pas disparu et continuent épisodiquement d’endeuiller des familles.
Les traumatismes qui naissent de toutes ces violences sont considérables et arrivent de moins en moins à s’appuyer sur les soutiens familiaux et sociaux.
Les interventions des professionnels sont centrées sur l’individu et parfois la famille mais ont beaucoup de mal à mobiliser les ressources de la communauté. Les victimes se retrouvent très souvent seules, isolées, incapables de bénéficier des services que nécessite leur cas (services médicaux et psychologiques, police, justice, services sociaux) mais surtout sans soutien familial ni communautaire. Dans de nombreux cas, les victimes sont menacées de représailles si elles déposaient plaintes. Dans les cas de violences intrafamiliales et en particulier quand il s’agit de violences sexuelles, les familles essayent le plus souvent de se soustraire aux procédures juridiques et de garder à tout prix le secret en raison des répercussions sur les relations familiales (divorces, ruptures familiales, perte des moyens de subsistance et de logement, vengeances) sans alternative par ailleurs.
Nous citerons comme autre exemple les cas d’attaques collectives renouvelées (2001 et 2010) contre des femmes vivant seules autour des villes industrielles, sous prétexte qu’elles s’adonnaient à la prostitution. Ces attaques avaient donné lieu à des blessures, mutilations, tortures viols meurtres et les coupables n’avaient eu que des peines légères ou n’avaient pas été condamnés. Paradoxalement c’est donc au moment où le nombre d’intervenants formés dans la prise en charge du psycho traumatisme s’est accru que la population a le plus de difficultés pour en bénéficier.
Le traumatisme né d’une violence interhumaine est une attaque contre les croyances fondamentales telles que la relation à autrui, la justice, le sentiment de protection qu’implique l’appartenance à une famille et à une communauté (18). Il est donc un problème à la fois médical et psychosocial.
Il est impensable, à notre sens, d’améliorer convenablement et durablement la situation des victimes sans permettre à celles-ci de déployer leur capacités de résilience en appui sur leur communauté. L’intervention doit reposer sur des notions éthiques qui permettent à chaque fois d’inscrire le récit individuel dans le récit collectif. Ces notions ont à voir avec la justice, l’altérité, la responsabilité, la solidarité. Elle doit viser à retisser les liens détruits par le traumatisme, à redonner aux personnes le sens de la communauté en mobilisant celle-ci autour de leur désir de justice. Ils ont besoin que la collectivité les reconnaisse à la fois en tant que victimes d’une injustice et personnes soufrant de psycho-traumatisme. La dimension éthique apparaît quand les différences entre ce qui est juste et injuste sont mises en évidence. Ceci appelle nécessairement l’engagement social et politique. Telle est à notre sens la traduction à notre époque et dans notre contexte de la pensée de Frantz Fanon.
BIBLIOGRAPHIE
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13 - Les damnes de la terre , algerie , enag ed p222
14 - Louisette Ighil Ahriz, témoignage. récit recueilli par Anne Nivat, Fayard/Calmann-Lévy, 2001, pp.105 à 116).
15 - L’An V de la révolution Algérienne, 3° édition François Maspéro, Paris 1962.
16 - Intervention en cas de catastrophe, ecperience d’une équipe d’intervention lors des inondations de du 10 novembre 2001 à Alger in pratriques psychologiques N°2/3 2003 p 85 INSP Alger
17 - M. Chakali. De la diversité de l’expression clinique du syndrome psycho traumatique, à travers quelques cas. Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie médicale Février 2002 ; Tome VI N°53, 34-37
18 - Herman J.L. (1992 b). Trauma and Recovery, from domestic abuse to political terror, New York ; Basicbooks .
* Idriss Terranti est médecin psychiatre en Algérie – Cette présentation a été faite à l’occasion du Congrès de psychiatrie et d’addictologie de la Caraïbe, en 2011.
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