Etat des résistances en Amérique latine

De l’influence anarchiste au 19e siècle jusqu’à la troisième à la mondialisation des luttes sur fond de « virage à gauche », les résistances en Amérique latine ont traversé plusieurs phases. Aujourd’hui, malgré les convergences qui se dessinent on note des clivages au sein de gauche sociale’ latino américaine.

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Pres. Rep. Equador

Continent de forte croissance économique, de démocraties fragiles et d’inégalités extrêmes, l’Amérique latine est aussi traversée d’une dynamique soutenue de rébellions et de contestations sociales, aux formes, aux identités et aux revendications renouvelées. Et pourtant, les mouvements sociaux de la région ont fort à faire aujourd’hui pour continuer à exister, à peser sur le politique.

Menacée de dilution, de fragmentation ou de répression dans les pays où les gouvernements sont restés ou sont revenus dans les courants dominants du néolibéralisme et du ‘Consensus de Washington, menacée d’instrumentalisation, de cooptation ou d’institutionnalisation dans ceux où les pouvoirs se sont attelés, peu ou prou, à récupérer en souveraineté et redistribuer les dividendes des richesses exportées, la protestation émancipatrice offre un visage pluriel. Un double clivage prévaut d’ailleurs au sein de la ‘gauche sociale’ latino américaine. Celui – de fond – qui divise tenants et opposants du « néodesarrollismo », nationalisme populaire d’un côté, écosocialisme de l’autre. Et celui - plus stratégique - qui oppose les partisans d’un aboutissement politique des mobilisations aux apôtres de voies plus autonomistes, basistes ou localistes du changement social.

Reste que, du Chili au Mexique, du Brésil au Venezuela, de l‘Uruguay au Guatemala, de la Bolivie au Honduras et dans le reste de l’Amérique latine, les mouvements sociaux - paysans, urbains, indigènes, étudiants, etc. - influent tant bien que mal sur la redéfinition de la participation démocratique et de la citoyenneté politique. Le ‘virage à gauche’ latino-américain de cette dernière décennie peut être analysé dans son unicité (‘une même lame de fond’), dans sa dualité (‘deux gauches distinctes’) ou dans sa multitude (‘la diversité des situations’). En amont, en cours, en aval et même à rebours de ce ‘virage’, les mouvements sociaux jouent un rôle crucial dans la volonté de démocratisation et de transformation sociale inégalement à l’œuvre sur le continent.

ECLAIRAGES NATIONAUX

A quelques accents près, les tendances structurelles du modèle de domination colombien - limitation de la démocratie, approfondissement du néolibéralisme, aggravation du conflit armé - persistent. Bien que souvent réprimés, les mouvements sociaux font face. Au déclin des organisations syndicales, répond le dynamisme des mouvements urbains, d’associations de victimes… qui engrangent certains résultats mais manquent de relais politiques. En dépit de l’extraordinaire développement de l’organisation sociale populaire et des changements culturels significatifs qui se sont produits ces dix dernières années au Venezuela, la faible autonomie des mouvements et des acteurs sociaux à l’égard du pouvoir d’Etat chaviste et la reproduction d’un modèle, souvent inefficace et corrompu, de société rentière questionnent le sens et la portée de la ‘révolution socialiste bolivarienne’. L’arrivée à la présidence de Lula en 2003 s’est traduite par une multiplication des opportunités d’accès à l’institutionnel pour la société civile brésilienne. La reconfiguration des rapports entre mouvements et Etat qui en résulte est complexe et ne peut être envisagée sous le seul prisme de la cooptation et de la démobilisation.

En témoignent l’obtention d’avancées et la poursuite des mobilisations en dehors des espaces institutionnels. Pour distinct qu’il soit du paradigme néolibéral, le projet de ‘révolution citoyenne’ porté par le président Rafael Corréa de l’Equateur n’a pas su empêcher l’émergence d’une forte opposition sociale emmenée par le mouvement indigène. Le retour de l‘Etat et l’élargissement des droits sociaux sont des acquis indiscutés, mais la centralisation des décisions et la poursuite du modèle ‘extractiviste’ génèrent de violentes tensions au sein du camp progressiste. Sur fond d’hégémonie du modèle néolibéral, imposée dans les années 1990 sous le ‘fujimorisme’ et perpétuée dans les années 2000 par des gouvernements portés par une croissance économique record, une série de conflits sociaux d’abord, un sens commun anti-néolibéral ensuite et enfin d’importantes mobilisations indigènes contre les projets miniers ont émergé. Le nouveau président nationaliste Humala en a bénéficié, avant de se métamorphoser.

Le deuxième mandat du toujours populaire président Morales est celui d’un certain ‘retour à la normalité’ bolivienne, c’est-à-dire et à l’instabilité et aux conflits. Le ‘néodéveloppementisme’ du gouvernement est diversement apprécié par les mouvements qui l’ont porté au pouvoir pour fonder le pays. Carriérisme de leaders sociaux, replis populaires corporatistes, dissidences politiques, inefficacité,… les écueils se multiplient. Depuis la chute du dictateur Stroessner, les organisations progressistes paraguayennes ont cherché à peser sur le politique, avec plus ou moins de succès. Conscientes que le pouvoir néolibéral constituait un obstacle à leurs revendications, elles ont misé sur la stratégie électorale en favorisant à des degrés divers la victoire du président Lugo. Mais cette option a montré ses limites. Institutionnalisation, démobilisation ou… criminalisation, le bilan des sept premières années au pouvoir du Frente Amplio en Uruguay est mitigé : des efforts sociaux, mais peu de remise en cause de l’impunité et des politiques néolibérales.

Investisseurs extérieurs et monocultures ont les coudées franches. La protestation reste cependant minime et les mouvements sociaux plutôt démobilisés. Un mégaprojet minier pourrait changer la donne. Il a en tout cas fait naître un mouvement d’opposition hétérogène. La vague de protestations qui déferle sur le Chili indique que les frustrations ont atteint leurs limites. Exacerbées par le dédain du gouvernement Pinera pour la « res publica », ces mobilisations, hétérogènes et sectorielles au départ, questionnent en profondeur le modèle néolibéral sur lequel s’est construit le ‘miracle chilien’. En dépit de la répression et au risque de la cooptation pour les moins radicales d’entre elles. Croissance économique, réactivation industrielle, diminution du chômage, interventionnisme d’Etat, allocations sociales,… si les acquis du ‘kirchnerisme’ sont appréciés par une partie des syndicats dans la grande tradition ‘national-populaire’, le modèle ‘extractiviste’ et agro-exportateur, la précarité, les conflits intersyndicaux et la répression des nouvelles luttes socio-environnementales, pour la terre, le logement… posent problème.

MEXIQUE, AMERIQUE CENTRALE ET CARAÏBES

Dans un climat de violence exacerbée par la ‘guerre contre le crime organisé’, les mouvements sociaux mexicains mobilisés en défense de l’emploi, des ressources naturelles, des droits humains etc., n’ont pas réussi à imposer une force organisée ni un projet alternatif face aux politiques néolibérales et conservatrices du PAN. Leur articulation (dans le mouvement de Lopez Obrador) en vue des prochaines élections pourrait changer la donne.

Les luttes à l’œuvre aujourd’hui au Guatemala, en particulier dans le monde indigène, sont à la fois l’expression d’une frustration structurelle historique, non résolue démocratiquement et un contre-feu à la stratégie actuelle du capital, en quête de nouveaux marchés, de main-d’œuvre pas chère et de ressources naturelles et énergétiques. Le système de domination guatémaltèque dispose toutefois d’importants moyens pour garantir sa perpétuation. La vigueur du mouvement social salvadorien contre les politiques néolibérales a indiscutablement contribué à la victoire électorale en 2009 du nouveau président Mauricio Funes et du Front Farabundo Marti de libération nationale (Fmln), l’ancienne guérilla. Les ruptures annoncées n’étant pas au rendez-vous, en particulier dans le domaine sensible de l’exploitation des ressources naturelles, les acteurs sociaux demeurent mobilisés. Les réformes libérales du 19e siècle et la récente période néolibérale, entrecoupées de réformes agraires dans les années 1960 et 1970, ont servi de cadre à la privatisation des terres au Honduras. Le foncier constitue d’ailleurs l’épicentre des conflits sociaux. En dépit de la répression systématique des mouvements depuis le coup d’Etat, réside dans la consolidation des organisations de base. Si le Front sandiniste (FSLN), qui a renversé la dictature somoziste en 1979, a longtemps gardé un monopole sur la contestation populaire au Nicaragua, au moins quatre types de protestation - de travailleurs, de femmes, d’ethnies, de citoyens - lui disputent aujourd’hui cette mainmise.

Parmi les écueils à éviter : la dépendance externe, la polysémie ou le manque de clarté de certains discours, la perte du caractère antisystémique des luttes. La forte institutionnalisation des conflits sociaux et les mécanismes de ‘pacification’ de la contestation participent à perpétuer l’imaginaire d’un Costa Rica démocratique souvent étiqueté ‘la Suisse de l’Amérique centrale’. Depuis 1995 toutefois, l’ajustement structurel et les politiques de libéralisation et de privatisation ont suscité plusieurs cycles de protestations, régulièrement réprimés. Si le mouvement ouvrier panaméen, aux accents souverainistes, est parvenu à engranger de réels acquis sociaux avant les années 1980, la période néolibérale a détricoté l’essentiel et fortement précarisé le travail. Le redéploiement capitaliste actuel - projets miniers, énergétiques et touristiques, élargissement du canal - déplace la conflictualité sociale, notamment vers les régions indigènes… qui se mobilisent.

Les réformes engagées à Cuba vers le ‘socialisme de marché’ changent les formes de propriété et impliquent l’abandon du modèle social. Les inégalités fragilisent la légitimité du processus dans la société éduquée à la solidarité, mais où le socialisme d’Etat corsetait le corps social. Le rapport entre société civile et gouvernants a changé, l’exigence d’une nouvelle citoyenneté se fait jour.

Dans la foulée de la chute du ‘duvaliérisme’ en 1986, les énergies sociales haïtiennes débridées se sont rapidement manifestées. Cet essor momentané a été suivi d’un déclin des mouvements sous le pouvoir d’Aristide : cooptation et instrumentalisation. Si le séisme de 2010 a révélé l’importance des solidarités sociales face aux carences de l’Etat, le mouvement social haïtien reste organiquement faible et souvent confisqué par le politique.

En rupture avec les organisations de gauche traditionnelle, plusieurs nouveaux mouvements sociaux ont sorti la République dominicaine de sa léthargie sociale. Sur les fronts de l’exploitation des ressources naturelles, de l’éducation et de l’équipement des quartiers populaires, ils combinent ancrage local et mobilisation nationale. Pour autant, leurs acquis sont inégaux.

ANALYSES TRANSVERSALES

L’émergence de mouvements indigènes a marqué les deux dernières décennies en Amérique latine. Parmi les raisons de l’irruption figurent l’activisme de réseaux internationaux et les fenêtres d’opportunité ouvertes par la démocratisation. Parmi les impacts on note les réformes constitutionnelles, les statuts d’autonomie et nouveaux acteurs politiques. Mais le phénomène perd en visibilité, mais la poussée de conflits pour les ressources naturelles pourrait lui en redonner.

La délégitimation du néolibéralisme, à laquelle ont participé les mouvements sociaux latinos dès les années 1990, a fait place à la confrontation entre trois projets distincts : néodéveloppementaliste, (Argentine, Brésil …), socialiste (Venezuela, Bolivie…) et libéral-conservateur (Mexique, Colombie…). Portés par la croissance, les trois consolident la primarisation de l’économie et l’extractivisme, en dépit des contestations sociales.

L’historique des mouvements sociaux en Amérique latine tient en quatre phases : leurs origines, depuis l’influence anarchiste au 19e siècle jusqu’à la troisième internationale ; le cadre populiste et les luttes ‘nationales démocratiques’ du 20e siècle ; l’émergence de luttes autonomes et les nouvelles formes de résistance au néolibéralisme ; et la mondialisation des luttes sur fond de ‘virage à gauche’ continental en ce début du 21e siècle. Ce numéro de la revue Alternatives Sud a très bien dressé l’état des résistances en Amérique latine.

* Amady Aly Dieng est économiste, ancien fonctionnaire de la BCEAO - Ce texte est une analyse d’une édition de la revue « Alternatives Sud » sur Etat des résistances dans le sud Amérique latine ( volume 18-2011/4)

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