Négociation sur les APE : Les producteurs sénégalais de tomate et d’oignon refusent l’ouverture

Les producteurs de tomate de la vallée du fleuve Sénégal regardent avec inquiétude leur calendrier, au fur et à mesure qu’approche la date fatidique du 31 décembre. Ils se demandent ce que va devenir leur activité, et par voie de conséquence, leur vie, si les pays de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) venaient à signer les Accords de partenariat économique (Ape) qui doivent lier la région avec l’Union européenne (Ue). Ibrahima Fédior, le président du Conseil interprofessionnel de la filière tomate, le syndicat qui regroupe les différents acteurs de la tomate, signale que l’ouverture au marché sénégalais des produits européens, va contribuer à aggraver une situation déjà trop difficile.

«La campagne qui vient de s’écouler, la production nationale a été de 52.000 tonnes de tomate fraîche, pour 71.000 tonnes en 2006. Alors qu’en 2005, la production a été de 76,5 mille tonnes. Vous voyez donc que, depuis quelques années, la production de tomate dans la Vallée connaît une baisse drastique. Et cela est dû principalement à l’entrée massive, sur le marché sénégalais, de concentrés de tomates de contrebande, en provenance d’Italie ou du Portugal.». Le président du regroupement des producteurs de tomates, qui parlait au téléphone depuis Dagana, a indiqué que, pour l’année dernière, le manque à gagner pour les producteurs de tomate de la Vallée a été de 7 milliards de francs Cfa.

«Etant obligés de réduire les surfaces cultivées, les paysans gagnent moins d’argent qu’espéré», explique-t-il. Et s’ils sont obligés de cultiver moins, c’est parce que la Socas, l’usine de transformation de tomate établie dans la Vallée, et qui rachète leur production, ne veut se pas permettre d’acquérir une quantité supérieure à ce qu’elle peut écouler. Et ces cinq dernières années, la compagnie lutte fortement contre la tomate de contrebande, qui réduit considérablement ses parts de marché.

Par conséquent, Ibrahima Fédior et ses amis appréhendent fortement que les produits européens, qui pour le moment, pénètrent majoritairement à travers la contrebande venant des pays voisins, soient autorisés à venir massivement concurrencer la production locale. «Les Ape vont alors signifier la mort de la filière tomate». Et le désarroi pour de nombreux soutiens de famille, qui vivent de cette activité. Pour illustrer la catastrophe que cela serait, M. Fédior indique que la part de la tomate concentrée importée serait actuellement d’environ 20.000t par an, ce qui représente la moitié de la consommation actuelle du Sénégal. «Cela fait environ l’équivalent de ce que nous produisons à l’heure actuelle. Donc, des pertes de revenus de l’ordre de 20 milliards de francs Cfa pour nous», soupire-t-il.

Le secteur de la tomate locale est la seule filière intégrée de l’agriculture sénégalaise, signale M. Papa Samba Diop, le directeur commercial de la Socas, l’usine de transformation de la tomate. M. Diop affirme que, dans le cadre du contrat qui lie l’entreprise aux agriculteurs, ces derniers travaillent en harmonie avec les transformateurs, de manière à chercher la satisfaction de toutes les parties. Les gains importants que les producteurs de tomate tiraient d’une activité où ils avaient des prix garantis, leur permettaient de faire face au marasme qui affectait les autres cultures auxquels ils se consacrent, comme le riz, l’oignon ou d’autres produits de maraîchage. En dehors du riz, la tomate est la seule activité qui emploie le plus de monde dans la vallée du fleuve Sénégal.

Environ 3000 ménages s’adonnent pleinement à cette culture. Ce chiffre ne tient pas compte des ouvriers de deux usines de la Socas, les distributeurs, les fournisseurs d’engrais et autres transporteurs. tout ce monde a déjà d’ailleurs commencé à ressentir les effets de la crise qui affecte la filière, du fait d’une forte réduction de la production, ces dernières années.

Les producteurs de tomate ne sont d’ailleurs pas les seuls producteurs qui expriment leurs inquiétudes devant l’éventualité d’une ouverture des frontières aux produits venant de l’Europe. Moussé Diongue, membre du comité exécutif de l’Association des unions des producteurs maraîchers des Niayes (Aumn), structure spécialisée dans la production de l’oignon, ne tient pas un discours différent. M. Diongue révèle : «Depuis près de 7 ans, les producteurs d’oignon des Niayes se battent pour améliorer la qualité de leur produit, de manière à être compétitifs sur le marché national et sur le plan extérieur. Nous avons fait des efforts remarquables dans l’organisation des producteurs, surtout pour qu’ils respectent les normes techniques. Nous avons, après des années d’effort, pu obtenir la création d’un label de qualité, dit Soblé Niayes (Oignon des Niayes, Ndlr) Or, tout cela sera très rapidement remis en cause, si l’on veut procéder à une ouverture des marchés trop précipitée.». Un fonctionnaire de l’Agence de régulation des marchés (Arm), qui fixe le prix des produits maraîchers, particulièrement de la tomate et de l’oignon, explique que l’oignon sénégalais n’est pas encore en mesure d’entrer en compétition avec ses concurrents de Hollande ou d’ailleurs.

Le Sénégal, qui produit annuellement 80.000 tonnes d’oignons, en consomme environ 100.000. Mais, faute de moyens de conservations adéquats, une bonne partie de la production nationale, environ la moitié, se détériore avant de pouvoir être consommée. Ce qui fait que, régulièrement, les autorités sénégalaises sont obligées de laisser entrer une part importante d’oignons de Hollande, pour compléter le déficit de production. Cependant, ces produits étrangers, subventionnés à la production et à l’exportation, viennent faire de l’ombre aux produits locaux, vendus souvent plus chers.

Les oignons sénégalais doivent alors attendre que les produits importés soient épuisés, avant de pouvoir se vendre. En réaction, les producteurs nationaux se tournent régulièrement vers l’Etat, pour lui demander de fermer les frontières à la production étrangère, à certaines périodes de l’année, afin de permettre l’écoulement de la production nationale. Cela entraîne parfois un renchérissement des prix, que les consommateurs supportent mal. Les agents de l’Arm expliquent que «les Sénégalais ne savent souvent pas que l’oignon qui est importée et qui est vendue à des prix très compétitifs, a été déjà subventionné dans son pays d’origine, ce qui lui permet d’être parfois deux fois moins cher que la production nationale».

Le directeur de l’agence, Oumar Cissé, est convaincu que si le Sénégal entrait dans un système de libre-échange qui supprimerait les barrières douanières à certains produits, ce sont les producteurs nationaux qui perdraient la protection dont ils bénéficient avec plus ou moins de bonheur. Ce qui signifierait la mort de leurs secteurs d’activité, et la prolétarisation de nombreux agriculteurs. «De plus», ajoute M. Cissé, rien ne nous dit que si les Européens avaient le monopole de la fourniture de notre marché, ils n’augmenteraient pas les prix en ce moment-là, pour nous étouffer encore plus.

* Mohamed Guèye est journaliste au journal sénégalais Le Quotidien. Il fait partie d'un groupe de journalistes sénégalais invités par l'Institut Panos Afrique de l'Ouest et Oxfam à un atelier de formation et de sensibilisation sur les Ape, pour ensuite assurer une production régulière d'informations sur ces négociations.
Cet article est paru dans Le Quotidien du 1er septembre 2007

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