Crise alimentaire au Sahel : vrai problème, fausses solutions
En 2005, le Niger sombre dans une crise alimentaire. En 2008 ce pays n’échappe pas à la tourmente mondiale qui balaye l’Afrique et touche d’autres continents. Aujourd’hui encore, la famine s’est à nouveau installée. Elle touche aussi le Tchad et le nord du Mali, avec des répercussions qui débordent sur d’autres pays du Sahel. La situation est critique et les appels à la solidarité commencent à monter. Mais quand, devant un problème, on s’attaque aux conséquences et non aux causes, on n’en finit pas avec le cycle des perturbations. C’est ce qui se passe avec la crise alimentaire au Sahel.
Quand on parle de crise alimentaire, à quoi renvoie la réalité ? Au-delà des statistiques froides et désincarnées, un journaliste malien a parcouru quelques localités du Niger et rapporté des séquences de vie, voire de survie. (1)
« Nous mangeons une fois par jour au lieu des trois repas habituels », raconte Abdou Garba, un paysan de Tarna, petit village de la région de Maradi (centre-sud du Niger).
«Nous et nos bêtes avons faim, c’est le drame de 2005 qui se répète", murmure Ali Galadima, le chef (du village) de Tarna. Mil et maïs, des céréales de base, "ont commencé à bien pousser, puis la pluie s’est brutalement arrêtée pendant deux mois et la chaleur a tout brûlé", se souvient-il. Conséquences : les récoltes sont divisées par trois et une majorité d’agriculteurs n’a rien récolté.
« La précédente campagne, j’ai récolté 30 bottes de mil contre seulement onze cette fois, et nos réserves sont déjà épuisées", se lamente Mamane Garba, père de 18 enfants.
« A Tarna, entre 300 et 500 personnes ont déjà fui vers Maradi, selon Ali Galadima. Depuis le départ de son mari au Nigeria voisin il y a un mois, Nana-Aïchatou doit nourrir seule ses huit enfants et s’occuper de sa mère malade. Pour survivre, elle part chaque matin couper du bois en brousse, puis parcourt à pied les trois kilomètres séparant son village de Nassarawa et Maradi, où elle écoule sa marchandise. "Je gagne en moyenne 500 Fcfa. C’est juste assez pour acheter deux kilos de mil pour faire un repas", explique la jeune femme. »
Pour le cinquantenaire de l’indépendance du Niger, la junte au pouvoir a eu la pertinence de ne pas tomber dans le burlesque. Dans un pays ravagé par la famine, il y a mieux à faire que de festoyer. Contrairement à d’autres pays africains, anciennes colonies françaises, où on a paradé pour des indépendances vides de contenus et de sens, bâties sur des échecs qui ont renforcé les liens d’assujettissement à la métropole et à d’autres instances de pouvoirs (politiques, économiques, etc.), les autorités de Niamey ont prévu de se limiter à une parade militaire, le 3 août prochain. Le symbolisme évacué, il faut faire face à la réalité : quelque 8 millions de Nigériens, soit la moitié de la population, sont touchés par la famine.
Le drame dépasse les frontières de ce pays. La situation est critique sur une bande qui couvre la région du Sahel, du Nord du Mali jusqu’au Tchad, où 10 millions de personnes se trouvent dans un état de détresse, au-delà du seuil critique. Car, aux 8 millions de Nigériens il faut ajouter 1,6 million de Tchadiens et quelque 500 000 Maliens.
Ces statistiques ne sont cependant que la dimension palpable qu’affichent les institutions et ONG internationales. Elles souffrent des limites qui existent dans le relevé des données en Afrique, notamment dans les zones rurales. Qui plus est, dans une région du Sahel marquée par les traditions pastorales et le nomadisme des populations.
Les premières alertes concernant cette crise ont sonné depuis mars dernier. Les prémisses de la catastrophe se lisaient dans l’inquiétude des éleveurs. Certes, les greniers, remplis à peine avec la dernière saison des pluies, suffisaient encore à la survie des populations. Mais la tension qui pesait sur les pâturages et sur le bétail présageait du drame. A l’époque, le réseau des éleveurs et pasteurs Billital Maroobé avait publié une déclaration pour interpeller les chefs d’Etat du Comité inter-Etats de lutte contre la sécheresse au Sahel, à la veille du sommet qu’ils devaient tenir à Lomé du 30 mars 2010. (2)
Le malheur de ces populations du Sahel n’intéressera personne. Même là où le feu couvait, on se refusait à l’évidence. L’ancien président du Niger, Mamadou Tandja, avait en effet systémiquement rejeté les diagnostics faits de la situation, parlant d’un contexte difficile mais maîtrisé. C’est à la suite du putsch qui l’a renversé le 18 février 2010, que le nouveau pouvoir à Niamey a officiellement reconnu l’état de famine qui marquait déjà la vie de la moitié de la population.
Ces dernières semaines, le Niger s’est ainsi imposé dans l’actualité, à la mesure d’une crise devenue lourde de tous les drames. Dans ce pays, de même qu’au Mali et au Tchad, les paysans vivent actuellement la période de soudure. C’est le moment où les premières pluies tombent (irrégulières et insuffisantes dans certaines régions) et où, en attendant les prochaines récoltes, les réserves alimentaires de la dernière saison des pluies sont pratiquement épuisées. Jusqu’en septembre, date des premières récoltes, les populations affectées vont vivre une situation critique.
Face à des greniers vides, elles ont commencé à développer des stratégies de survie. «Au Niger, les femmes parcourent un environnement désertique pour chercher des fourmilières, les creuser et récupérer les graines de mil, de maïs et autres réserves que les fourmis ont engrangés», témoigne Charles Bambara, chargé de communication d’Oxfam GB à Dakar. Dans le nord du Mali, les éleveurs, en vue d’abreuver leur bétail, ont investi les points d’eau mis en place pour les éléphants dans le but de protéger les dernières espèces de pachydermes en vie dans ce pays.
Ainsi l’homme commence à peser sur son environnement, à déstabiliser l’écosystème pour survivre lui-même à une nature qui lui est devenue hostile. Ce qui revient à entrer dans un terrible cercle vicieux. Qui plus est, les éleveurs bradent le bétail qu’ils ne peuvent plus entretenir, afin d’avoir des revenus pour s’approvisionner sur le marché. Ces paysans, qui produisaient pour vivre et vendre leurs surplus, ne vivent donc plus que par les autres. Mais quand ils bradent leur bétail pour s’approvisionner en vivres sur le marché, c’est pour faire face à une inflation marquée par une détérioration des termes de l’échange. Au Tchad où les animaux sont cédés à moitié prix, l’inflation a atteint 35% de plus par rapport au niveau de 2009. Dans les six régions de ce pays de 10 millions d’habitants, 1,6 millions de personnes se trouvent ainsi en situation d’insécurité alimentaire.
L’espace sahélien étant une continuité qui dépasse les frontières, avec une interaction des marchés et des migrations des populations, il faut s’attendre à ce que les dimensions géographiques de cette crise alimentaire débordent le foyer dans lequel il est actuellement circonscrit. La Mauritanie, le Burkina Faso et le Nigeria seraient déjà affectés à des degrés moindres. Partout on risque de subir l’effet boule-de-neige qui découle de toute crise alimentaire sérieuse. Déjà, au Tchad, les taux de malnutrition ont ainsi dépassé les seuils d’urgence, avec plus de 100 000 enfants qui se trouvent dans des situations à risque. Au Niger, ce sont 500 000 enfants de 6 à 23 mois qui sont touchés, soit 18% de la population de cette tranche d’âge, selon le ministère de la Santé.
Un problème endémique
Le tumulte de la crise alimentaire mondiale de 2008 ne s’est donc pas estompé que ce nouveau pic vient rappeler que, au Sahel, cette crise relève d’un problème endémique dont les poussées de fièvre récurrentes témoignent plus d’un problème structurel que conjoncturel ; que ce sont les échecs de politiques agricoles qui imposent leurs dures réalités ; que les solutions préconisées ne sont pas différentes de celles qui prévalent depuis les années 1980, avec l’instauration des Programmes d’ajustement structurel qui ont sonné le glas des politiques agricoles en Afrique.
Le désinvestissement imposé par le FMI et la Banque mondiale avait alors détruit le socle d’une agriculture portée vers la souveraineté alimentaire. On a promu des cultures industrielles qui ont lessivé les sols (accroissement des superficies, utilisations de pesticides, d’engrais chimiques, etc.), et perturbé l’équilibre des systèmes de production tournés vers la subsistance et la génération de revenus complémentaires grâce à une ouverture vers le marché local. Désormais il était question de sécurité alimentaire. Qu’importe d’où venaient les stocks qui permettaient d’assurer cette «sécurité». C’est l’époque où les aides alimentaires ont afflué. L’Afrique ne produisait plus, les ventres des Africains étant gagés sur le marché des surplus agricoles en Europe, aux Etats-Unis ou ailleurs. Depuis 1980, l’Afrique subsaharienne est ainsi la seule région du monde où la moyenne de la production alimentaire per capita a continué à décliner dans la période couvrant les quarante dernières années. (3)
Dans la situation de famine actuelle, c’est encore la stratégie de la sécurité alimentaire qui est mise en avant par les organisations et les institutions qui s’activent. Certes il faut parer aux urgences, mais ne faudrait-il pas aussi penser à couper le mal à la racine ? Car, cette crise alimentaire, le Niger l’a vécue en 2005. Elle avait alors frappé 3,5 millions d’habitants. Les aides ponctuelles n’avaient fait que différer le problème. Aujourd’hui la même crise revient et l’appel à la solidarité internationale ne sera qu’un cautère sur une jambe de bois. Et peut-être que dans deux ans encore, à la faveur d’une situation pluviométrique critique, il faudra de nouveau jouer aux mendiants pour l’Afrique.
Le bon sens paysan
Pour l’heure, c’est «à votre bon cœur pour le Niger !» En fin juin, le président de la Haute Autorité à la Sécurité Alimentaire du Niger a lancé un «Programme de réponse à la crise alimentaire 2010 au Niger». Il est financé par l’USAID et exécuté par trois ONG internationales, pour de 2, 154 millions de dollars. La Commission européenne annonce qu’elle va attribuer 24 millions d'euros supplémentaires pour venir en aide aux victimes de la crise au Niger, au Tchad, au Burkina Faso et dans le nord du Nigeria. D’autres contributions sont annoncées ici ou là. Mais il semble que la famine au Niger se «vend» encore mal.
Dans une déclaration publiée le 9 juillet, cosignée par Oxfam, ACF, Acted, Care International, Oxfam, Save the Children, Secours Catholique, Secours Islamique France, etc., il est noté que «malgré six mois d'alertes, les financements obtenus pour répondre à la crise ont été lents et insuffisants. Concernant le Niger, il manque encore 107 millions de dollars (85 millions d'euros) pour atteindre le montant de l'appel lancé par les Nations Unies pour 130 millions de dollars. Oxfam regrette par ailleurs l’absence des acteurs en sécurité alimentaire dans les zones affectées, notamment le FICR, Intermon Oxfam, ACRA et Africare. Et de souligner que les réponses des agences onusiennes comme la FAO et le PAM ne couvrent encore que 50% des besoins.
Les stratégies qui sont développées actuellement pour accélérer les aides en vue de faire face à la famine dans le Sahel, de rendre plus efficaces le système d’alerte précoce, voire d’augmenter les moyens financiers et les stocks alimentaires mobilisés, reviennent à s’attaquer aux conséquences d’un problème dont on refuse de se pencher sur les causes.
L’agriculture africaine a subi une série de dérèglements qui, en une trentaine d’années, l’ont rendue vulnérable aux moindres perturbations du marché international et aux perturbations climatiques. Les programmes agricoles appliqués par les Etats, sur injonction des bailleurs de fonds, ont en effet tourné le dos aux politiques qui, naguère, assuraient une assistance technique de proximité aux producteurs, doublée d’un mécanisme de stabilisation des prix et des subventions aux produits de base, avec un intérêt porté sur les productions de céréales locales, etc.
La fragilisation de ce secteur a été renforcée par une libéralisation tous azimuts et l’ouverture des marchés aux produits importés qui ont fini d’asphyxier pratiquement une agriculture africaine guère concurrentielle. Aujourd’hui les marchés africains croulent sous les labels asiatiques, européens, etc., face à quelques rares poches de résistances et d’alternatives pour la promotion du «consommer local». Ainsi, en quelques décennies, les habitudes alimentaires, en milieu urbain comme en milieu rural, ont changé.
On pourrait encore aller vers le pire, face aux nouvelles initiatives portées vers le développement des biocarburants, avec de plus en plus de terres de culture qui sont détournées des productions vivrières. Car on va cultiver de quoi faire rouler les voitures plutôt que de remplir les greniers. En ce mois de juillet, le Burkina a inauguré sa première unité industrielle de production, alors qu’on sait le pays fragile face aux crises alimentaires.
Il y a un an, Djibo Bagna, président de la Plateforme paysanne du Niger, agro-éleveur de son état, devenu président du Réseau des organisations de producteurs et de paysans d’Afrique de l’Ouest, confiait les termes d’une crise qui transparaissait déjà dans le «bon sens paysan». Il disait :
«Jadis, on cultivait trois mois et on pouvait manger toute l’année. Un champ de 100 ha donnait 300 bottes de mil. Maintenant, avec la même surface, on arrive difficilement à 40 bottes, parce que les sols sont épuisés, parce que les pluies ne sont pas régulières. Deux, trois mois après la récolte, les aliments sont épuisés. Les gens sont obligés de rechercher une autre activité pour vivre. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, ces revenus sont insuffisants car tous les prix ont augmenté. Il y a deux ans, le sac de maïs de 100 kg tournait autour de 10.000 francs CFA. Aujourd’hui, il coûte environ 22.000 francs CFA. C’est insupportable !
«Nos zones ont commencé à connaître ces crises alimentaires suite aux grandes sécheresses des années 1970. Et depuis, ça n’a pas arrêté. En 2005 et 2007, par exemple, le mil s’est complètement asséché. Jadis, nos gouvernements soutenaient l’agriculture : des agronomes encadraient les paysans, la vaccination du bétail était gratuite… Mais depuis les ajustements structurels, nos gouvernements sont sortis de l’agriculture. Bien sûr, quand ce secteur occupe 85 % de la population, cet abandon a des conséquences : baisse de la production, exode rural, augmentation des bidonvilles, avec ce que ça implique comme pauvreté, désoeuvrement, délinquance…»
«Aujourd’hui, dans le plus petit village, les gens prennent du pain, du lait, du café… Ce n’était pas dans nos habitudes : on déjeunait avec de la pâte de maïs, du sorgho, du mil. Mais quand tu ne peux plus vivre de ton champ et que tu dépends des autres (voisins, aide alimentaire…), tu manges ce qu’on te donne.
«En 2005, lorsque le Niger criait famine (ndlr : de fin 2004 à l’été 2005, ce pays a connu une terrible famine provoquée par une sécheresse doublée d’une invasion de criquets), il y avait des vivres au Burkina Faso, au Ghana, au Bénin. Au lieu de les faire venir de ces régions proches, les politiques ont préféré les importer d’Europe et de Taïwan. Ça coûte plus cher et ce n’est pas adapté à nos habitudes.
«Le Niger est un pays sahélien. Mais le « dallo » (la nappe phréatique) n’est pas très profond. Quand les prévisions sont mauvaises, les autorités pourraient aménager des zones pour que les paysans puissent travailler par irrigation. Mais l’agriculture n’est pas une priorité pour nos politiques». (3)
L’enjeu, devant ces crises alimentaires qui frappent l’Afrique de manière récurrente, est de ramener l’agriculture à une dimension plus humaine, de l’articuler à ses fonctions originelles. A savoir la promotion et la consolidation d’une agriculture familiale, qui reste le socle d’une réelle souveraineté alimentaire. Mais aussi le développement d’une agro-écologie qui offre le meilleur antidote au dépérissement d’un écosystème fragile et à la merci des moindres dérèglements. Trente ans après les Nouvelles politiques agricoles imposées dans le cadre des Programmes d’ajustement structurel, l’échec et les causes de l’échec n’échappent plus à personne. Dans un commentaire publié le 30 avril, un journal burkinabé relève :
«Il y a lieu alors de se demander comment, après 50 ans d’indépendance, ces pays (africains) peuvent n’avoir pas encore atteint l’autosuffisance alimentaire. Peut-on seulement parler d’autonomie quand on a faim et qu’on n’arrive pas à se nourrir sans aide extérieure ?
«En d’autres termes, un homme affamé ne saurait être un homme libre, comme dirait l’autre. L’éducation, la santé et l’alimentation restent pourtant les trois variantes indispensables pour amorcer le développement. « Ventre affamé n’a point d’oreille », dit un adage. Et sans autosuffisance alimentaire, on ne peut parler de développement.
«Souhaitons que la solidarité internationale puisse voler au secours des Nigériens. C’est la faute à leurs dirigeants s’ils en sont arrivés là. Les méthodes culturales et la mal gouvernance sont les précurseurs d’une telle situation. Le caractère impropre à l’agriculture de nos sols ne saurait être un prétexte à un laisser-aller, car des pays comme l’Inde, la Chine et, dans une certaine mesure, Israël, mal partis au départ, ont pu parvenir à l’autosuffisance en surmontant les obstacles naturels auxquels ils étaient confrontés grâce à de nouvelles pratiques culturales et à des politiques appropriées. Il convient donc de repenser la politique agricole générale en Afrique subsaharienne. A cœur vaillant, rien d’impossible !» (3)
Des cœurs vaillants, il en existera toujours…
NOTES
(1) - 0umar Niane (Agence malienne de presse – AMAP), jeudi 22 avril 2010
(2) http://www.pambazuka.org/fr/category/advocacy/63274
(3) “Assuring Food and Nutrition Security in Africa by 2020 -- Proceedings of an All-Africa Conference
April 1-3, 2004 -- Kampala, Uganda,” International Food Policy Research Institute, 2004.
(4) Passage extrait d’un entretien diffusé dans «Ligueur» n°16 du 10 juin 2009
(5) - Hyacinthe Sanou : «Crise : la colère des paysans africains» (- L’observateur Paalga du 30 avril 2010
* Tidiane Kassé est rédacteur en chef de l’édition française de Pambazuka News
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