Sénégal : Plaidoyer pour un nouveau modèle économique

Macky Sall a remplacé Abdoulaye Wade à la tête du Sénégal, mais nulle part il n’est question de remise en cause et de refondation de nos stratégies de développement. Pourquoi après cinquante années d’indépendance, malgré nos atouts indéniables, le Sénégal figure parmi les pays que certains analystes considèrent comme « des entités non viables» ? Le temps presse dans un monde en crise et des mutations s’imposent.

« Le politicien, disait Churchill, songe à la prochaine élection, tandis que l’homme d’Etat pense à la prochaine génération. La première préoccupation, compréhensible ne doit pas écarter la seconde. »
François Rachline : « Croire en la France » (Les Echos, vendredi 12 mai 2012)

Avec l’alternance présidentielle, résultat d’élections parfaitement organisées, le peuple sénégalais vient de donner à l’Afrique une leçon de maturité citoyenne permettant ainsi à notre pays de retrouver, de très belle manière, son statut de pays-phare dans la construction et l’élargissement de la démocratie. Macky Sall a succédé à Abdoulaye Wade dont il a été l’un des meilleurs élèves, Premier ministre puis président de l’Assemblée nationale. Ils se sont séparés non pour des raisons idéologiques, ou de stratégies économiques et sociales opposées mais pour des raisons personnelles. L’élève s’est dressé contre le maître face à ses tentatives de procéder à une dévolution monarchique du pouvoir au profit de son fils Karim Wade. Il faut saluer à cet égard le peuple sénégalais et à travers lui toutes les forces vives qui se sont dressées le 23 juin contre ce projet inique: le M23, le mouvement « Y en a marre », la société civile et tous les partis politiques.

Macky Sall a bénéficié du soutien de tous les partis d’opposition, en dépit des différences de projets, de programmes visant tous l’avènement d’un Sénégal émergent, qu’ils soient d’obédience libérale ou socialiste. C’est ce qui explique, en partie, l’aridité des débats de société, voire leur absence dans la campagne électorale. Nos leaders politiques ont donné raison à Jean Louis Servan Schreiber, lorsqu’il affirme : « Qui croit encore aux idéologies et aux doctrines ? Non seulement elles ont échoué mais leurs derniers défenseurs ne parviennent même plus à les concilier intellectuellement avec la modernité. »

Macky Sall est aux commandes, donnons lui un long état de grâce tant la situation du pays est catastrophique : gaspillage de ressources publiques, forte augmentation de la dette, ignorance de la demande sociale au profit de dépenses de prestige, destruction des fondamentaux de l’Etat de droit. Plus pernicieux, le recul démocratique au cours des dix dernières années dû à un président-roi qui nomme les 2/3 du Sénat et place son président au-dessus du président de l’Assemblée nationale, qui fait voter une loi lui permettant de désigner un vice-président, et à qui la Loi des finances donne l’autorisation « de procéder à des émissions de titres et à des emprunts à court et à moyen terme pour couvrir l’ensemble des charges de trésorerie » d’une part et, d’autre part, « d’opérer par décret des abattements sur les dotations applicables aux divers chapitres de crédits de fonctionnement et de dépenses en capital. » Il est heureux que le président entrant ait affirmé haut et fort son adhésion aux principes de la Charte de bonne gouvernance des Assises nationales. Vivement qu’il procède le plus rapidement aux corrections qui s’imposent.

Ce qui inquiète, c’est que nulle part il n’est question de remise en cause et de refondation de nos stratégies de développement. Pourquoi après cinquante années d’indépendance, malgré nos atouts indéniables, capital humain, stabilité politique, forte aide au développement, un Etat organisé, et tous les efforts et sacrifices consentis par les populations, le Sénégal figure parmi les pays que certains analystes comme Oswaldo de Rivero considèrent comme « des entités non viables - ENV » pour lesquelles si des mesures radicales ne sont pas appliquées vont se transformer en « ECNG - Entités chaotiques non gouvernables où dominent la violence, la délinquance, la mal gouvernance, les pertes de valeurs morales et spirituelles menant vers une désintégration. »

Jeter un regard froid sur les transformations de la société permet de constater que les ingrédients sont réunis, tant le tableau économique et social est sombre, et nous fait figurer parmi les dix-huit derniers pays au monde selon le classement du Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud).

Face à ces constats, est-il nécessaire d’affirmer que nous devons tous ensemble réagir pour freiner cette destruction tendancielle de notre société et de notre économie ? Ne nous faut-il pas prendre nos responsabilités et notre destin en mains ? Que voulons-nous pour notre pays ? Comment atteindre nos objectifs librement déterminés en fonction de nos potentialités et des attentes des populations ? Répondre à ces questions, c’est avant tout analyser la voie jusqu’ici suivie. D’où venons-nous ? En effet toute vision doit tirer son sens, sa légitimité, sa pertinence, de la connaissance des faits économiques depuis 1961.

C’est cet exercice qui a été fait : explorer l’évolution des agrégats économiques, leurs fondements théoriques au cours de ce demi-siècle en utilisant une « navette temporelle » : l’impôt, qui constitue un lien et un levier incontournables. Il a été fait appel aux concepts de pression fiscale, de structure fiscale, d’élasticité fiscale et aux fonctions de l’impôt, facteur à la fois de couverture des besoins financiers de l’Etat, de Justice sociale dans sa collecte et son utilisation à travers les dépenses publiques et enfin instrument de politique économique dans la stabilisation et la relance des investissements notamment. L’impôt se pose comme la « quadrature du cercle de la croissance économique » dans un pays dépourvu de richesses naturelles. Face aux nombreux défis, il n’y a que l’impôt et l’emprunt. Or l’emprunt est de l’impôt différé que devront acquitter les générations futures.

L’exploration du passé économique donne quelques indications majeures :

− l’impôt a représenté 92% des recettes budgétaires avec une pointe de 96% en 2001-2010 ;

- le taux de couverture des dépenses ordinaires par les recettes fiscales a été insuffisant jusqu’en 1996, et le président Wade a bénéficié d’une richesse budgétaire exceptionnelle ;

− la pression fiscale a été faible jusqu’en 2000 : 13,8% en 1981-2000, 14,6% en 1991-2000 et 18,5% en 2001-2010 ;

− la fiscalité est déconnectée de la réalité économique, l’impôt obéissant à une logique financière et administrative rendant irrationnelles les corrélations entre recettes fiscales, dépenses publiques, dettes et investissements ;

− la contribution de l’agriculture au PIB connaît une très forte baisse : un taux de croissance négatif de -0,6% en 2001-2007, un taux de croissance des importations de riz de 7,9% et une part de 9% dans les importations totales et un taux de croissance de 9% des produits alimentaires qui en représentent presque le quart ;

− des investissements publics sans effets induits sur l’emploi, le pouvoir d’achat des populations, un train de vie de l’Etat excessif accompagné de gaspillage des deniers publics et de détournements. La faiblesse du taux de croissance au cours des années 2001-2010 coïncidant avec un taux d’investissement public élevé, est éloquente à cet égard.

Aujourd’hui, il faut reconnaître que la déception et la peur du futur ont remplacé le rêve d’un pays émergent. Le Sénégal ne lutte plus pour devenir un pays riche, mais pour n’être pauvre qu’à 50% en 2015 conformément aux OMD, les objectifs du millénaire pour le développement, qui selon plusieurs analystes ne seront pas atteints. Que s’est-il passé au cours de ce demi-siècle pour rendre vains tous les efforts accomplis par nos dirigeants, nos cadres, nos populations. Si des fautes graves, des erreurs ont été commises dans les choix et dans les méthodes, qui pourra contester à la très grande majorité le désir de bien faire et la volonté d’améliorer la vie de leurs compatriotes ?

La raison de nos échecs ne se trouve-t-elle pas dans la conservation d’un cadre d’intervention contre-productif et des stratégies économiques conçues ailleurs, non adaptées à notre contexte et en nette opposition à nos intérêts et nos valeurs de société ? L’exercice consistant à réévaluer les fondamentaux hérités du passé colonial n’a pas été fait. Plus grave, au système antérieur sont venus se superposer le socialisme africain de Senghor, les stratégies économiques du Consensus de Washington imposées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, le Plan de redressement économique et financier (Pref), le Plan d’Ajustement structurel (Past) et enfin la dévaluation du franc CFA en janvier 1994.

Sous Wade, sont venus compléter ce puzzle, le Nepad qualifié souvent de jouet créé par quelques chefs d’Etat africains, les Stratégies de croissance accélérée et les Stratégies de lutte contre la pauvreté, expressions à la mode, sans contenu réel et souvent détournées de leur sens premier.

Du système économique jusqu’ici adopté émergent quatre domaines fondamentaux :

− la promotion des cultures de rente, l’arachide notamment dont on ne peut dissocier la dépendance au riz brisé importé, duo infernal qui a rendu improductifs tous les efforts pour l’autosuffisance alimentaire ;

− le franc CFA dont l’appellation à l’évidence dérange, et dont la conservation dans le cadre de l’UEMOA et le rattachement au Franc français, puis à l’Euro, rend bancale notre politique conjoncturelle en la limitant à la seule politique budgétaire dans un monde ou dominent les problèmes monétaires, via la lourde dette des Etats européens, des Etats-Unis et la crise financière ;

− le maintien des nationaux en dehors de la gestion des secteurs stratégiques : télécommunications, eau, énergie, ports, aéroports et grande distribution ;

− la concentration de toutes les activités à Dakar, lieu principal des investissements publics ces douze dernières années, preuve d’une absence totale d’une politique rationnelle d’aménagement du territoire.

Il nous faut définir un nouveau cadre d’intervention assis sur la destruction des fondamentaux du passé pour rendre nos bases plus solides et plus productives au sens de la « destruction créatrice » de Schumpeter :

− priorité à l’agriculture, notamment à l’agriculture vivrière qui a toujours constitué la base et le point de départ de tous les progrès économiques et sociaux, à l’élevage, la pêche tout en respectant les principes de la bio-économie et la protection de l’environnement ;

− adoption d’une monnaie propre qui devra certainement être commune aux pays membres de l’Uemoa, à nos voisins immédiats voire à la Cedeao au sein de laquelle les études sont avancées ;

− promotion du secteur informel : est-il conforme à la rationalité économique, voire au simple bon sens, de qualifier d’informel un secteur qui représente 40% du Pib et 95% des emplois créés ? N’est ce pas l’Etat qui est informel par rapport à son environnement social et économique, à un secteur qui mérite qu’un grand ministère se penche sur sa composition, sa taille, son organisation, son financement pour l’élaboration d’une politique de développement adéquate ?

Le temps presse et le monde est en crise et en pleine mutation. De moins en moins nous pourrons compter, comme nous avons été formatés à le faire, sur l’aide extérieure et que d’autres viennent relever à notre place nos propres défis ? Selon Jacques Attali, « l’Occident est devenu le fantôme de lui-même et, de plus en plus, géopolitique, diplomatie, dette publique et dette extérieure se mêlent et s’imbriquent » :

− les flux d’IDE, investissement direct étranger, diminuent et la croissance mondiale se ralentit ;

− les déficits budgétaires s’aggravent et la dette publique est en hausse ;

− trente millions d’emplois ont été perdus dans le monde en 2007-2009 et l’aide publique au développement se rétrécit

L’intérêt des Etats et les égoïsmes vont s’exacerber dans les relations internationales. La France amie, notre partenaire privilégiée avec qui les liens sont anciens et solides n’échappe pas à ce mouvement : huit millions de Français vivent au dessous du seuil de pauvreté, et presque trois millions sont sans emploi, le taux de chômage ayant atteint 9% et son déficit public est de 10% PIB, le débat y est lancé pour la définition au sein de l’Europe d’un nouveau modèle économique.

Le Sénégal ne peut échapper à la remise en question de son système économique. Il ne pourra pas maintenir les schémas actuels. Il lui faudra inventer un nouveau cadre alternatif tant les menaces sont grandes. Parmi celles-ci le pétrole dont les coûts risquent d’exploser dans un avenir proche face aux besoins de l’Inde et de la Chine poussant certains spécialistes à anticiper déjà les risques de stratégies de guerre coloniale, les réserves en Europe risquant d’être bientôt épuisées.

Au plan interne, les faits économiques sont formels : les secteurs traditionnels qui tiraient l’économie ont perdu leur leadership au profit d’autres grappes comme les télécommunications qui affichent un taux de croissance de 15,5% en 2001-2010 et 18,8% de contribution au PIB, les nouvelles technologies, les constructions et les services aux entreprises, surtout qu’il est admis que les projets tertiaires et les services, domaines dans lesquels le Sénégal possède des avantages comparatifs vont dominer l’investissement dans le futur. Il nous faudra visiter notre politique de décentralisation et de déconcentration en plaçant l’économique au dessus de l’administratif et du politique. Doit-on conserver les Gouverneurs de région dans leur appellation et leurs missions actuelles ? Faut-il continuer à refuser aux régions toutes compétences dans la fiscalité locale ?

Au plan externe, la politique d’intégration régionale n’a de chances de succès que si elle intègre nos voisins immédiats : Gambie, Guinée Bissau, Guinée, Mali et Mauritanie. L’Omvs et l’Omvg constituent de riches réceptacles pour la construction d’une union économique. Il faudra aussi mettre en place un minimum de protectionnisme intelligent et la promotion à grande envergure du « Consommer Sénégal ». Professeur Maktar Diouf le dit avec beaucoup de pertinence : « Aucun pays d’Amérique ou d’Europe n’a développé son industrie sans une forte protection douanière ».

Enfin le Sénégal doit s’approprier les normes universelles de démocratie et de bonne gouvernance. Les conclusions des Assises nationales sont suffisamment pertinentes et consensuelles pour fonder nos principes de gestion, dont le premier sera de placer la Personne humaine au début et à la fin de toute stratégie de développement afin de lui garantir un cadre de vie sain, l’accès à l’éducation et à la santé, à l’emploi, à la sécurité et à la paix sociale.

En conclusion, il ressort très nettement de l’exploration des rouages de l’économie sénégalaise de 1961 à 2010 que la récolte n’a pas été riche et stimulante. Le constat amer est sans appel. Le système économique jusqu’ici mis en application n’est ni efficace, ni efficient, ni pertinent. Il n’est pas efficace parce qu’il n’a pas atteint les objectifs visant à améliorer le niveau de vie de la majorité des populations. Il n’est pas efficient puisqu’au regard des fonds investis, impôts, emprunts, les résultats n’ont pas été à la hauteur. Il n’est pas pertinent parce que importé et en déphasage avec nos moyens, nos capacités et notre organisation sociale.

Face au futur il y a deux attitudes. L’une condamnable qui est de considérer que nous allons maintenir indéfiniment le confort de l’inertie, un modèle obsolète, des méthodes, attitudes et pratiques d’un autre temps. L’autre est de tenir compte des faits annonciateurs de grands bouleversements obligeant à éliminer la résistance aux changements et la peur des nouveautés, pour s’imposer de nouvelles normes de pensée, d’action et de comportement. Ne pas se remettre en cause c’est s’exposer au désastre et condamner les générations futures. Il faut de façon urgente et impérative, avec la participation de tous les fils du pays adopter un nouveau modèle de développement humain durable. C’est le Plaidoyer.

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** El Hadji Malick Sy «Souris» est ancien ministre sénégalais,

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