Le Dr King était un homme, "le rêveur" un zombie

Le discours de King "I have a dream" n’a été présenté comme le moment culminant de sa carrière qu’après sa mort. Ceux qui ont consacré cette phrase sont les mêmes que les grands patrons des corporations de média qui l’ont d’abord porté aux nues, puis sali et calomnié durant la dernière année de sa vie. "Le rêveur" est aussi leur construction.

Je suis trop jeune pour avoir des souvenirs de la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté, de mars 1963. J’avais douze ans et j’avais les préoccupations que l’on peut avoir à 12 ans. Mais lorsque Dr King a été assassiné à Memphis, j’étais au lycée et étais un militant politique convaincu dans ces cercles qui à la fois respectaient et critiquaient Dr King.

A l’automne 1967, j’aidais à organiser les lycéens noirs à Chicago. Des vétérans de Sncc, qui revenaient du sud, nous ont présentés à d’anciens soldats et des Marines qui revenaient tout juste du Vietnam.

Ces vétérans nous ont raconté des histoires épouvantables de tueries indiscriminées et d’atrocités pour lesquelles ils portaient leur part de culpabilité, ne serait-ce que pour ne s’être pas interposés. Là-bas, dans la boue et la puanteur, la peur et les tueries, ils n’avaient que peu de choix et aucun bon choix. Ils avaient un argument. Après tout, comment peut-on s’interposer face à une bande d’hommes lourdement armés, au milieu d’une vague de tueries, des hommes avec qui vous allez vivre ces prochains quelques mois, si tant est que vous survivez ?

Ils nous ont aussi dit qu’en dépit de la férocité de l’attaque américaine au Vietnam, Oncle Sam semblait perdre la guerre. Ils nous ont dit que lors de plusieurs confrontations, pour lesquelles les médias ont prétendu que "les pertes étaient entre légères et modérées», près d’un tiers des unités étaient blessées ou tuées. Ils nous ont dit que parfois, dans la nuit, ils pouvaient entendre des Vietcongs leur crier en anglais "Homme noir, pourquoi combattez-vous ici plutôt que chez vous ?" et bien d’autres choses.

Ils ont enduré, ils ont survécu et ils sont rentrés pour nous raconter ces histoires à nous, qui n’avions que deux ans de moins qu’eux, afin que, à la différence d’eux-mêmes, nous puissions procéder à un choix moral et responsable de ce côté de l’océan, sans uniforme et pas au péril de nos vies. Durant l’automne 1967, nous avons emmené ces vétérans de lycée en lycée pour qu’ils racontent leur histoire aux centaines de lycéens noirs au sud et à l’ouest de Chicago.

Lorsque, en janvier 1968, prenant le Pentagone par surprise, les Vietnamiens ont soulevé tout leur pays à l’occasion de la fête du Têt, qui marque le nouvel an selon le calendrier lunaire, lorsqu’ils ont pris chaque capitale provinciale et les premiers étages de l’ambassade américaine, les propos des vétérans se sont avérés et Dr King, gravement dénigré, avait raison lui aussi.

Je me souviens d’avoir festoyé la nuit où le président Johnson, politiquement épuisé par la guerre, a annoncé qu’il ne se représenterait pas à la présidentielle à venir. Lorsque Dr King a été assassiné la semaine suivante, j’avais prêté une grande attention à sa carrière et à sa signification depuis déjà deux ans.

Je me souviens que lorsque j’ai, pour la première fois, remarqué Dr King, l’establishment des médias ainsi que de nombreux Blancs, ont représenté l’homme comme un saint vivant, l’incarnation de la conscience morale faite action politique. Puis, au printemps 1967, Dr King a condamné sans équivoque la guerre du Vietnam comme étant injuste et immorale. Il a dit que le gouvernement américain était le plus grand fournisseur de violence sur terre et a prédit que si rien ne s’améliorait nous marcherions interminablement pour empêcher de futures guerres impériales, meurtrières et injustes ailleurs dans le monde.
Dans les quatre décennies écoulées depuis lors, je n’ai jamais vu l’équivalent du virage à 180° de l’establishment médiatique à l’égard du Dr King. Du jour au lendemain le chœur de louanges et d’approbation s’est transformé en un torrent médiatique d’insultes et de calomnies. Il a été accusé d’arrogance, d’ingratitude, de trahison et de tromperie, qu’il était un agent hypocrite des communistes, etc. Au moment de sa mort, il a était une des personnes les plus vilipendées et détestées de la nation.

Lorsque King a été assassiné, des soulèvements civils ont eu lieu dans nombres de villes américaines et les fabricants de mythes de l’establishment ont fait un nouveau virage à 180°. Pendant que la fumée s’élevait au-dessus des villes en feu, on entendait les premières références à King, non comme un champion de justice économique, comme une voix morale contre le militarisme et l’empire, ni comme un combattant pour un revenu minimum pour tous, mais comme un "rêveur". Des représentants des médias ont commencé à nous informer sur "le rêve de Dr King" - quelque chose dont personne n’avait jamais entendu parler auparavant - comme un point de référence pour nos luttes passées, nos difficultés actuelles et notre programme futur. Ainsi, comme le souligne Gary Younge dans son récent livre, un nouveau Dr King a été construit. Ce nouveau Dr King ne contestait pas la pauvreté. Mais il avait un rêve.

Ce nouveau Dr King a arrêté de se demander, comme le faisait le King vivant, pourquoi les gens devraient payer des factures pour de l’eau, compte tenu que le monde est fait de deux tiers d’eau. Ceci dit, il avait un rêve. Ce nouveau Dr King n’a plus jamais fait mention des droits des travailleurs noirs à former des syndicats et à négocier pour leur dignité et leurs moyens de subsistance. Mais ce nouveau personnage avait un rêve.

Le Rêveur, comme nous le connaissons aujourd’hui, a peu de ressemblance avec l’homme assassiné en 1968. Le Rêveur a été constitué d’un bloc par les mêmes puissantes institutions médiatiques qui ont porté King aux nues en 1965 et 66, qui l’ont vilipendé et calomnié en 67 et 68 et en ont fait un saint fort utile après sa mort. King n’a pas atteint l’âge de 40 ans et donc le Rêveur a déjà vécu plus longtemps que l’homme et a été beaucoup plus utile aux puissants. Ce n’est pas par erreur qu’un unique discours de 1963 a été choisi par l’establishment pour la commémoration du travail de l’homme et pour l’anéantir.

Etant mort, King ne peut objecter à ce que l’œuvre de sa vie soit résumée comme "un rêve". Le rêveur ne mettra jamais en cause l’intégrité d’Eric Holder, le premier procureur général noir, qui lutte pour maintenir les Noirs en prison sous l’ancien régime des peines de 100 contre 1, crack versus cocaïne, après l’entrée en vigueur d’une loi réduisant les pénalités, et qui est complice de l’emprisonnement injustifié, sur la base de preuves illégalement obtenues, d’innombrables accusés noirs.

Les propos du Rêveur ne nous remettront pas en mémoire que les redoutables prédictions de Dr King vivant, que nous aurions à manifester interminablement pour nous opposer aux guerres, se sont avérées ou que 45 après sa mort les Etats-Unis sont toujours les plus grands pourvoyeurs de violence dans le monde d’aujourd’hui. Et il ne peut certainement pas élever une voix prophétique pour confronter le premier président noir qui tue des nourrissons noirs et bruns en Somalie, au Pakistan, et Dieu sait où ailleurs, avec des missiles de croisière, ou le premier président noir qui poursuit en justice pour espionnage des employés du gouvernement qui disent la vérité.

"Le Rêveur" ne mettra pas en cause le président noir qui a endossé les agendas bipartisans qui consistent à privatiser l’instruction publique, procéder à des coupes sombres dans la sécurité sociale, ce président qui, le pouvoir conquis, a oublié ses propres promesse d’augmenter le salaire minimum, de permettre l’organisation de syndicats, de fournir des soins de santé aux personnes seules (sans employeur : Ndlt) et d’abolir le Patriot Act.

Le Rêveur ne peut contester la notion tordue d’Obama selon laquelle les pauvres ont inhibé le "mouvement" en utilisant le racisme comme excuse "pour renoncer pour eux-mêmes" Le Rêveur ne peut mettre en cause la dépendance croissante de l’administration d’Obama à la surveillance universelle ou au sauvetage de Wall Street.

Cette semaine passée en commémoration du "Rêveur" est une excellente façon d’oublier le véritable passé, d’ignorer le réel présent et d’éviter la responsabilité du futur. C’est une magnifique excuse pour assembler les grandes stars et les célébrités et les politiciens pour prétendre que l’élévation et la proéminence de la classe politique noire étaient l’aboutissement préordonné du Freedom Movement historique dans lequel le véritable Dr King a vécu, travaillé et trépassé. C’est une bonne façon de nous détourner du fait que leur propre carrière mise à part, la classe politique noire, jusqu’au président compris, n’ont réalisé que peu de chose en matière de victoires significatives pour notre peuple au cours des quatre dernières décennies.

Pour moi, une des leçons de la carrière du Dr King et celle du "Rêveur", né après que l’homme en chair et en os ait été assassiné, est la volonté des médias de l’establishment de réécrire l’histoire au moment même où elle se déroule, afin d’atténuer la conscience populaire, pour effacer d’anciens péchés, pour voiler et limiter notre vision d’un monde meilleur que nous savons possible. Le Rêveur est un zombie, immortalisé par un monument payé par Wal-Mart, Boeing, la Bank of America, British Petroleum et autres multinationales criminelles. Ceux avec qui je marchais il y a quatre décennies, et avec qui je marche aujourd’hui, étaient en désaccord avec Dr King, mais nous l’admirions. Mais le "Rêveur " ne nous intéressait pas particulièrement

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** Bruce A. Dixon est directeur exécutif à Black Agenda Report où cet article a d’abord été publié. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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