La Côte d’Ivoire malade de son Etat

Depuis quatre années, la Côte d'Ivoire souffre terriblement de son Etat. La Côte d'Ivoire est comparable à une organisation ou, du moins, un groupe qui a atteint des résultats remarquables (croissance économique et rayonnement international) par la seule volonté de son leader, en l'occurrence le président Félix Houphouet-Boigny, sans avoir atteint la maturité. Alors, et si le problème ivoirien était principalement la difficile entrée du pays dans la modernité politique et sociale, par la maturité? La question fondamentale pourrait-être : comment construire une société ivoirienne moderne fondée sur la citoyenneté, au-delà des multiples sociétés traditionnelles ou holistes, sociétés de base, pour finalement intégrer, avec des atouts réels, la Communauté internationale ?

Par ailleurs, la Côte d'Ivoire connaît aujourd'hui des difficultés d'adaptation à l'évolution du monde parce qu'elle a malencontreusement procédé à un regrettable saut de génération. En effet, toute une génération, constituée de quinquagénaires, qui assure aujourd'hui la production nationale, a fait l'objet d'un "zapping politique". Le rétablissement de cette nécessaire évolution harmonieuse, pour l'équilibre de notre société, s'impose vivement, dans l'intérêt du pays et surtout de la jeunesse qui a besoin d'être préparée pour l'avenir.

Au demeurant, sans tirer les leçons du passé, par une sorte de perpétuel retour en arrière, les attitudes et comportements qui alimentent la frustration des faibles sont à la source des violences qui déchirent le pays. Le risque belligène (de guerre), en effet, tient en la trop grande inégalité entre les individus et entre les régions, à une crise d'allocation des ressources, du fait de l'appropriation privée de l'Etat et de la corruption.

Pour y remédier, il apparaît impérieux de promouvoir un Etat raisonné et régulateur.

L'Etat raisonné est en Etat serein, stratège, planificateur et évaluateur. L'Etat régulateur est un Etat acteur central de la vie nationale, arbitre juste et impartial pour l'intégrité du jeu (politique, économique et social) par le respect des règles, principes et valeurs.

L'Etat doit promouvoir la transparence institutionnelle et la nécessite de rendre compte, avec à l'esprit, travailler constamment à la paix civile, pour construire la démocratie.

La démocratie, ce n'est ni le chaos ni l'anarchie, mais la liberté organisée et encadrée par des institutions porteuses de l'intérêt général. La principale vertu que les Grecs reconnaissaient à la démocratie était celle de la pédagogie. Il y a donc lieu d'apprendre, de s'éduquer, se former utilement.

Il s'agit donc d'épouser résolument "l'esprit d'Athena", déesse grecque de la sagesse, de la science et des arts.

En effet, Athéna mit fin au cycle de violences collectives, en son temps, en créant la "polis", la communauté politique, source de justice et de protection. Celle-ci est considérée comme un lieu de vie et d'appartenance où les individus et les groupes ont la possibilité de se réaliser en fonction de leurs talents et de leurs mérites. Cette organisation consiste en une sorte de "foyer civique" qu'il appartient aux responsables publics d'entretenir, en tant que gardiens de l'intérêt commun et en servant de modèles el leurs concitoyens. (Cf. Patrick DOLE, intégrité morale et vie publique, Nouveaux Horizons).

Les responsables publics, ainsi, doivent apprendre à être sobres dans leur vie personnelle afin de donner à l'Etat les moyens de son efficacité et de sa solennité somme toute nécessaire à l'exercice du pouvoir et de l'autorité. Le général De Gaulle, alors Président de la République française, recevait les hôtes de marque de la France avec faste, sous les lambris dorés des palais nationaux parce que, disait-il, il s'agissait de la grandeur nationale. Cependant, il ne disposait pour lui-même, que d'une modeste résidence, La Boisserie, à Colombey-les-Deux-églises, dans la Haute Marne.

Manifestement, il importe de faire la démarcation entre la personne et la fonction, au lieu d'entretenir constamment la confusion, source d'altération de la conscience dans le comportement face au bien public, bien commun. En cela, la formation revêt une dimension cruciale. Si les institutions de l'Etat ne sont pas animées, principalement, par des fonctionnaires, ceux et celles qui ont été formés à la gestion de l'Etat, le résultat est connu d'avance: l'échec.

La désadministration qui se manifeste au cœur de l'Etat constitue réellement un danger pour l'équilibre de la République. Reconnaissons ensemble, et en toute humilité, que l'intrusion intempestive des partis et forces politiques a conduit l'Etat dans un tunnel dont il peine à voir le bout. L'éthique républicaine commande que l'Etat, l'Etat de droit, soit soumis à la loi (légalité), à l'exigence d'efficacité (résultats) et de transparence, (légitimité), avec des agents dûment formés donc qualifiés, imprégnés de l'esprit du service public (neutralité et probité).

A cet égard, Me Bernard G. Takoré, dans un article publié par Fraternité Matin des 10 et 1l novembre 2007, a écrit avec justesse : " La bataille féroce que se sont livrés les partis politiques ivoiriens pour le contrôle de certaines sociétés d'Etat, démontre bien que le souci de transparence dans les affaires publiques n'était pas le but poursuivi". Triste constat, révélateur d'une nation sans idéal ni repères, qui n'est pas encore parvenue à faire le deuil de la disparition du père! Alors, quand va-t-on enfin comprendre que le service de l'Etat a plus besoin de méritants que de militants?

Aussi apparaît-il urgent et impérieux que les graves soupçons qui pèsent lourdement sur les concours d'entrée à l'ENA (Ecole nationale d'administration), et les autres concours publics nationaux, puissent être levés rapidement. Ce serait un acte de salubrité publique, pour enfin rassurer ces nombreux jeunes dans la détresse, qui commencent à douter et à désespérer sérieusement de notre Etat, pourtant garant de l'égalité des chances et de la sélection par le mérite.

On peut certes gouverner avec des amis, mais on doit administrer et gérer avec des compétences. La politique est la contingence et l'administration la permanence. L'administration est à la politique ce que le ciel est au nuage: elle demeure tandis que l'autre passe. Les administrateurs sont les gestionnaires du temps long de la nation.

Un Etat qui méprise ses serviteurs est voué à l'amateurisme, l'affaiblissement et la faillite. La décomposition de l'Etat est à la base de la crise de la nation et de la société, avec un risque potentiel inquiétant de vassalisation du pays, par la faute des partis politiques.

Les partis politiques ont une grande responsabilité dans la fondation des citoyens, et au-delà, l'équilibre de la nation. C'est pourquoi, la recherche de l'efficacité, pour l'intérêt national, devra conduire à la mise en place d'un Fonds destiné à l'équipement des sièges des partis (renforcement technologique) et à la fondation des responsables et des militants, la participation à des rencontres internationales, la création d'un centre de documentation politique, etc. C'est de la sorte que l'on pourrait rendre un grand service au pays, en créant les conditions de la promotion de partis politiques engagés dans la construction d'une société politique moderne, pour assurer la vitalité démocratique nationale.

Nous vivons tristement depuis des années dans une société sans débats.

Peut-on prétendre bâtir sans penser? L'assèchement intellectuel auquel on a abouti, par la recherche effrénée et désordonnée du gain, n'a pu entraîner qu'une désertification morale, source de la vulnérabilité des institutions et de la nation.

La faible valeur des efforts de réflexion sur l'Etat ne peut qu'être préjudiciable à l'efficacité de l'action publique et conduire à l'infantilisation des populations ainsi qu'a la régression de la société. Aussi est-il urgent de créer un Centre de recherche et d'action pour l'amélioration des performances de l'Etat.

Finalement, on doit se résoudre à penser qu'il n'y a pas de pays sous-développés, mais des pays non structurés et mal organisés, en raison de la patrimonialisation de l'Etat qui, pourtant, doit être au service de tous. La paix définitive en Côte d'Ivoire ne reviendra que par l'effectivité d'un Etat impartial, au-dessus de tout soupçon, gage de la confiance entre les pouvoirs publics et les citoyens.

Si nous voulons que la communauté internationale nous considère et nous respecte, il faut commencer par inspirer confiance et être plus crédibles dans nos engagements et nos actes.

Pour sauver la Côte d'Ivoire, il faudrait marquer une rupture et faire de ce pays un vaste chantier d'éducation nationale, véritablement une formation à la citoyenneté, à la bonne gouvernance et à l'éthique sociale. Programme titanesque ! Utopie? Tout est possible, avec la volonté et la bonne foi. C'est une ardente obligation, un devoir à la fois patriotique, républicain, national et humanitaire.
Janvier 2008.

* Pierre Ayoun N’Dah est administrateur civil. Docteur en Droit Auteur de l'ouvrage " Moderniser l'Etat Africain " Editions du CERAP.

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* Dans sa version complète, ce texte est parue dans Fraternité matin du 14 mars 2008