Les faux-fuyant de la presse française à propos de l’Afrique
Le problème de certains journalistes français, lorsqu’ils abordent les relations entre leur pays et l’Afrique, est de savoir dans quel (s) sens orienter leurs articles et comment dire les choses pour atteindre ces objectifs qui sont à la fois d’informer sur une réalité et fournir des renseignements qui permettront aux politiques de leur pays de se faire une idée de ce que les Africains attendent d’eux, surtout que maintenant les Chinois sont apparemment en train de prendre leur place en Afrique et dans le cœur des Africains. En même temps, il s’agit, pour ces journalistes, d’influencer et de manipuler une certaine opinion africaine que l’on tente encore de regagner à la sympathie française.
Tout le monde sait que les notions de neutralité et d’objectivité parfaites des journalistes relèvent de la pure utopie. Je prendrai l’exemple d’un reportage du journaliste du « Monde », M. Philippe Bernard à Yaoundé et Douala, publié le 3 juin 2008. Le titre en est : «Les jeunes Camerounais déçus par une France timorée sur les Droits de l'homme en Afrique». On s’aperçoit bien vite, à la lecture de l’article, que les sentiments que M. Bernard décrit vont bien au-delà de la simple déception et qu’il ne s’agit pas seulement de l’attitude de la France face au respect ou plutôt au non-respect des droits de l’Homme en Afrique. Les termes récurrents qui décrivent ces sentiments, termes auxquels le journaliste du « Monde » ne résiste pas sont : dépit, procès, réquisitoire, griefs ordonnés, aigreur, hostilité antifrançaise, colère, attaque, rogne, animosité, les jeunes Camerounais enragent, etc. Tous ces sentiments et attitudes sont nourris et tournés contre la France, bien sûr.
Je ne peux croire que l’article de M. Bernard soit hors sujet. Plus grave, ce qui frise la contradiction, c’est que, oubliant peut-être son titre, il ait écrit dans le même article : «Mais c'est dans le domaine économique, ultrasensible pour une jeunesse massivement condamnée au chômage, que l'aigreur est la plus marquée...» L’information est certainement juste. Les Français, à qui elle est destinée, ne manqueront pas de la remarquer et de changer d’attitude : il n’y est pas seulement question d’exploitation économique, mais il est question aussi de rapports entre Français et Camerounais. Les premiers se comportant comme s’ils étaient encore dans leur colonie ; les seconds, frustrés, ne supportant pas le rang auquel ils sont réduits. Si l’on devait parler de Droits de l’homme sur ce plan, les violations seraient alors du côté, non pas des autorités camerounaises contre lesquelles, bien sûr, les citoyens ont bien des raisons de se plaindre, mais du côté des Français installés au Cameroun, même si c’est un pouvoir camerounais corrompu qui favorise cet état de choses. M. Bernard le dit sans le dire.
La réalité de ce sentiment antifrançais est là, que l’on veuille le dire ou non : l’idée qu’étant en Afrique, dans un pays indépendant, l’on subisse la loi de la France et des Français, n’est pas plus supportable au Cameroun qu’au Togo, au Sénégal ou ailleurs. Le soutien apporté par la France officielle aux dictateurs (si elle ne les a pas simplement installés au pouvoir), les interventions des chefs d’Etat français, qui se sont succédé à l’Elysée, de l’armée française dans les anciennes colonies, nourrissent ce sentiment. Et tôt ou tard, si les Français veulent vraiment regagner la confiance et la sympathie des Africains, ils doivent accepter que l’on discute de ces questions à tête reposée.
Mais, voilà, comme toujours, certains Français ont besoin d’un faux-fuyant, mieux, de justifier leur comportement. Et il leur semble facile d’aller dénicher leurs justifications là où ils le peuvent et de les diffuser grâce à leurs médias qui écrasent par leur puissance ceux dont disposent les Africains. C’est à ce réseau de rhétorique qu’appartiennent les propos du genre : De façon inattendue, Nicolas Sarkozy a plutôt bonne presse parmi ces jeunes en rogne contre la France. Ils sont nombreux à le créditer d'une énergie inépuisable dont il ne peut sortir que du bien. «Il a demandé aux Africains de se prendre en main. Mais certains trouvent plus commode d'accuser la France», affirme une étudiante.
«Ils sont nombreux... Et combien sont-ils ?»
Combien de jeunes Camerounais M. Bernard a-t-il interrogés au cours de son reportage ? Déjà un sondage d’opinion chiffré est bien loin d’être parole d’évangile. Quelle valeur peut-on alors donner à ce «nombreux» ? Pour écrire ce «nombreux», il n’est pas besoin de faire une enquête, il n’est pas besoin d’aller au Cameroun, il n’est même pas besoin d’être journaliste. On ne peut pas, pour tenter de comprendre ce reportage et ses motivations, ne pas se souvenir que ce M. Bernard s’était livré à un commentaire sur «L’Afrique répond à Sarkozy», l’ouvrage collectif des intellectuels africains qui ont critiqué le discours de Sarkozy à Dakar.
Le moins qu’on puisse dire est qu’il s’agissait beaucoup plus de dénigrer l’ouvrage et ses auteurs que d’en faire une véritable critique. Cela, bien sûr, est facile. Aux yeux de M. Bernard, ce n’était qu’un «étalage souvent atterrant d'absurdités, d'approximations et de conformisme intellectuel..., outrance grandiloquente...et délire» [Des intellectuels africains en colère“ par Philippe Bernard, Le Monde du 28 février 2008]. Il faut tout de même avouer que lorsqu’on parle en ces termes du travail de vingt trois intellectuels, on est bien loin de la critique crédible (celle que l’on enseigne même dans les écoles françaises) et l’on tombe dans le véritable «délire»... Parmi les auteurs de l’ouvrage, un seul avait trouvé grâce aux yeux de M. Bernard, celui qui «voit dans la provocation de M. Sarkozy une invitation à construire une politique de l'universel-concret que "nulle“ (sic) autre que la France n'est mieux placée (...) pour inspirer».
La France, même si elle n’est pas le centre du monde est en tout cas le passage obligé de l’Afrique vers le développement, ou même le bonheur, selon M. Bernard!
Il fallait donc que M. Bernard ait la confirmation, du moins à ses propres yeux, de ce qu’il avait avancé, et qu’il puisse, à cette nouvelle étape de son cheminement, proclamer que le discours de Sarkozy avait atteint son but, malgré les protestations qui se sont élevées ça et là. Et qui sait si la véritable mission de son voyage au Cameroun n’était pas juste dans la suite logique de celui de Sarkozy en juillet 2007 ? Ce qu’il oublie, c’est qu’«ils sont nombreux» aussi les Africains qui sont au courant de l’actualité en France et qui pourraient se demander quel est le bien que les Français tirent depuis plus d’un an de l’énergie débordante de Sarkozy. Serait-ce l’ennui, comme l’exprime un numéro du Canard Enchaîné qui «célèbre» ce « bien » en termes de «Premier Ennuiversaire» ?
Au fond, dans le reportage de M. Bernard, tout est dans ce «contre toute attente» qui ne trompe que qui veut être trompé, qui n’apporte d’illusions qu’à celui qui veut être bercé d’illusions. Il exprime au moins le doute chez ceux qui ont rédigé et prononcé le discours du 26 juillet 2007 et chez ceux qui tentent de le défendre, même si Guaino [1] clame haut et fort qu’il «l’assume ligne à ligne, mot à mot, à la virgule près.» S’il était si sûr, aurait-il eu besoin de le crier sur tous les toits ? Et si on était si convaincu à l’Elysée, pourquoi n’est-ce pas Sarkozy lui-même qui réclame la paternité de son discours, puisque c’est lui qui l’avait prononcé ? Si les deux hommes étaient si tranquilles après le tollé que le discours avait provoqué dans la presse sénégalaise surtout, pourquoi ne se taisaient-ils pas simplement après le 26 juillet 2007 ? Et, M. Bernard lui-même n’avait-il pas alors écrit, comme s’il craignait la chose, «Le faux pas africain de Sarkozy» ? [2]
Nul ne peut nier que politiciens et hommes de médias français sont préoccupés de connaître l’état de l’image du président en Afrique et je doute fort que les vrais résultats d’une enquête commandée sur ce sujet soient publiés dans un journal comme Le Monde, qui a par ailleurs refusé de publier le droit de réponse des auteurs de «L’Afrique répond à Sarkozy». Cette fameuse étudiante camerounaise (sans nom dans le reportage) dont M. Bernard fait le porte-parole de Sarkozy ou qui, en tout cas, se livre à une si laborieuse explication de texte du discours de Dakar, si elle existe, cette étudiante, poursuit parfaitement le boulot entrepris par le journaliste.
«Paris éternelle (sic) responsable ?», se demande ou nous demande M. Bernard. Et il donne la parole à un député camerounais pour répondre : «Voilà une rhétorique du passé dont il est difficile de se passer, tranche Jean-Jacques Ekindi, député de l'opposition. Le véritable problème du Cameroun, ce sont les Camerounais.» Qui dit le contraire ? Seulement, je compléterai le jugement du député camerounais par ceci, dans le cadre des relations entre la France et l’Afrique : maladie éternelle de certains Français (pas tous pour ne pas faire de l’anthropologie à la Guaino [3]) qui n’arrivent pas à se défaire de cette prétention à être servis et suivis partout en Afrique comme les maîtres, comme les donneurs d’ordres et de leçons : voilà un type de comportement du passé dont il faut guérir.
Le véritable problème des Français en Afrique et face aux Africains, ce sont les Français eux-mêmes. M. Bernard devrait d’ailleurs être d’accord avec moi sur ce point, puisqu’il nous fournit un précieux témoignage de certains Camerounais sur ce genre de comportement : «Le réquisitoire est récurrent. Les Français exploitent notre port, notre bois, nos bananes. Ils se réservent les postes de direction... Ils donnent des ordres, mais ne vont jamais sur le terrain, ils ne construisent rien de visible.»
Tout le contraire des vertus prêtées aux «partenaires» chinois... «Je comprends que dans une situation économique pénible, le chômage soit la raison première de l’aigreur de la jeunesse. Ce qu’il m’est difficile de comprendre, c’est que M. Bernard lie les griefs des jeunes Camerounais contre les Français au problème du chômage. Cela relève peut-être de la haute psychologie, sinon, ces Camerounais auraient été plutôt contents de voir des expatriés, Français, Chinois ou Américains, créer des emplois dans leur pays, si toutefois les choses se passaient dans le respect des uns et des autres, le respect des intérêts de toutes les parties. La comparaison avec les Chinois à qui les Camerounais prêtent des vertus (imaginaires, peut-être) n'intervient que parce que les Français semblent ignorer ou oublier ces vertus, pour la simple raison qu’ils se sentent en Afrique comme en pays conquis».
Sans le savoir, peut-être, M. Bernard, qui n’avait pas hésité à prononcer un jugement d’autorité sur l’ouvrage de 23 penseurs et scientifiques africains (c’est son droit), est parfaitement susceptible d’être rangé dans cette catégorie de Français jouissant du fait qu’ils viennent de Paris et lui, encore plus, en qualité de journaliste du Monde. C’est lui-même qui nous le dit : «Nul besoin d'orienter la conversation sur l'image de la France au Cameroun. La présence d'un journaliste blanc suffit à la déclencher, quitte, parfois, à forcer le trait...» Et lui, M. Bernard n’a même pas besoin de forcer la vérité qu’il détient exclusivement, puisqu’il vient de Paris et est journaliste au « Monde ».
Que personne donc parmi les Camerounais qu’il aurait interviewés, ceux qu’il aurait cités ou simplement les lecteurs de son reportage ne s’avise de lui envoyer un droit de réponse : il ne le publiera pas. Là aussi, c’est son droit. Je ne formule donc pas de jugement de valeur, mais je laisse le lecteur juger lui-même des dimensions réelles de l’esprit de M. Bernard, de ses outils intellectuels pour faire de la critique et même pour faire du journalisme (même si l’objectivité n’est pas la qualité première qu’on attend de ceux qui exercent ce métier) sur des sujets sensibles, telles que les relations entre la France et l’Afrique. Et, ne sont-ils pas «nombreux» ces journalistes, ces reporters de la taille de M. Bernard que les grands journaux, les puissants médias de l’Occident chargent de traiter des sujets concernant l’Afrique ?
Le reportage de M. Bernard est le symbole même de la gêne et de la confusion que l’on doit ressentir en tant que Français face à l’Afrique. Mais, comme toujours, maladie incurable oblige, on prendra les précautions pour que cette gêne ne soit pas perçue et surtout exploitée par des Africains qui seraient à l’affût d’arguments pour conclure qu’ils ont raison de critiquer la politique africaine de la France et tout particulièrement celle de Sarkozy. Il faut bien que l’image de marque du grand président français soit hors d’atteinte, malgré l’image négative de la France que M. Bernard a lui-même décrite dans son reportage au Cameroun. Ce n’est pas un paradoxe, puisque tout est clair, tout se comprend.
Je ne crois pas que M. Bernard croit que lorsque la France interviendra, en gendarme, pour faire respecter les droits de l’Homme en Afrique, elle aura gagné le cœur de la jeunesse africaine, à l’assaut de laquelle Sarkozy semble parti depuis le 26 juillet 2007. Peut-être, ce reportage est-il une suggestion faite aux autorités françaises de lancer leur prochaine offensive en Afrique, dans un domaine où les Chinois ne pourront pas les battre : celui de la condamnation des violations des Droits de l’homme. Mais même dans ce domaine, nous les avons vues à l’œuvre, ces autorités françaises. Nous connaissons bien leurs formules, surtout quand ces violations sont le fait de ceux qu’elles aident elles-mêmes à conquérir et à conserver le pouvoir, avec qui elles sont en complicité sur plusieurs plans. Il ne faut pas trop charger les frêles épaules de Rama Yade d’un poids lourd de plusieurs décennies de colonisation et de pseudo-indépendance.
Le mal est plus compliqué que le titre d’un article dont le développement s’éloigne complètement. Je suis tenté de paraphraser ici un proverbe mina qui exprime bien ce type de situation dans laquelle la France s’est mise en Afrique : le galeux prend des précautions pour ne pas se gratter au vu et au su de tous, mais c’est lui et lui seul que la plaie démange, surtout dans cette partie du corps qu’on ne nomme pas en public.
[1] Guaino est le conseiller de Sarkozy qui a rédigé le discours de Dakar
[2] Le faux pas africain de Sarkozy, par Philippe Bernard, Le Monde du 23 août 2007. Article paru dans l'édition du 24 août 2007
[3] Guaino prétend avoir fait de l’anthropologie en décrivant l’homme africain comme il l’a fait dans le discours
* Sénouvo Agbota Zinsou est un écrivain togolais
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