Pour des initiatives indépendantes des pays du Sud
Samir Amin note que certains pays du Sud s’affirment dans le cadre de la nouvelle mondialisation dominée par l’impérialisme et à s’imposer comme des pays émergents. Mais « émergents » dans quel sens, se demande-t-il à travers cette double interrogation : «Celui de marchés émergents ouverts à l’expansion du capital des oligopoles de la triade impérialiste, ou celui de nations émergentes capables d’imposer une révision sérieuse des termes de la mondialisation en question, de réduire le pouvoir qu’y exercent les oligopoles et de recentrer l’accumulation sur leur propre développement national ?». En parcourant l’évolution de la lutte contre l’impérialisme à travers le monde, Samir Amin constate qu’un défi reste encore entier : celui de « la construction d’un internationalisme, anti-impérialiste des travailleurs et des peuples»
L’expérience historique
La remise en question de la dimension impérialiste du capitalisme est à l’ordre du jour, pour la seconde fois dans l’histoire contemporain. La première fois, au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Dès 1947 la puissance impérialiste dominante de l’époque, les Etats Unis, proclamait le partage du monde en deux sphères, celle du « monde libre » et celle du « totalitarisme communiste ». La réalité que représentait le Tiers Monde était superbement ignorée, celui-ci puisque « non communiste » ; la « liberté » considérée n’étant autre que celle du déploiement du capital, au mépris de la réalité de l’oppression coloniale ou semi coloniale.
L’année suivante, Jdanov, dans son fameux rapport (en fait Staline), qui a été à l’origine de la mise en place du Kominform (forme atténuée de renaissance de la Troisième Internationale), partageait lui aussi le monde en deux sphères : la sphère socialiste (l’URSS et l’Europe de l’Est) et la sphère capitaliste (le reste du monde). Le rapport ignorait les contradictions qui, au sein de la sphère capitaliste, opposent les centres impérialistes aux peuples et nations de périphéries engagées dans des luttes pour leur libération.
La doctrine Jdanov poursuivait un objectif prioritaire : imposer la coexistence pacifique et par ce moyen calmer les ardeurs agressives des Etats Unis et de leurs alliés subalternes européens et japonais. En contre partie, l’Union soviétique accepterait d’adopter un profil bas, s’abstenant de s’ingérer dans les affaires coloniales que les puissances impérialistes concevaient comme leurs affaires intérieures. Les mouvements de libération, y compris la révolution chinoise, n’ont pas été soutenus avec enthousiasme à cette époque, et se sont imposé par eux-mêmes. Mais leur victoire (en particulier évidemment celle de la Chine) apportait des changements dans les rapports de force internationaux. Moscou n’en a pris la mesure qu’après Bandung, ce qui lui permettait, par son soutien aux pays en conflit avec l’impérialisme, de briser son isolement et de devenir un acteur majeur dans les affaires mondiales. D’une certaine manière, il n’est donc pas faux de dire que la transformation majeure dans le système mondial a été le produit de ce premier « éveil du Sud ». Sans lequel, d’ailleurs, on ne peut comprendre l’affirmation ultérieure des nouvelles puissances « émergentes ».
Le rapport Jdanov a été accepté sans réserve par les partis communistes européens et par ceux de l’Amérique latine de l’époque. Par contre il s’est presque immédiatement heurté à des résistances dans les partis communistes d’Asie et du Moyen Orient. Résistances dissimulées dans le langage de l’époque affirmant toujours « l’unité du camp socialiste » rangé derrière l’URSS , mais qui allaient ouvertement prendre corps au fur et à mesure que se développaient les luttes pour la reconquête de l’indépendance, singulièrement après la victoire de la révolution chinoise (1949). L’histoire de la formulation de la théorie alternative qui donnait toute sa place aux initiatives indépendantes des pays d’Asie et d’Afrique, se cristallisant par la suite à Bandung (1955) puis dans la constitution du Mouvement des Non Alignés (à partir de 1960, mouvement qualifié Asie-Afrique plus Cuba), n’a jamais été écrite, à ma connaissance, et se trouve enfouie dans les archives de quelques partis communistes (ceux de Chine, Inde, Indonésie, Egypte, Irak, Iran et peut être quelques autres).
Je puis néanmoins apporter un témoignage personnel concernant cette histoire, ayant eu l’heureuse chance de participer, dès 1950, à l’un des groupes de réflexion concernés associant des communistes égyptiens, irakiens et iraniens, ainsi que de quelques autres. L’information concernant le débat chinois, inspiré par Zhou En Lai, n’a été portée à notre connaissance par le camarade Wang (trait d’union avec la revue Révolution au comité de rédaction de laquelle je participais) que bien plus tard, en 1963. Nous avions des échos du débat indien et de la cassure qu’il avait provoquée, affirmée plus tard par la construction du CPM. Nous savions que les débats au sein du PC indonésien et de celui des Philippines se développaient selon des lignes parallèles.
Cette histoire devra être écrite. Car elle fera comprendre que Bandung n’est pas sorti directement de la tête des dirigeants nationalistes (Nehru et Soekarno en particulier, encore moins Nasser) comme le laissent entendre les écrits contemporains ; mais a été le fruit d’une critique radicale de gauche, conduite à l’époque au sein de partis communistes. La conclusion commune de ces groupes de réflexion se résumait en une phrase : à l’échelle du monde le combat contre l’impérialisme rassemble des forces sociales et politiques dont les victoires sont décisives dans l’ouverture des avancées socialistes possibles dans le monde actuel.
Cette conclusion laissait ouverte la question centrale : qui « dirigera » ces batailles anti-impérialistes ? Pour simplifier : la bourgeoisie (dite alors nationale) que les communistes devraient alors soutenir, ou un front des classes populaires « dirigé » par les communistes et non les bourgeoisies (anti nationales en fait) ? La réponse à cette question est demeurée fluctuante, parfois confuse. En 1945, les partis communistes concernés s’étaient alignés sur la conclusion que Staline avait formulée : les bourgeoisies, partout dans le monde (en Europe alignée sur les Etats Unis comme dans les pays coloniaux et semi-coloniaux – termes de l’époque), ont « jeté aux ordures le drapeau national » (termes de Staline), les communistes sont les seuls donc à pouvoir rassembler un front uni des forces qui refusent la soumission à l’ordre américain impérialiste/capitaliste.
La conclusion rejoignait celle de Mao, formulée en 1941, mais connue (de nous) plus tard seulement lorsque la « Nouvelle Démocratie » a été traduite dans des langues occidentales en 1952. La thèse soutenait que pour la majorité des peuples de la planète, la longue route vers le socialisme ne peut être ouverte que par la conduite d’une « révolution démocratique nationale, populaire, anti féodale et anti-impérialiste (termes de l’époque) dirigée par les communistes ». Et, en pointillé, on lisait : d’autres avancées socialistes ne sont pas à l’ordre du jour ailleurs, c'est-à-dire dans les centres impérialistes. Elles ne pourront se dessiner ici comme possibles qu’après que les peuples des périphéries aient infligé des défaites conséquentes à l’impérialisme.
Le triomphe de la révolution chinoise confortait cette conclusion. Les partis communistes de l’Asie du Sud Est inauguraient en Thaïlande, en Malaisie et aux Philippines en particulier, des guerres de libération inspirées par le modèle vietnamien. Plus tard, en 1964, Che Guevara proposera, dans la même ligne de pensée « un, deux, trois Vietnam ».
Les propositions d’avant-garde d’initiatives des « pays d’Asie et d’Afrique » indépendantes et anti-impérialistes formulées par les groupes de réflexion communistes concernées, ont été précoces et précises. On les retrouvera dans le programme de Bandung et du non alignement dont j’ai fait la présentation ordonnée dans L’éveil du Sud. Ces propositions étaient centrées sur la reconquête nécessaire de la maîtrise des processus d’accumulation (le développement autocentré et déconnecté).
Mais voilà que ces propositions sont adoptées, fut-ce au prix de dilutions considérables dans certains pays, à partir de 1955-1960, par l’ensemble des classes dirigeantes au pouvoir dans les deux continents. Et voilà qu’en même temps les luttes révolutionnaires conduites par les partis communistes en Asie du Sud Est sont toutes défaites (sauf au Viet Nam bien sûr). Alors ? Conclusion qui semblait devoir s’imposer : la « bourgeoisie nationale » n’a pas encore épuisé sa capacité de combat anti-impérialiste. Cette conclusion a été elle-même tirée par l’Union Soviétique qui décidait de soutenir le front des non-alignés, alors que la triade impérialiste leur déclarait la guerre ouverte.
Les communistes des pays concernés se sont alors partagés entre deux tendances et affronté dans des conflits pénibles et souvent confus. Les uns tiraient la conclusion qu’il fallait « soutenir » les pouvoirs en place en conflit avec l’impérialisme, quand bien même ce soutien devait-il rester « critique ». Moscou apportait de l’eau à leur moulin en inventant la thèse de la « voie non capitaliste ». Les autres conservaient l’essentiel de la thèse maoïste selon laquelle seul le front des classes populaires indépendantes de la bourgeoisie pouvait mener à bien le combat contre l’impérialisme. Le conflit entre le PC chinois et l’Union Soviétique, visibles dès 1957, affiché à partir de 1960, confortait bien entendu cette seconde tendance au sein des communistes asiatiques et africains.
Mais voilà qu’à son tour le potentiel de Bandung s’épuise en une quinzaine d’années, rappelant, s’il le fallait, les limites des programmes anti-impérialistes des « bourgeoisies nationales ». Les conditions étaient alors créées pour permettre la contre offensive de l’impérialisme, la re-compradorisation des économies du Sud, voire, pour les plus fragiles, leur recolonisation.
Mais, comme pour faire mentir ce retour imposé par les faits à la thèse de l’impotence définitive et absolue des bourgeoisies nationales – Bandung n’ayant été dans cette vision qu’une « parenthèse passagère » s’inscrivant dans la guerre froide – voilà que certains pays du Sud parviennent, dans le cadre de cette nouvelle mondialisation dominée par l’impérialisme, à s’imposer comme « émergents ». Mais « émergents » dans quel sens : celui de marchés émergents ouverts à l’expansion du capital des oligopoles de la triade impérialiste, ou celui de nations émergentes capables d’imposer une révision sérieuse des termes de la mondialisation en question, de réduire le pouvoir qu’y exercent les oligopoles et de recentrer l’accumulation sur leur propre développement national ? La question du contenu social des pouvoirs en place dans des pays émergents (et dans les autres pays de la périphérie), des perspectives que celui-ci ouvre ou ferme est donc à nouveau à l’ordre du jour du débat incontournable sur ce que sera – ou pourrait être – le monde « après la crise ».
La crise du capitalisme impérialiste tardif des oligopoles généralisés, financiarisés et mondialisés est ouverte. Mais avant même qu’elle n’entre dans la phase nouvelle inaugurée par l’effondrement financier de 2008, les peuples avaient amorcé la sortie de leur léthargie consécutive à l’épuisement de la première vague de leurs luttes pour l’émancipation des travailleurs et des peuples.
L’Amérique latine, qui avait été absente dans l’ère de Bandung (en dépit des efforts de Cuba, avec la Tricontinentale) semble même cette fois avoir pris une longueur d’avance.
Dans des conditions certes nouvelles par beaucoup d’aspects importants, les mêmes questions que celles qui se posaient dans les années 1950 sont à nouveau à l’ordre du jour. Le Sud, comme on dit aujourd’hui (pays émergents et autres) sera-t-il capable de prendre des initiatives stratégiques indépendantes ? Les forces populaires seront-elles capables d’imposer les transformations dans les systèmes du pouvoir qui seules permettront des avancées conséquentes ? Des ponts pourront-ils être construits associant les luttes anti-impérialistes et populaires du Sud à des progrès de la conscience socialiste dans le Nord ?
Je me garderai de proposer ici des réponses rapides à ces questions difficiles que seul le développement des luttes tranchera. Sans sous estimer l’importance des débats dans lesquels les intellectuels radicaux de notre époque ont le devoir de s’engager et des propositions qu’ils peuvent en dégager.
Les conclusions auxquelles les groupes de réflexion des années 1950 étaient parvenus à l’époque, formulaient le défi dans des termes qui sont fondamentalement restés les mêmes depuis : les peuples des périphéries doivent s’engager dans des constructions nationales (soutenues aux plans régionaux et à celui du Sud pris dans son ensemble) autocentrées et déconnectées ; ils ne pourront avancer dans cette voie qu’en inscrivant leurs luttes dans une perspective socialiste ; il leur faut pour cela se débarrasser des illusions de la fausse alternative, celui du « rattrapage » dans le système capitaliste mondialisé. Bandung a donné corps à l’option indépendante, dans les limites que l’histoire de son déploiement a révélées.
Fera-t-on mieux dans le moment actuel, lorsque s’ouvre un « second éveil du Sud » ? Et surtout sera-t-il possible cette fois ci de construire des convergences entre les luttes au Nord et au Sud ? Car celles-ci avaient cruellement fait défaut à l’époque de Bandung. Les peuples des centres impérialistes étaient alors finalement demeurés alignés derrière leurs classes dirigeantes impérialistes. Le projet social-démocrate de l’époque était lui-même difficile à imaginer sans la rente impérialiste dont bénéficiaient les sociétés opulentes du Nord. Bandung et le Non Alignement n’ont été vus, dans ces conditions, que comme un épisode de la guerre froide peut-être même « manipulés » par Moscou. La dimension réelle de cette histoire de la première vague d’émancipation des pays d’Asie et d’Afrique, parvenue à convaincre Moscou de lui apporter son soutien, échappait.
Le défi – la construction d’un internationalisme, anti-impérialiste des travailleurs et des peuples – reste entier.
* Samir Amin est directeur du Forum du Tiers-Monde
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