Souvenirs de la libération de l’Afrique (1956-1975) : 1ere partie

Une expérience personnelle de l’Egypte

Helmi Sharawy revisite Le Caire des années 1950, se souvenant des nombreux mouvements de libération africains qui avaient leur bureau dans la ville égyptienne. Dans la première partie de cet article, publiée en deux parties, il examine le rôle de l’Egypte dans la lutte pour la libération.

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Le besoin d’histoire orale, comme le récit personnel de ceux qui ont été les acteurs de l’histoire africaine, est évident en raison de la rareté des sources historiques authentiques. La même chose est vraie pour l’histoire sociale et culturelle des sociétés lorsque celles-ci sont en cours de transformation. Ces récits personnels comblent de nombreuses lacunes qui apparaîtront si on se base uniquement sur les documents officiels qui peuvent être biaisés par les intérêts et les politiques de ceux qui détiennent le pouvoir.

Ma propre expérience de la politique égyptienne - et probablement celle d’autres - montre que l’histoire officielle est souvent sujette à un processus de déconstruction et de reconstruction suivant les changements d’humeur des principaux agents du pouvoir ou de leurs partisans. Ainsi la multiplicité des récits peut être un moyen de contrôle plutôt qu’une cause de confusion.

La relation entre l’ Egypte et le reste de Afrique, avant ou après la révolution du 23 juillet 1952, est typique de l’importance de l’histoire orale de ces relations. Que ce soit dans le domaine du développement économique ou politique ou dans la lutte commune contre la domination étrangère. Du changement politique radical du régime de Anwar Sadat en 1971, immédiatement après la mort du président Gamal Abdel Nasser, a résulté un manque évident de documentation adéquate du régime de Nasser. La contribution de l’histoire orale est donc impérative.

Ma présente contribution est modeste et nécessite d’être complétée par la contribution d’autres acteurs dans ce domaine. Soit en provenance d’Egypte ou du nord arabe d’Afrique. J’ai en effet eu la chance d’enregistrer les souvenirs de M. Mohammad Fayek, l’assistant du président Nasser pour les Affaires africaines (2002). J’ai également eu un long entretien avec feu Kwame Nkrumah à Conakry en 1970, après qu’il a été destitué et avec l’ancien président Ben Bella (Algérie) à Bamako. A quoi il convient d’ajouter mes relations personnelles avec nombre de dirigeants africains des mouvements de libération qui seront décrites dans ce document ou auxquelles il a été fait référence dans des contributions précédentes.

Les limites de ce document ne permettront pas d’exposer en détail tous les évènements qui se sont produits après la deuxième Guerre Mondiale, qui ont conduit le régime de Nasser à s’impliquer dans les libérations nationales. Je crois que ceux-ci ont été dictés par le cours des évènements plutôt que par une conviction préalable de ce dirigeant nationaliste telle qu’exprimée dans son petit livre ‘ Philosophy of the revolution’, publié en 1955, dans lequel il mentionne trois sphères d’intérêt pour la politique étrangère égyptienne.
A la fin de la deuxième Guerre Mondiale, la ferveur nationaliste était très importante en Egypte. En même temps, les projets impérialistes au Moyen Orient tentaient de créer des bases militaires et d’impliquer nos pays dans un bloc anti-soviétique. Lors de la tentative populaire d’obtenir la totale indépendance de la Grande Bretagne, nous avons été confrontés à l’occupation de la zone du Canal de Suez par les troupes britanniques et la tentative d’attirer l’Egypte dans le Pacte de Bagdad et ensuite dans le Pacte de Cento. Nous avons aussi dû faire face aux bases impérialistes à Tripoli (Libye) et à la Canio Station en Ethiopie, en plus de la domination coloniale directe de l’Afrique. En ce temps, le Soudan était nominalement sous une juridiction anglo-égyptienne alors que de fait c’était simplement une colonie britannique.

Le nouveau régime ’révolutionnaire’ a permis une certaine résistance contre les troupes britanniques tout en négociant leur départ aussi bien d’Egypte et que du Soudan.. Il s’est toutefois abstenu soigneusement de s’impliquer dans les pactes militaires impérialistes dans la région et est resté à l’écart de la Guerre Froide, prenant en compte qu’Israël était une des bases avancées de l’impérialisme dans le monde arabe.

Il s’en suit que pour écrire l’histoire nationale de l’Egypte après la deuxième Guerre Mondiale, nous devons considérer les ‘officiers libres’ conduit par Nasser en 1952 comme faisant partie d’un mouvement nationaliste et non comme fondateurs du mouvement d’indépendance.

PARTICIPER

On peut imaginer les effets de cette atmosphère sur un jeune homme, né en 1935, qui est entré à l’université du Caire influencée par les Wafdist et les Frères Musulmans, qui commence ses études de philosophie et de sociologie dans une ambiance gauchiste. Sous l’influence d’une grande propagande nationaliste des Officiers libres, il a commencé à fréquenter les associations africaines en 1956, où il a rencontré de jeunes étudiants africains engagés dans des études islamiques et dont nombre d’entre eux se sont ralliés à la défense populaire de l’Egypte contre l’agression franco-anglaise et israélienne de cette année-là. Cette agression était la punition de l’Egypte pour son esprit nationaliste, pour son insistance à vouloir se débarrasser de toutes les troupes d’occupation, pour avoir cassé le monopole de l’Occident en matière de ravitaillement en armes et pour avoir nationalisé la Compagnie du Canal de Suez.

Au cours de notre dialogue prolongé de 2002, Fayek m’a parlé des instructions de Nasser durant les négociations avec les Britanniques concernant le Soudan, en 1953. Il voulait faire les plus grands efforts pour contrer les influences britanniques et américaines et attirer le soutien des voisins du Soudan, notamment ses voisins en Ethiopie et en Afrique de l’Est. A cette époque le système de radiodiffusion égyptien émettait en tigréen (à destination de l’Ethiopie et de l’Erythrée) et en swahili (pour l’Afrique de l’Est). Vers 1960, ces émissions ont été multipliées jusqu’à inclure des émissions en 30 langues africaines différentes.

Le principal pôle d’attraction de cette jeunesse était feu Mohammad Abdel Aziz Ishal, l’intellectuel bien connu. Ils ont aussi rencontré Mohammad Fayek, qui était très désireux de rester en contact avec la jeunesse africaine, en particulier avec ceux de l’université Al Azhar et quelques uns de l’université du Caire. Pour moi, la rencontre avec ces jeunes pleins d’enthousiasme pour retourner dans leur pays respectif afin de contribuer à la lutte pour la libération et au développement, a été très instructive. Inutile de dire que leurs activités ont été grandement influencées par la ferveur émanant des média pro-nassériens.

J’ai souvent souligné que lorsque Nasser mentionnait dans son livre ‘Philosophy and Revolution’ les trois sphères d’intérêt de la politique égyptienne (arabe, africaine et musulmane, dans cet ordre), il ne donnait pas de réelles priorités à nos relations avec l’Afrique. En effet, en 1955 Nasser explorait l’expérience asiatique lorsqu’il a rencontré à Bandung les dirigeants de la Chine, de l’Inde et de l’Indonésie (ainsi que les représentants de l’Ethiopie et du Ghana). Jusque là, son intérêt en Afrique était principalement centré sur la situation au Soudan, nouvellement indépendant. A partir de là, il a jugé utile de soutenir les efforts d’indépendance des pays du bassin du Nil : le Kenya, l’Ouganda, l’Erythrée et le Congo. Le régime avait créé la maison d’édition Tahrir afin de publier son propre journal « Al Gomhouria », un quotidien, et « Al Tahrir Liberation », un hebdomadaire. Dans ce dernier on pouvait lire des articles concernant les bases militaires américaines et la révolution des Mau Mau au Kenya sous Jomo Kenyatta. Entre 1956 et 1958, il y a eu de nombreux développements en Afrique et en Asie qui ont été suivis par la demande syrienne de s’unir à l’Egypte, déplaçant nos priorités une fois de plus en direction de la sphère arabe.

Ainsi l’interaction entre les pays nilotiques et le reste de l’Afrique est survenue avant son discours sur les trois cercles d’intérêt. Il me semble que cette dernière théorie est le fruit de quelque intellectuel petit bourgeois qui était obsédé par le rôle de l’Egypte et de son influence.

C’était une période riche en expérience pour l’Egypte et ses jeunes étudiants de l’université du Caire qui ont été témoins de la défaite de l’agression impérialiste de 1956, avec leurs nouveaux amis africains (dont nombre d’entre eux ont entrepris une formation militaire avec la Garde nationale égyptienne). Peu après est survenue l’Afro-Asian Peoples Solidarity Conference (décembre 1957 et janvier 1958) lors de laquelle un grand nombre de délégués d’Afrique et d‘Asie se pressaient dans le périmètre de l’Université du Caire.

Avec mes amis africains, j’ai accompagné de nombreux délégués et j’ai ainsi amélioré mes connaissances, jusque là superficielles, de leurs pays. Ces contacts ont encouragé mon intérêt croissant pour l’African Association et m’ont amené à contribuer pour de modestes articles au nouveau périodique « African Renaissance » concernant le journalisme africain ainsi que la musique et la sculpture africaines. Ce périodique, centré sur l’Afrique (1957), était le plus connu à cette époque et une édition en anglais est bientôt apparue afin de le rendre accessible à un lectorat plus large. A ce moment j’étais aussi chercheur à l’Institut du folklore égyptien.

La période 1956-1960 était riche de ferveur nationaliste aussi bien en Egypte qu’en Afrique où la lutte pour l’indépendance était prioritaire. Des contacts avec le pouvoir socialiste (Union soviétique et la Chine) étaient nécessaires dans la lutte contre le colonialisme et ses diverses manifestations. Ainsi le festival de la jeunesse à Tachkent a accueilli de nombreux participants africains, dont beaucoup venaient du Caire en raison des nombreux obstacles créés par les puissances coloniales pour ceux qui souhaitaient se rendre en Union soviétique. Il a donc été décidé de tenir la conférence des peuples afro-asiatiques au Caire. Des centaines de jeunes délégués y ont participé et nombreux sont ceux venus de pays où ils étaient en exil volontaire.

Certains d’entre eux ont prolongé leur séjour au Caire, cependant que beaucoup d’autres ont laissé un représentant permanent afin qu’ils y ouvrent des bureaux, leur meilleur fenêtre sur le monde. Il y avait pour règle que le dirigeant s’entretiendrait personnellement avec Nasser avant que de quitter le pays, dont il recevrait des instructions pour fonder ce nouveau bureau et pour son allocation de temps d’antenne dans le système de diffusion. D’autres membres du bureau étaient postés au secrétariat de l’Afro-Asian Peoples Solidarity Organisation (AAPSO). Ainsi Zamalek débordait d’Africains. Il est devenu le refuge de beaucoup de révolutionnaires et d’étudiants en Egypte et parfois de dirigeants nationalistes comme Fathi Radwan, Helmi Murad et des amis de notre délégué assassiné en Somalie, Kamal El Din Salah.

S’IMPLIQUER

Parmi les dirigeants reçus par Nasser en 1957/1958 il y a eu Sheikh Ali Mohsen al Berwani, le dirigeant du Zanzibar National Party (ZNP) qui a expliqué son dilemme en sa qualité de dirigeant nationaliste, mais a été accusé par les Africains d’être pro- arabe. Nasser a volé à son secours en lui allouant une maison d’hôte particulière ‘ The East Africa House’ qui devait hébergé plus de 40 étudiants de pays de l’Afrique de l’Est (y compris le Zanzibar). J’ai été nommé superviseur de ce groupe après avoir obtenu mon diplôme universitaire en 1958. Mon association passée avec l’African Association a dû être prise en compte pour cette nomination. J’ai passé deux ans dans ce poste (1958-1960) et ceci m’a plus tard été très utile dans mon travail.

Les déclarations d’autodétermination et d’indépendance sont survenues les unes après les autres en provenance des colonies françaises, cependant que les Algériens poursuivaient leur lutte armée contre la France avec le soutien total de l’Egypte.

L’opposition à la colonisation britannique et française a flambé à la fin de 1958. De sorte que, dans l’intervalle de quelques mois, nous avons vu Félix Moumié, le dirigeant de l’Union du Peuple du Cameroun (UPC), rendre visite à l’African Association, suivi immédiatement par Mosazi le dirigeant de l’Ugandan National Congress (UNC) qui a laissé le brillant John Kaley gérer le bureau du Caire. Puis est venu Oginga Odinga qui a ouvert un bureau du Kenya Africa National Union (KANU), suivi d’Oliver Tambo qui a ouvert un bureau de l’African national Congress (ANC) d’Afrique du Sud.

A cette même époque, ou peut-être un peu plus tard, est arrivé Wold Ab Wold Mariam, qui dirigeait le programme de radiodiffusion tigréen, suivi par Adam Mohammad Adam et Sheikh Ibrahim Soltan, les dirigeants du Front de libération du Tigré, avant qu’ils n’aient tiré leur premier coup de fusil. Ils étaient venus pour déposer leur demande pour un statut d’autodétermination auprès des Nations Unies. A l’instar de Haj Mohammad Hussein, qui appartenait à l’Ogaden (une partie de l’Ethiopie peuplée d’ethnies somalies) il a conduit la Somalian Liga qui demandait le regroupement de tous les Somalis dans une grande Somalie. Il sollicitait l’aide de l’Egypte pour sa cause en raison de l’assassinat de Kamal El Din Salah, le représentant égyptien dans le Conseil somalien des administrateurs. Nous avons aussi reçu Harbi et ses camarades à Djibouti et Joshua Nkomo et ses camarades en Rhodésie du Sud et Kenneth Kaunda et ses camarades de l’United National Independance party (UNIP) de la Rhodésie du Nord.

Lorsque que j’étais jeune, j’étais vraiment débordé par mon travail à l’East Africa House et l’African Association. Les sources d’informations concernant l’Afrique étaient rares à l’époque en Egypte et Fayek se souvient que sa seule source d’informations dans les années 1950 était un livre de John Gunther, ‘Inside Africa’, avec quelques petits livres en arabe. Par conséquent j’étais heureux lorsqu’il m’a demandé de traduire quelques articles parus dans certains journaux africains auxquels il avait réussi à s’abonner. J’étais aussi heureux de pouvoir mettre la main sur le livre de Lord Healey, ‘ Survey of Africa’ (1958), qui a été plus tard mis à jour par les traités de 1960 de Colin Legum. Plus tard, les autorités ont traduit les livres de Kenyatta et Nkrumah et d’autres. Et le Sudanese Studies Research Institute a été transformé en African Research Institute.

Nous avions le sentiment qu’Israël essayait de court-circuiter l’Egypte dans son rôle dans le bassin du Nil et nous avons contré ces manœuvres en montrant une profonde solidarité avec tous les mouvements de libération de la région. L’alliance étroite entre Israël et l’Afrique du Sud était un avertissement clair à l’Egypte de la similarité entre les régimes de colons aussi bien en Palestine qu’en Afrique du Sud. Ceci m’a servi de leçons quant aux différents systèmes de colonisation.

A cette époque, j’étais impliqué dans les mouvances gauchisantes en Egypte et je savais de nos amis de l’Africa Association que la plupart des mouvements de libération étaient aussi gauchistes. Ainsi ce fût une surprise désagréable lorsque Georges Padmore a visité l’Egypte en tant que conseiller du président Nkrumah. Cet auteur du panafricanisme, dont les tendances anti-communistes étaient très prononcées, ne cadrait pas avec le rôle de conseiller de Nkrumah qui était le champion des mouvements de libération et de l’unité de tous les peuples africains. En effet, Padmore a reçu un accueil tiède de la part des délégations en Egypte, en particulier parce que les Soviétiques et les Chinois avaient établi de bonnes relations de coopération avec elles et avaient des représentants au secrétariat AAPSO au Caire. J’ai surmonté ma réticence seulement après avoir été en contact étroit avec David Dubois et sa mère Shirley Dubois, qui m’ont expliqué le contenu du concept gauchiste de Nkrumah. Ils étaient venus en Egypte après que le grand panafricaniste, William Dubois est décédé à Accra en 1963 et ensemble nous lisions les poèmes du grand homme où il célébrait ‘le triomphe du pharaon du Nil (Nasser) sur le lion britannique’ en 1956.

Nous avons aussi ressuscité le concept d’unité africaine de William Dubois et son influence sur Nkrumah qui le considérait comme le père et le maître de tous les nationalistes africains. Il est étrange de noter qu’aujourd’hui peu d’intellectuels africains se souviennent de ce penseur marxiste internationaliste. J’ai aussi noté comment Padmore a tenté d’effacer l’influence de Dubois chez Nkrumah et a même tenté de semer la discorde entre Nkrumah et Nasser à propos de l’Afro-Asian Peoples Solidarity Conference (AASPO) en organisant une All African People’s Conference à Accra une année après celle du Caire (1958).

J’ai été étonné lorsque les délégués revenant d’Accra m’ont parlé de la politique de non-violence annoncée à cette conférence et à laquelle Frantz Fanon était opposé. J’ai décidé d’étudier les effets des enseignements de Fanon en Afrique et d’examiner si la présence de citoyens asiatiques contribuait à la diffusion du message de non-violence de Gandhi. Nous étions préoccupés par certains des conseillers de Nkrumah et nous redoutions qu’ils ne l’amènent à croire que Nasser poursuivait une politique qui favoriserait un leadership arabe au détriment de sa politique d’unité africaine. De telles idées se manifestaient dans les discours de Padmore particulièrement dans son concept de sionisme noir (lorsqu’il parlait du retour des Noirs américains en Afrique) et de Kogo Botsio, le conseiller de Nkrumah qui objectait à la soi-disant influence arabe. En fait, nous avons toujours soupçonné que l’hostilité contre les politiques arabes en Afrique était le résultat des manœuvres israéliennes.

Toutefois nous avons été agréablement surpris lorsque Nkrumah a sollicité l’aide de Nasser pour épouser une dame égyptienne. Comme me l’a dit Fayek, ceci s’est passé dans une ambiance très plaisante et a mis un terme à toutes les rumeurs de ‘guerres’ d’influence entre les deux hommes. En rigolant, nous avons appelé l’évènement le mariage du panafricanisme et du panarabisme. Plus tard, après le coup d’Etat contre Nkrumah, madame Dubois a choisi de rester au Caire et je lui ai trouvé un agréable appartement qui dominait le Nil, que le Dr Dubois avait apprécié lors de ses séjours au Caire en 1958. Elle a été très heureuse de cet appartement et m’a traité comme un membre de la famille. Son fils, David Dubois, a vécu dans cet appartement jusqu’à sa mort il y a cinq ans et il l’a légué à un ami égyptien.

Durant l’ère nassérienne, la culture politique de libération n’avait pas le monopole, comme certains ont pu le croire, mais des cultures conservatrices se sont aussi épanouies en raison de la profondeur du sentiment religieux du peuple. Les grands changements que Nasser a introduits dans l’étendue des programmes scolaires, en y introduisant des thèmes laïcs et scientifiques n’ont pas significativement changé la situation. Ils ont, au contraire, augmenté son rôle dans la formation supérieure. Ainsi, le nombre d’étudiants africains à l’université de Al Azhar, au milieu des années 1960, dépassait les 20 000 étudiants. Les pays non musulmans se sont plaints que leurs étudiants ne pouvaient pas facilement suivre des études dans d’autres branches de l’éducation supérieure et Nasser a décidé de remédier à cette lacune en fondant de nouveaux instituts où l’enseignement avait lieu en français et en anglais.

La bureaucratie a aussi été un obstacle pour l’intégration, dans la société égyptienne, des représentants des mouvements de libération, malgré leur acceptation par des personnes responsables. Il se trouve que notre bureau des affaires africaines a été décisif dans ce sens et il ne souffrait pas de conflits comme d’autres bureaux, notoirement celui des affaires soudanaises ou arabes. Les différents membres du Free Officer Movement sont parfois entrés en compétition pour exercer leur influence de sorte qu’ils ont affecté de façon négative les diverses sphères d’activité. Les Affaires africaines ont parfois souffert lorsque nous devions résoudre des problèmes en collaboration avec des myriades de centres d’influence comme le centre chargé des étudiants étrangers (à Al Azhar et ailleurs), ou le Secrétariat de l’AASPO, ou la Fédération du Travail, ou la Nasr Company pour l’import /export, ou le Higher Islamic Council, ou le parlement ou l’Union socialiste ou les députés du président. Le jeune homme responsable que j’étais avait parfois des vertiges en essayant de débrouiller cet embrouillamini. Même le Bureau des Affaires africaines souffrait parfois de divergences d’opinion qui nécessitaient une décision présidentielle.

Ce qui précède est une sorte d’autocritique pour une période riche en mouvement et durant laquelle les objectifs étaient toujours plus grands que le mouvement lui-même. Ces critiques étaient dirigées contre le système égyptien mais s‘appliquaient également aux nombreux participants des mouvements de libération africains. En effet, rares étaient ceux, assez ambitieux, pour étudier la société égyptienne ou pour susciter une prise de conscience qui fasse connaître leur propre société et sa révolte contre le colonialisme. Il n’y en a que peu avec qui j’ai pu avoir un riche dialogue intellectuel. Néanmoins, mes relations humaines et personnelles ont toujours été fructueuses avec de nombreux dirigeants qui ont été accueillis chez moi et qui connaissaient bien ma femme et mes enfants. Il me semble que ce manque de culture chez beaucoup de ces cadres des mouvements de libération explique beaucoup des échecs qui ont affligé les pays libérés par la lutte et conduit par des mouvements bien dirigés.

Dans beaucoup de cas, les conflits ethniques et communautaires ont gaspillé beaucoup des acquis de l’indépendance et ont été un obstacle sur le chemin du développement. Ces réflexions requièrent peut-être une étude approfondie, qui irait bien au-delà de ces mémoires, et expliquent peut-être la prépondérance des actions militaires au détriment de la politique au cours de la lutte pour la libération.

Nous pourrions évaluer l’efficacité des mouvement de libération particulier en considérant les activités de leur bureau au Caire et l’efficacité de leur représentation. Ainsi le Dr Moumie, le président de l’UPC du Cameroun était à la tête du bureau du Caire et était bien connu comme opposant aux politiques coloniales françaises, de sorte que son assassinat a été imputé aux services secrets français. John Kaley était le vice-président de l’Uganda Congress Party et Rubin Kamanga a été élu vice-président du Zambia Independance Party alors qu’il était résident au Caire. De même, Alfred Nzo a été élu secrétaire général de l’ANC en Afrique du Sud alors qu’il résidait au Caire et a plus tard été nommé ministre des Affaires étrangères dans la première administration post Apartheid de Nelson Mandela.

Cette relation politique et personnelle étroite avec des dirigeants si bien accrédités a été un sujet de fierté pour nous tous au Bureau des Affaires africaines et pour moi en particulier. Tous ces dirigeants occupaient de modestes bureaux à côté de mon modeste bureau à l’African Association, mais ils étaient tous des modèles d’activité et de vitalité. L’aide financière que ces puissants partis recevaient de leur pays respectif était généralement modeste. (Je me souviens qu’avant la libération en 1964, ces dirigeants de la libération recevaient, pour mener à bien leurs activités et les campagnes électorales dans tout le pays, 25 000$ en tout et pour tout)

Ce concept de libération nationale, immédiatement après l’indépendance, nécessite encore des réflexions approfondies. A vrai dire je n’ai jamais participé, au cours des deux décennies (1955-1975), aux débats sur le réel contenu du fanonisme, le guevarisme, le nassérisme, le nkrumahisme. Nous étions tous absorbés par le quotidien et le progrès d’une telle insurrection ou d’une révolte dans l’une ou l’autre colonie et nous n’avons jamais eu le loisir de débattre du contenu social ou théorique de façon méthodique. Nous pouvions discuter des actions des différents chefs et de leurs rivalités ou de leur coopération qui affectaient leurs actions ou invoquer la mémoire de Fanon ou de Guevara comme dirigeant nationaliste à émuler. Nous n’avons jamais débattu de leurs pensées politiques ou sociales afin de suivre leur exemple ou pas.

Ainsi, le trait saillant du tableau a été la lutte armée comme seul moyen de libération et les rivalités, dans la poursuite de la suprématie suite à l’indépendance, qui ont parfois mené à des guerres fratricides. Il y a toutefois eu des exceptions, lorsque certains dirigeants ont eu assez de conscience social et de classe, comme dans le cas de l’Afrique du Sud et de la pensée de Amilcar Cabral, ainsi que de quelques autres. C’est en effet difficile d’imaginer que la nécessité de transformation sociale qui n’a pas été développée au cours de la période d’unité nationale pendant la lutte pour l’indépendance, peut être sérieusement abordée au cours des périodes moins aiguës qui suivent l’indépendance.

Je me souviens que lorsque j’ai rencontré Nkrumah à Conakry, après sa destitution en 1970, il m’a expliqué longuement ses vues rétrospectives concernant ce sujet et a écrit un livre intitulé ‘ The class struggle in Africa’. Il m’a donné un exemplaire de ce précieux livre qui expose la lutte des classes et le rôle des intellectuels africains et même les conditions d’une guerre de guérilla réussie en Afrique et le contexte social d’une telle réussite.
(voir la seconde partie)

* Helmi Sharawy est le vice-président de l’Arab African Research Center, au Caire - Contact : [email][email protected], [email][email protected] Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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