Mauritanie : du non règlement de la question nationale à la reconnaissance du génocide

Depuis cinquante ans la Mauritanie développe une politique dont l’option raciale tend à l’affirmation d’une identité arabe et la négation de tout soubassement noir. Les politiques mises en place dans ce sens se sont développées à travers une série de réformes tendant à asseoir l’exclusion d’une partie de la population, voire un massacre de masse comme en 1989. Elles se poursuivent encore.

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Magharebia

28 novembre 1960 - 28 novembre 2011 : un demi-siècle de vie commune, d’oppression, d’injustices, de domination, de persistance de l’esclavage, de déportation, de luttes et… un pays à reconstruire. Pourtant, à la veille de l’accession de la Mauritanie à la souveraineté internationale, des signaux clairs avaient été lancés de part et d’autre. Mais celui qui présidait aux destinées du pays, croyant en sa bonne étoile, s’est lancé, comme si de rien n’était, dans la construction «d’un Etat moderne, trait d’union entre l’Afrique Noire et le Maghreb», dans lequel devraient disparaitre tous les particularismes.

Cet équilibre affiché sera foulé dès les premières années de l’indépendance, à travers une série de politiques préparant l’ancrage de la Mauritanie à l’ensemble maghrébin et arabe, avec :

- une conduite tendancieuse des affaires de l’Etat visant à donner une image exclusivement arabe du pays à l’étranger. Cette diplomatie a tellement réussi que bon nombre de Noirs Mauritaniens sont régulièrement suspectés de mentir sur leur nationalité ; pour cause «la carte postale Mauritanie» est autre. Il n’est pas rare de voir des compatriotes mondialement connus par leurs talents, par honte ou par facilité, être catalogués originaires du Mali ou du Sénégal.

- L’imposition de la langue arabe dans le système éducatif s’avèrera être un subtil moyen de sélection par l’école : en quelques années, les résultats des examens de l’entrée en sixième et au baccalauréat, jusque là marqués par un fort taux de réussite d’élèves francophones, majoritairement Noirs, vont s’inverser en faveur des élèves arabophones. Comme langue de travail, le rôle de l’arabe va être déterminant dans la réussite aux examens et concours, notamment d’accès à la fonction publique. En tant qu’unique langue officielle à travers la politique d’«arabisation des ministères qui n’ont pas un caractère technique et qui sont en relation directe avec l’ensemble de la population comme la Justice et l’Intérieur», l’utilisation de l’arabe dans la sphère administrative se révèlera comme un puissant outil de domination et d’exclusion : l’Etat laisse entendre sa volonté de s’adresser à toute la population mauritanienne au moyen de la seule langue arabe.

- La concentration de l’essentiel des pouvoirs économiques, politiques et militaires depuis le coup d’Etat de juillet 1978 entre les mains d’une partie de la composante maure. Cette armée budgétivore, véritable fonction publique parallèle qui dirige le pays depuis, a trouvé le moyen de se débarrasser de sa composante noire ou de l’écarter des centres de décisions.

- L’entrée en vigueur brutale, à partir de 1983, d’une réforme foncière mal préparée, dont le seul objectif est l’expropriation, eut pour conséquence l’accentuation de la pression sur les terres agricoles de la vallée du Fleuve Sénégal d’investisseurs privés maures, bénéficiant de largesses de bailleurs arabes, et plus récemment d’investisseurs étrangers.

- Plus généralement, les frustrations et les injustices ressenties par les Noirs, nées des traitements différenciés qui leur sont réservés et autrement plus sévères que ceux rendus pour les maures. L’opinion publique noire a souvent du mal à comprendre que les auteurs du dernier coup d’Etat manqué en Mauritanie, (appelé «coup d’Etat de Hannana», juin 2003, certainement le plus violent du genre), n’aient été condamnés qu’à des peines d’emprisonnement de quelques mois. Moins compréhensible encore, la reconversion de deux des présumés auteurs qui se sont présentés, à leur libération, aux suffrages de nos compatriotes et réussi à se faire élire à la représentation nationale. Leur mandat court toujours. Quatorze années plus tôt, en 1987, pour une tentative de coup d’Etat qui n’a jamais connu de début d’exécution, le régime d’alors a, au terme d’une procédure expéditive, jugé, condamné et exécuté trois officiers Noirs. S’en est suivie une purge au sein de la grande muette qui a laissé dans le secret des tombes hâtivement creusées à Inal, Jreida, Akjoujt, Azlat,… des dizaines d’hommes qui s’étaient engagés au service de leur pays.

Les effets cumulés de tous ces facteurs présageaient d’une explosion de conflits. Une partie des Maures, embrigadés par les mouvances pan arabistes, a le sentiment de plus en plus renforcé - et il le disent - d’être chez eux, le seul chez qui leur soit propre (ça rappelle quelque chose), où l’Etat leur garantit tout : sécurité, impunité. La majorité des Noirs vit cette condition comme un non choix, une condamnation à cohabiter. Avec le recensement discriminatoire (enrôlement) en cours, ils ont fini par se dire qu’ils ne sont que tolérés. Leurs revendications ont toutes été réprimées dans le sang ; sans que, à aucun moment, le régime en place ne prenne le temps de réfléchir sur les motivations réelles de ces crises à répétition, et ne propose des solutions allant dans le sens du maintien de l’unité nationale.

Cela peut-il durer encore ? Combien de temps ?

Les gouvernants, tous régimes confondus - exception faite des parenthèses Ould Haidalla et Sidi Ould Cheikh Abdallah - ont invariablement œuvré au maintien et au renforcement de l’option arabe irréversible de la Mauritanie. Une option que même l’opposition, dans son écrasante majorité, ne remet pas en cause, en dépit des conflits et des risques d’explosion auxquels elle a exposé notre pays en cinquante et une années de vie commune.

L’exacerbation de cette politique raciste, injuste et d’exclusion donnera naissance aux évènements de 1989 et suivants, avec des massacres massifs des populations noires du Sud. Des actes que l’on peine encore à qualifier avec les mots qui conviennent.

LA VICTOIRE A BEAUCOUP DE PERES : GENOCIDES RECONNUS

Historiquement, ce sont les vainqueurs qui ont imposé leur volonté quand il s’est agi de qualifier les faits. Leur camp a eu le soutien des instances internationales (quand il ne les a pas créés) pour traduire les bourreaux : le Tribunal de Nuremberg pour qualifier le traitement réservé aux Juifs lors des deux grandes guerres de crime «contre l’Humanité», Tribunal d’Arusha pour le génocide des Tutsi au Rwanda, Tribunal de La Haye pour le génocide des Musulmans de Bosnie Herzégovine, Cour Pénale Internationale pour Charles Taylor et Laurent Gbagbo en vue de guer les crimes commis contre les peuples sierra-léonais et ivoirien respectifs.

LA DEFAITE EST HELAS ORPHELINE : GENOCIDE VOILE

Ce qui s’est passé en Mauritanie entre 1989 et 1992 présente toutes les caractéristiques d’un génocide au sens retenu par les Nations Unies en 1948, dont une des conventions reconnaît comme tel tout acte «commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux». Abstraction faite du débat que peut soulever l’usage des concepts renvoyant au nombre de victimes, à l’ethnie, à la race, voire à la religion, notamment chez certains scientifiques puristes, cette définition lève toute ambiguïté sur le caractère des massacres commis lors de la période référencée.

Trois facteurs accablants sont à considérer ici, pris séparément ou mis ensemble.

- Premier facteur : l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe national. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle y était. On est allé les chercher (la population noire) là ils se trouvaient : villages, lieux de travail (bureaux, écoles et marchés), au sein des forces armées et de sécurité.

- Deuxième facteur : le motif apparent pour désigner puis massacrer les cibles était leur appartenance à une ethnie. En dehors des exécutions au sein de l’armée, les pogroms le long de la vallée ont ciblé les Peulhs. La population victime a donc délibérément été sélectionnée (tous ceux qui ont été massacrés avaient la particularité d’être Noirs).

- Troisième facteur : ces massacres ont été pensés, planifiés et exécutés au nom d’une idéologie raciste dont l’objectif était la purification ethnique. Le maître d’œuvre en était le Colonel Ould Taya, conseillé par des idéologues civils se réclamant du Baathisme.

Il en découle que les crimes commis l’ont été sur la base d’une sélection, un tri. Une effroyable opération qui a précédé l’exécution collective des victimes. La sélection confère donc à ces crimes la condition nécessaire de leur qualification en génocide, tandis que le caractère collectif érige le mal en crime d’Etat.

Faut-il encore un argument supplémentaire pour convaincre qu’il s’agit bien là d’un génocide. La réponse est assurément non.

A l’évidence, ce drame est bien issu d’une volonté systématique et planifiée d’extermination. La Mauritanie doit porter un regard apaisé sur son passé d’autant que certaines franges pan arabistes n’hésitent pas à accuser les exilés et déportés mauritaniens au Sénégal d’avoir participé aux massacres de leurs compatriotes en 1989 dans ce pays, telle la réplique de l’Etat turc accusant la France de génocide en Algérie en réponse au vote par le Parlement français, le 22 décembre 2011, de la proposition de loi pénalisant la contestation du génocide arménien.

Pourquoi alors s’obstine-t-on à utiliser d’autres qualificatifs ? D’abord parce que les bourreaux sont encore en activité dans les premiers cercles du pouvoir. Conscients de leur responsabilité certainement directe dans les forfaits commis, ils font tout pour retarder ou empêcher la manifestation de la vérité.

Ensuite, la majorité des partis politiques ont préféré laisser les Ong sous-traiter la question, désertant ainsi cet épineux terrain rendu glissant par sa connexion avec la question nationale. Le débit des autres partis est faible, presqu’inaudible, en raison d’un réseau saturé par des dissensions des associations des victimes.

Enfin, les divisions au sein des associations de victimes elles-mêmes, liées peut être aux traumatismes subis, sont un pain béni pour les présumés coupables, pourtant répertoriés, qui n’ont eu aucun mal à surfer sur ces divergences pour essayer de passer la solution de cette question par pertes et profits. Victimes et ayant droit s’accommoderont du discours édulcorant les crimes en «passif humanitaire». En acceptant ainsi de suivre les autorités dans cette démarche, ils espéraient peut-être donner une chance à ces dernières de cheminer vers une véritable réconciliation, impliquant réparations et pardon.

Mohamed Ould Abdel Aziz aurait été épargné pour lui accorder une chance supplémentaire de réconcilier la Mauritanie avec elle-même. Ce fut un coup de poker perdant. La «prière aux morts» qu’il a orchestrée en grande pompe n’avait d’autres motivations que mystiques. La campagne qui l’a suivie, autour du pardon, participait à une démarche de diversion visant à faire passer les victimes pour des haineux, des rancuniers qui ne pouvaient pardonner. N’entendions-nous pas les chantres de cette campagne répéter à qui voulait les entendre que «Allah, dans Son infinie bonté, accordait Son pardon à Ses créatures (fautives) qui le Lui demandaient» ? Ce qu’ils omettaient de dire, c’est qu’Allah n’a jamais fait de mal à personne. Les victimes des exactions n’ont pas de contentieux avec Allah, mais bien avec des créatures comme elles qui se sont adonnées à des abominations dont elles doivent répondre ici bas, avant de devoir en rendre compte devant notre Créateur et Ses Anges. Ils semblent être frappés d’amnésie, oubliant que certains de ces crimes ont été commis pendant le mois de Ramadan (Ndlr : événements dramatiques du conflit sénégalo-mauritanien, en 1989).

Faute d’avoir pu l’empêcher de se produire, nous n’avons pas le droit de laisser les autorités ajouter au crime la bêtise de le minimiser. En effet, les expressions utilisées pour qualifier ces faits de «passif humanitaire» l’ont été parfois sous la pression des bourreaux et de leurs amis au pouvoir. Comme si ce qui s’est passé n’était pas suffisamment grave pour mériter d’être qualifié autrement.

Le «passif» (et l’ «actif»), usité en comptabilité ou en grammaire, ne peut ni ne doit en aucun cas être employé pour parler de cette abomination. On est en politique. En politique, comme en tout autre domaine, il est préférable d’utiliser les mots qui conviennent pour désigner les maux causés au risque de tomber dans le négationnisme. Les propos tenus récemment par le général Meguett en constituent un début de commencement.

Souvenons-nous qu’Hitler, tirant la leçon de la non application des résolutions du traité de Sèvres signé le 10 août 1920 entre les Alliés et l’empire Ottoman, qui prévoit la mise en jugement des responsables du génocide arménien, aurait lancé en 1939 : «Qui se souvient des massacres des Arméniens ?». C’était à la veille d’un massacre des handicapés ; l’extermination des Juifs viendra deux ans plus tard. Rappelons aussi que le général père de la nation turque, Moustapha Kemal, avait pris soin de faire voter une amnistie générale des dits crimes le 31 mars 1929.

En Mauritanie, le colonel Maawiya Ould Sid’Ahmed Taya a fait voter une loi d’amnistie de ses crimes, adoptée en 1993 par une Assemblée à ses ordres. La tentation de tracer un trait sur les faits était déjà là. Le temps ne doit donc pas avoir de prise sur notre détermination et notre volonté à œuvrer pour la reconnaissance de ces crimes en génocide et la traduction pendant qu’il est encore temps de leurs commanditaires devant la Cour Pénale Internationale.

* Boubacar Diagana et Ciré Bâ - Article publié dans le journal Wal fadjri

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