Débat ouvert sur l’exception de la diversité de l’Afrique

Sarkozy l’a dit dans son Discours de Dakar et il n’est pas seul à considérer l’Afrique comme un continent existant en dehors de l’Histoire. Huntington, aussi, n’est pas loin de le penser. On note ainsi un travestissement de l’histoire de l’Afrique noire par rapport aux évolutions du monde, comme tendance intellectuelle courante. Un livre de A. J. Mbem y répond.

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Fulvio

La dévaluation de l’image de l’Afrique dans les relations internationales est telle, malgré la montagne de vérités historiques désormais définitives sur l’existence en Afrique de civilisations prestigieuses, que Samuel Huntington, dans «Le Choc des civilisations» (Odile Jacob, 2000), plus d’un siècle après la thèse hégélienne d’une Afrique existant de tout temps hors de l’Histoire, affirme sans nuance qu’il serait excessif de parler d’une civilisation africaine : «A l’exception de Fernand Braudel, la plupart des grands spécialistes ne reconnaissent pas la spécificité d’une civilisation africaine… Dans toute l’Afrique dominent de fortes identités tribales, mais les Africains développent aussi un sentiment d’identité africaine, de sorte que l’on peut penser que l’Afrique subsaharienne pourrait s’assembler pour former une civilisation distincte dont le centre de gravité serait l’Afrique du Sud.»

Dans l’esprit du politologue américain, qui ne doute pas un instant du sérieux de ses recherches historiques, ni de ses critères d’évaluation des civilisations, l’Afrique est un bazar culturel dans lequel il est peu probable d’identifier un ciment de valeurs partagées, une communauté de destin. Fort évocateur à cet égard, le paragraphe que son essai consacre à la « civilisation africaine (la seule civilisation évoquée dans son texte par des caractères en italique) est le seul dont l’identité lui semble largement contestable.

Ce travestissement de l’histoire de l’Afrique noire est une tendance intellectuelle courante lorsqu’il s’agit de faire une lecture globale des évolutions du monde. A Samuel Huntington qui pense c’est à partir de l’Afrique du Sud actuelle que l’on pourrait « peut-être » parler de civilisation africaine, A.J. Mbem a raison de rappeler que les mouvements historiques qui se déroulent (1) en Afrique noire depuis le Moyen Age ne se font pas en marge des enjeux géopolitiques mondiaux.

Depuis les invasions des côtes orientales par les conquêtes arabes jusqu’à la pénétration portugaise au 15e siècle, depuis la traite négrière arabe jusqu’à la traite négrière atlantique, cette Afrique-là, actrice ou victime, participe à l’histoire du capitalisme qui répand sa logique sur la planète. Les rencontres entre les différentes civilisations, de l’islamisation à la christianisation du monde, toutes ces mondialisations antérieures à la globalisation actuelle des concepts et des outils ne se firent pas sans elle. L’Afrique fut bien avant la Traite négrière impliquée à divers égards sur la scène internationale, avec quelques-unes de ses grandes aires de civilisation. Mais jamais comme puissance rétorquent ceux qui, même en Afrique, pensent que, considérée comme entité historique consciente de soi, notamment depuis qu’elle tente de s’affirmer au sein de l’architecture géostratégique imposée à Berlin en 1884, cette Afrique-là ne fut jamais qu’à la marge des grands choix.

Cette Afrique subsaharienne assumera simultanément, dans la pensée et l’action, son projet politique. Naîtront alors des lectures de son passé, des narrations historiennes, des formulations diverses du politique qui continuent de dominer le débat sur son identité et sa mémoire, notamment dans cette Afrique dite noire.

Les thèses de Senghor, Cheikh Anta Diop et Joseph Ki Zerbo sont examinées munitieusement et de façon critique. Il est reproché à Cheikh Anta Diop d’avoir daté la naissance du mythe nègre au moment de la rencontre de l’Afrique noire avec les explorations portugaises au 15e siècle. Son archéologie dudit mythe passe sous silence les relations de l’Afrique au Sud du Sahara avec le monde arabe, avant sa rencontre avec l’Europe. A. J. Mbem, dans son ouvrage, souligne le silence de Cheikh Anta Diop sur la traite négrière arabe qui s’est déroulée 7 siècles avant la traite négrière transatlantique. Il rappelle l’argumentaire de Ibn Kaldun, dans le «Discours sur l’Histoire universelle», sur la bestialité du Nègre.

Prisonnier en 1591 après l’occupation du Songhoy par les Marocains, Ahmet Baba, érudit musulman de Tombouctou, interpelle le Sultan sur les raisons injustifiées de l’asservissement dont il fait l’objet. Dans sa critique, l’érudit musulman de Tombouctou remonte aux racines mythiques de la traite des Noirs, notamment la malédiction de Cham que ses coreligionnaires invoquent au même titre que certains chrétiens du Moyen Age européen.

Résumant en quelques lignes la traite négrière arabo-berbère dans un ouvrage de plusieurs centaines de pages, Joseph Ki Zerbo sous-estime cette séquence malheureuse au prétexte que géographes et historiens arabes ont laissé sur l’Afrique noire de précieux témoignages pour la connaissance historique (cf. «Histoire de l’Afrique noire», Hatier, Paris, 1978).

A. J. Mbem se montre critique à l’égard de la «négritude égyptienne» soutenue par Cheikh Anta Diop. Ce dernier, après avoir évoqué l’éventail de populations métissées qui coexistent dans la Vallée du Nil depuis l’aube des grandes dynasties pharaoniques, conclut ainsi : «Le fonds de la population égyptienne était nègre à l’époque prédynastique». Cette référence se retrouve déjà chez Senghor, mais cette fois s’agissant de l’Egypte ancienne, avec une «lecture négro-africaine» des phénomènes historiques, la propension de certains courants de pensée à vouloir colorier de noir tous les faits de civilisation qui ont pour théâtre historique l’Afrique, même ceux qui relèvent du «Phénomène Humain» (Teilhard de Chardin, Le Seuil, Paris).

Une Egypte «ethniquement homogène», c’est-à-dire nègre de part en part, aurait créé une civilisation aux apports exclusivement nègres sans mélange ethnique ni influence extérieure. L’auteur souligne d’emblée que les arguments proprement historiques dans cette assertion pourtant capitale sont contestables. Ils relèvent même davantage du formalisme logique que de la déduction factuelle. Son affirmation est faiblement motivée par de véritables données empiriques tirées de la Vallée du Nil et qui convergeraient toutes vers la thèse d’une civilisation égyptienne aux composantes exclusivement nègres.

Ceux qui lisent, la plume à la main, Cheikh Anta Diop, ceux qui lisent les publications les moins suspectes de complaisance sur l’Egypte ancienne, savent que, dans ses heures de gloire, non loin du Nil, vivent des populations négroïdes qui ne sont pas des Egyptiens. C’est pourquoi les politiques hégémoniques des Pharaons n’épargnent ni les Libyens, ni les Nubiens. La race n’a jamais été le ferment spirituel de la conscience historique entre Egyptiens.

Ce livre d’André Julien Mbem, Camerounais diplômé de philosophie, ouvre un débat intéressant avec ceux qui veulent réduire la prodigieuse diversité de l’Afrique en un monolithe culturel. Il mérite d’être lu et discuté comme y invite l’auteur.

NOTES
Mythes et réalités de l’identité culturelle africaine – L’Harmattan 2005, 175 Pages

* Amady Aly Dieng est économiste, ancien fonctionnaire de la Banque centrale des Etats de l'Afrique de l'Ouest (Bceao)

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