Maroc : Des « mots » aux « regrets » : qu’est devenu le « Péril noir » ?
Les représentations qu’on se fait des immigrés dans les médias se basent sur « clichés » dont il est difficile de se défaire. A un moment où le Maroc attire des étrangers du nord et du sud et compte une forte communauté de Marocains résidents à l’étranger, les catégorisations, qui sont souvent perçues comme des définitions de situations ou des « faits », traduisent bien des abus.
Les différentes (et nombreuses) réactions ayant suivi la diffusion par l’hebdomadaire Maroc Hebdo International, le 2 novembre 2012, de son dossier le « Péril noir »[1] sont révélatrices d’un malaise et d’une difficulté à appréhender non seulement la présence des étrangers au Maroc, mais également les réactions que cette présence, et en particulier celle des subsahariens, peut susciter. De l’article de Zoubeïrou Maïga, paru en 2005 dans Jeune Afrique l’Intelligent, intitulé «Racisme au Maroc : ‘Singes, olives et chocolats’ »[2], à aujourd’hui, ces questionnements ont été régulièrement portés sur la place publique par la presse ou certains acteurs de la société civile.
Dans l’édition du journal 2M du 4 novembre [3], Mohamed Selhami limitait la « polémique » au titre du dossier, qu’il présentait comme « condamnable », en affichant sa surprise quant aux réactions suscitées. En le mettant en lien avec certains éléments de la réponse écrite du rédacteur en chef [4], je voudrais ici davantage analyser le contenu du dossier «Le péril noir », la présentation des « aspects relatifs à ce flux migratoire » et en particulier les catégorisations des subsahariens. J’omettrai donc ce qui touche à l’apparition de comportements xénophobes.
DE QUI PARLE-T’ON ?
Si le titre « Le Péril noir » laisse entendre que tous les Noirs seraient concernés, le sous-titre restreint la population envisagée aux « milliers de subsahariens clandestins au Maroc ». Que recoupe cette catégorie de « clandestins subsahariens » ?
La première page du dossier montre des Noirs qui semblent être arrêtés par des agents des forces de l’ordre. Nous ne savons ni qui ils sont, ni pourquoi ils sont arrêtés, ni s’ils sont détenteurs de documents d’identification, ni s’ils sont entrés irrégulièrement sur le territoire. A première vue, cette image peut être associée par le lecteur ordinaire aux régulières arrestations de migrants subsahariens en vue de les refouler à la frontière. Cette photographie fait donc écho au sous-titre, mais également à la dimension sécuritaire de la présence « subsaharienne clandestine » au Maroc.
Sous le titre « péril noir », apparait une série d’éléments qui semblent être associés : « Des milliers de subsahariens clandestins au Maroc »/ « ils vivent de mendicité, s’adonnent au trafic de drogue et à la prostitution » / « ils font l’objet de racisme et de xénophobie » / « ils posent un problème humain et sécuritaire pour le pays… ». Ces éléments sont répétés (et donc renforcés) en chapeau de la première page de l’article.
« DES MILLIERS DE SUBSAHARIENS CLANDESTINS AU MAROC »
Les estimations des subsahariens en situation administrative irrégulière reprises par différents chercheurs, Ong et articles de presse, depuis 2006, oscillent entre 10 000 et 25 000 individus. Ce chiffre passe dans cet article à environ 40 000 personnes, selon « les associations des droits de l’Homme et les sources policières ». Il est toutefois dit qu’une récente étude sur la migration irrégulière subsaharienne au Maroc (Ccme, Ippr et Ue) estime la présence des Subsahariens en situation irrégulière à un nombre qui « ne devrait pas excéder les 10 000 ». Le journaliste explique ce chiffre nettement moins élevé par les « refoulements qui ont lieu pratiquement chaque semaine »[5]. Et celui-ci d’ajouter que ce nombre est « susceptible d’augmenter assez rapidement compte tenu du flux continu des migrants ». Je veux souligner ici non seulement qu’il est impossible d’obtenir des statistiques valables sur les « clandestins » dans un pays, mais que se baser sur le fait qu’il s’agisse de flux pour en supposer l’augmentation exponentielle semble absurde, ne serait ce que du fait que les flux peuvent opérer dans le sens des entrées mais également des sorties qui ne sont pas à négliger.
ILS S’ADONNENT … AU TRAFIC DE DROGUE ET A LA PROSTITUTION
Le journaliste fait le choix de commencer son article en évoquant l’exemple d’un Nigérian mort pour avoir transporté de la drogue : « Après un séjour au Maroc », dit le journaliste, « il s’était converti en passeur de drogue, faute d’atteindre les rives sud de l’Espagne ». Ce postulat est en lui-même surprenant. Comment le journaliste – ou même les agents de la sureté aux frontières ou de la lutte contre le trafic de drogue –a-t-il pu être informé des projets migratoires de cet étranger ?
Le lien est donc fait entre trafic de drogue et subsahariens « clandestins ». Pourtant, bien que nous ne connaissions rien du statut administratif de ce Nigérian, il faut, pour pouvoir prendre l’avion à l’aéroport Mohamed V, que l’étranger soit détenteur d’un passeport et d’un visa l’autorisant à séjourner au Maroc ou d’un laissez-passer l’autorisant à sortir du Maroc pour rejoindre son pays. Pour obtenir ce laissez-passer, l’étranger doit se présenter à l’administration qui le lui délivre. Peut-il dans ce cas être clandestin, alors que ce terme désigne une personne enfreignant les règles relatives au séjour dans un pays dont elle n’a pas la nationalité et se soustrayant à la surveillance de l'administration ?
S’en suivent un ensemble d’éléments appuyant le lien entre Subsahariens et trafic de drogue. La catégorie semble s’élargir, d’« une Subsaharienne » à « de nombreux cas de ressortissants africains », à «de plus en plus d’Africains »[6]. Rien ne nous est dit de la situation administrative des concernés. De plus, le lecteur risque l’amalgame en « apprenant » que « de plus en plus d’Africains se recyclent en dealer ».
SUBSAHARIENS EN TRANSIT PAR LE MAROC
Un autre postulat est posé : « Les Subsahariens en quête d’un passage vers l’Europe empruntent les terres marocaines comme chemin de transit » [p15]. Différentes informations semblent pourtant confirmer l’existence d’autres voies de passage pour les Subsahariens désireux de se rendre en Europe. Certains partent régulièrement, directement de leur pays d’origine ou transitent par un autre pays. D’autres partent régulièrement ou irrégulièrement et quitte irrégulièrement des pays comme la Tunisie, la Libye, la Turquie, etc. Comment alors interpréter cette affirmation ? Le Maroc aurait-il le monopole du passage vers l’Europe alors même que certains Marocains se rendent justement dans d’autres pays de la rive sud de la Méditerranée pour rejoindre l’Europe ?
Les sous-catégories semblent se multiplier au travers des propos de l’article : ceux qui arrivent de l’autre côté et sont reconduits au Maroc, ceux qui finissent noyés en mer et ceux qui attendent l’occasion de franchir le détroit de Gibraltar, séjournant dans des villes comme Casablanca, Fès, Tanger, Marrakech et « même » Agadir. Cela sous-entendrait-il donc que le journaliste ne prend en compte que les « Subsahariens en quête d’un passage vers l’Europe » ? Ces Subsahariens ne seraient que ceux coincés au Maroc, dans un provisoire qui dure, « sans porte de sortie vers Sebta et Melilla ». A aucun moment ne sont envisagés les Subsahariens qui parviennent à passer en Espagne. Pourtant, selon l’Agence Frontex, Sebta et Melilla auraient enregistré 3 345 arrivées clandestines en 2011[7], un chiffre qui viendrait contredire pour l’Agence européenne la tendance décroissante des années précédentes.
L’encadré intégré à cette page semble être en complet décalage avec le contenu de l’article, citant le président du Collectif des communautés subsahariennes au Maroc (Ccsm) qui déclare : « Nous voulons que l’on nous donne les mêmes droits qu’ont les Marocains résidant à l’étranger dans leurs pays d’accueil », sous-entendant donc que certains Subsahariens percevraient le Maroc comme un pays de résidence à plus ou moins long terme. L’article n’envisage pas que les Subsahariens puissent chercher à venir au Maroc comme destination finale. C’est ce que laisse entendre Mohamed Selhami dans sa réponse, quand il parle de « ce flux migratoires dont nous sommes les récipiendaires involontaires ».
Ainsi donc, la migration clandestine subsaharienne serait un flux et celui-ci ne serait pas souhaité des Marocains. Il le confirme d’ailleurs quand il dit que « le point de chute annoncé de ce vaste mouvement de déplacement humain du sud vers le nord est l'Europe ». Cette question reste confuse. A la page 17, le dossier mentionne les données d’une étude universitaire qui souligne que seulement 2,5% des migrants originaires d’Afrique subsaharienne décident de rester au Maroc. Mais à quelle(s) catégorie(s) fait-on référence et quelle est la temporalité de ce chiffre ? A quoi renvoie le fait de « vouloir rester » ? S’y ajoute l’ambigüité introduite par l’affirmation que « 15 à 20% de la population marocaine est d’origine subsaharienne ». Qui sont ces « Marocains d’origine subsaharienne » et ne font-il pas partie, au moins partiellement, statistiquement des 2.5 % de « migrants originaires d’Afrique subsaharienne » qui décident de rester au Maroc ?
En reprenant certains chiffres officiels fournis par les autorités marocaines, il y avait, en 2010, selon la Dgsn, 74 316 étrangers résidant au Maroc (donc régulièrement et avec titre de séjour), dont 28 021 Africains (intégrant 11 066 algériens) et 32 518 Européens. Au-delà de la complexité à lire ces chiffres qui recoupent des réalités différentes et renvoient à des catégories qui pourraient être à interroger, ces chiffres n’intègrent ni les étrangers restant au Maroc pour de courts séjours (parfois régulièrement répétés), ni les 686 réfugiés statutaires de l’Unhcr, au 31 mai 2012, qui ne disposent pas de titre de séjour au Maroc (demandeurs d’asile non compris). Pour ce qui est de l’accès à l’emploi formel, pour le premier semestre 2010, le « nombre de contrats visés pour les salariés africains a atteint 653 (soit 14,87% de l’ensemble des contrats visés) », sachant que 314 des contrats concernent des salariés originaires des pays liés au Maroc par des conventions d’établissement (Algérie, Sénégal, Tunisie)[8]. Pour ce qui est des étudiants, parmi les 9000 étudiants étrangers inscrits dans les établissements publics en 2010-2011 selon l’Amci, 7000 étaient « Africains » et « ils seraient autant, sinon plus, dans les établissements supérieurs privés »[9].
SUBSAHARIENS ENTRES IRREGULIEREMENT
Concernant les voies de passages pour atteindre le Maroc, le journaliste évoque l’Algérie, pour la majorité, ou les « sentiers mauritaniens ». Celui-ci ajoute que, « pour ceux qui arrivent à amasser la somme d’argent nécessaire », ils peuvent aussi passer par avion. De qui s’agit-il ? Sommes-nous encore dans la catégorie des « clandestins subsahariens » ? Parle-t-on des différents subsahariens arrivant légalement par la frontière aérienne (étudiants, travailleurs, touristes, etc.) mais également par la frontière terrestre maroco-mauritanienne ?
De l’ensemble des Subsahariens ? Le journaliste met en avant les subsahariens entrés irrégulièrement, mais l’évocation de ceux qui « tout bonnement » arrivent légalement par avion est suivie d’une déclaration des « services marocains de police » qui pointent « certains » qui « se font inscrire dans les écoles privées marocaines, qu’ils fréquentent pendant deux ou trois mois, avant d’aller se perdre dans la nature ». Nous en revenons à l’image du fraudeur. Pourtant, différentes nationalités de Subsahariens sont dispensées de visa pour se rendre au Maroc pour une durée de 3 mois et la plupart des visas délivrés sont d’une durée de trois mois. Pourquoi alors s’inscrire dans une école privée « pendant deux ou trois mois » ?
Par ailleurs, l’irrégularité administrative n’est à aucun moment rapportée aux difficultés à régulariser la situation administrative ; difficultés qui pourraient découler notamment d’entraves à l’obtention d’un contrat de travail, d’un contrat de bail ou d’une autorisation de mariage. De même, à aucun moment ne sont envisagés les critères et déterminants de l’obtention du visa ou les entraves à l’entrée pour ceux disposant de visa.
PETITS BOULOTS…
Sous cet intitulé, le journaliste parle des tentatives de passage vers l’Europe, des naufrages, des morts, et revient sur l’obligation des « immigrants subsahariens » de « survivre sur place ». Alors que l’intitulé de ce chapitre est « petits boulots », les seules « activités génératrices de revenus » évoquées sont la mendicité, la prostitution ou le trafic de drogue.
C’est dans la partie suivante qu’apparaissent d’autres « petits boulots » que pratiquent ceux que le journaliste appelle désormais « immigrés » : « masseurs dans des hammams publics, hommes de peine dans les cafés et les restaurants, porteurs dans les marchés ». Et pour « les plus chanceux », « postes de gardien dans des villas, voire de chauffeurs pour emmener les enfants à l’école ou accompagner madame faire ses emplettes ». Les « femmes africaines » quant à elles seraient recrutées comme femmes de ménage. L’utilisation des vocables « clandestin » ou « immigré » notamment, qui véhiculent des représentations différentes, interroge…
Si cette énumération peut sembler limitée, la question de l’emploi des Subsahariens est évoquée de nouveau, en lien avec l’apparition de comportements xénophobes, autour du chômage des jeunes Marocains et du travail « au noir » des Subsahariens. Comme illustration, le travail accepté au rabais par des Sénégalais. Le choix des Sénégalais est en soi d’un intérêt particulier, quand on sait que ceux-ci ont formellement accès au territoire marocain sans visa et au marché du travail sans avoir à fournir d’autorisation de travail, contrairement à tous les autres ressortissants subsahariens.
Dans la partie suivante intitulée « tour d’écrou », Abdelhak Najib évoque la situation d’un couple de Congolais qui travaillent « chez des gens » et dont le père congolais se dit inexpulsable parce qu’ayant eu des filles sur le territoire marocain qu’il qualifie de « marocaines ». Le journaliste ajoute : « le droit du sol prévaut dans ce type de situation ». Cette affirmation est fausse aussi bien en théorie qu’en pratique. Par contre, le journaliste ne parle à aucun moment des différents droits dont disposent formellement les étrangers au Maroc, selon les catégories auxquelles ils sont juridiquement rattachés, qu’ils soient en situation administrative régulière ou, dans une moindre mesure, lorsqu’ils sont en situation administrative irrégulière.
Mon souci n’est pas d’attaquer tel ou tel journal mais bien de revenir sur ces catégorisations, couramment usitées et dans d’autres écrits, tout en admettant que non seulement certaines données sont difficiles à obtenir, laissant place au fantasme et à l’interprétation, mais que la migration est une réalité, ou plutôt des réalités difficiles à appréhender. Elles drainent souvent des représentations ou « clichés » dont il est difficile de se défaire, en particulier pour la rédaction d’un article au nombre de caractères limités. A un moment où le Maroc attire effectivement des étrangers, du nord et du sud, et compte une forte communauté de Marocains résidents à l’étranger (Mre), les médias, à travers ces catégorisations, transmettent des représentations qui sont souvent perçues comme des définitions de situations ou des « faits ». Chacune de ces catégories d’ « étranger » et de Mre peuvent être distinguées en plusieurs sous-catégories sur lesquelles le contexte influe. L’usage de l’une ou l’autre de ces catégories est révélateur tant de la manière dont ces réalités sont perçues que du manque de clarté dans les perceptions que peuvent en avoir les différents acteurs, politiques et médiatiques en particulier. « Produit du réel social, les représentations sont également productrices du réel social »[10] et il semble donc important de les analyser …
NOTES
[1] Disponible sur http://www.maroc-hebdo.press.ma/index.php/component/content/article/21-accueil/5228-le-peril-noir
[2] Ou SOUDAN François, "Les Maghrébins sont-ils racistes", enquête dans Jeune Afrique l’Intelligent, n°2266, du 13 au 19 juin 2004, p42.
[3] Deux jours après la publication du dossier. Disponible sur : http://www.2m.ma/Infos/Info-Soir/2012/Novembre/Info-Soir-Dimanche-04-Novembre/(date)/20121104
[4] Selhami Mohamed, « Des mots et des regrets », Maroc Hebdo International, n°999, du 9 au 15 novembre 2012, p20-21
[5] Il utilise indifféremment les notions de « refoulement », de « reconduite à la frontière » et « d’expulsion » qui ne renvoient pourtant pas aux mêmes qualifications et procédures juridiques ou pratiques.
[6] « La même semaine, la police marocaine a arrêté une Subsaharienne pour trafic de drogue »/ « on a de nombreux cas de ressortissants africains qui rentrent chez eux avec de la drogue » (agent de la police des frontières) / « de plus en plus d’africains se recyclent en dealers. D’abord, ils écoulent la drogue dans leur communauté. Ensuite, ils arrosent les Marocains, selon des procédés bien rodés » (officier de la brigade des stups de Casablanca).
[7] FRONTEX, FRAN Quarterly, Issue 4, October–December 2011, p20 - http://www.frontex.europa.eu/assets/Publications/Risk_Analysis/FRAN_Q4_2011.pdf
[8] Source : Brahim Habriche, « Le ministère de l'emploi a validé 4602 contrats d'étrangers au premier semestre, La Vie Economique, 27-09-2010 », sur http://www.lavieeco.com/la-vie-eco-carrieres/17628-le-ministere-de-l-emploi-a-valide-4602-contrats-d-etrangers-au-premier-semestre.html
[9]Voir notamment Jaouad Mdidech, « 15 000 étudiants africains font leurs études supérieures au Maroc », La Vie économique, 26-04-2011, sur http://www.lavieeco.com/news/societe/15-000-etudiants-africains-font-leurs-etudes-superieures-au-maroc-19315.html
[10] DUPRET Baudouin, Au nom de quel droit, Paris, Maison des sciences de l'homme, coll. Droit et Société, 2000, p18
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** Nadia Khrouz, doctorante au Centre Jacques Berqué pour les études en Sciences humaines et sociales au Maroc (www.cjb.ma)
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