L'héritage de Cheikh Anta Diop vingt ans après
Il y a vingt ans de cela disparaissait Cheikh Anta Diop, le grand savant africain aux thèses révolutionnaires sur l’antériorité des civilisations nègres.
Babacar Diop Buuba, historien Sénégalais, revient dans cet articles sur les grandes lignes de la contribution de son œuvre monumentale. Mais il fait surtout ressortir l’actualité des thèses de Cheikh Anta Diop lorsqu’il s’agit de poser le débat sur la renaissance de l’Afrique et sur la marche vers un État fédéral Africain car déjà en 1948, il avait posé la question suivante :
En 1948, Cheikh Anta DIOP avait formulé une question géniale "Quand pourra-t-on parler d'une renaissance africaine" ? (Article paru dans la Revue le Musée Vivant, n° spécial 36 - 37, novembre 1948, Paris pp 97 - 65, republié dans Alerte sous les Tropiques, articles de 1946 - 1960 - Culture et Développement en Afrique noire, Présence Africaine, 1990, pp 33 - 44).
Il est vrai que sur ce thème l’apport du Président Thabo Mbeki de la République Sud Africain est assez connue, surtout à travers son fameux texte « the African Renaissance » (Tafel berg publishers, Capetown 1998).
Il est toutefois utile de rappeler les contributions de James Africanus Beale Horton de la Sierra Leone à travers son ouvrage West African Countries and Peoples… A vindications of the African Race, 1868), celle de Kwame Nkrumah développée dans son ouvrage le Consciencisme celles de leaders arabo-africains comme Jamal Abdel Nasser ou Moamar Khadafi, et surtout Cheikh Anta Diop comme le Président Mbéki a cité nommément Cheikh Anta Diop qui articule les dimensions cultuelles et idéologique, politique et scientique, économique et sociale, panafricaine et humaniste de ce combat prométhéen. La réussite de ce combat est un des grands défis du nouveau millénaire. Sa réussite serait une contribution à l’avènement d’une nouvelle civilisation qui tournerait le dos à la barbarie.
Pour le savant sénégalais la réalité (culturelle) africaine des années 40 est double : Il y a d'une part "la tradition qui est restée intacte et qui continue de vivoter à l'abri de toute influence moderne, d'autre part une tradition altérée par une contamination européenne". Dans les deux cas on ne peut parler de renaissance. Pour l'auteur la condition préalable d'une vraie renaissance africaine est le développement des langues africaines.
L'auteur qui, à l'époque ne semblait pas être informé de la prodigieuse inventivité africaine en matière l'écriture(1), est conscient des difficultés de l'entreprise : multiplicité apparente des langues, acclimation des termes scientifiques et techniques. DIOP est d'avis que l'action qu'il préconise concerne à peine quatre langues importantes, le reste n'étant que des variantes parlées par un petit groupe. Pour lever le défi scientifique, les Africains doivent s'essayer dans les principales langues de leur pays avec toutes les facilités inventives et leur esprit d'initiative. Leur tâche est facilitée par l'apparition de "nouveaux moyens de diffusion de la pensée imprimerie, radio, cinéma. A cause de tous ces nouveaux moyens de diffusion qui sont propres au monde moderne, il y'a plus de possibilités de s'instruire, par conséquent plus de possibilités d'action efficace" (op article cité, Présence Africaine p. 37). Et DIOP de développer les grandes lignes de la renovation culturelle qui passe par une véritable révolution de la conscience psychologique.
La création littéraire devrait concerner tous les genres : satires, épitres, poèmes historiques, narrations etc. L'expression plastique doit bannir l'imitation des formes occidentales ; la peinture, la sculpture doivent être revigorées et refuser le passéisme. L'architecture africain millénaire est susceptible d'une adaptation nouvelle. La nouvelle musique africaine "doit exprimer le chant de la forêt, la puissance des ténèbres et celle de la nature, la noblesse de la souffrance, avec toute la dignité humaine" (article cité p. 43).
"Cette musique sans cesser d'avoir quelque chose de commun avec le jazz dans le domaine de la sensibilité, aura quand même je ne sais quoi de plus fier de plus majestueux, de plus complet de plus occulte" (ibidem).
Cheikh Anta avait identifié comme acteurs de la révolution africaine depuis le citadin (ouvrier, artisan, notable, fonctionnaire) jusqu'au paysan, depuis le Musulman jusqu'au Chrétien, en passant par les disciples des religions paléonigritiques (cf vers une idéologie politique africaine, 1952 in Alerte sous les Tropiques Présence Africaine, 1990, p. 44). Mais le texte précise bien les Africains dont il est question vivent depuis le Sahara jusqu'au Cap (article cite, ibidem), il est donc un question d'Afrique Noire. Cheikh Anta dans une grande lucidité pose le problème de l'apartheid en Afrique du Sud, la situation des pays de culture arabe en Afrique (Egypte, Soudan, Libye) celle de l'Ethiopie, pays à l'époque tous caractérisés par des régimes racistes ou monarchistes et féodaux (article cité p., 56 - 61). Il était conscient de l'immextion américaine et des coalisations impérialistes (Europe capataliste, fauteuil électrique américain, féodalité arabe).
La Fédération Africaine dont rêvait C. Anta devrait être indépendante démocratique et anti-raciste. Dans un autre texte publié en 1955 et intitulé Alerte sous les Tropiques" titre qui a été repris comme celui du recueil d'articles publié par Présence Africaine en 1990, Cheikh Anta DIOP revient longuement sur les relations entre le monde arabe et l'Afrique Noire. Il dit explicitement que c'est "après l'Occident la deuxième force qui cherche à diriger le Monde noir" (op cit p. 95). "Aussi longtemps, dit il, que les Arabes qui vivent en Afrique se sentiront plus attachés à leurs frères de race du Proche Orient qu'au reste de l'Afrique Noire, nous aurons le devoir et le droit de nous défendre devant leur attitude raciste ... Si, au contraire, les Arabes qui vivent en Afrique ne sont pas racistes, et s'ils n'ont aucune pensée impérialiste, rien ne s'oppose à leur Fédération avec le reste de l'Afrique noire au sein d'un Etat multi national. En tout cas on souhaite qu'il soit ainsi (op ci p. 95).
L'auteur est d'avis que le Sahara est essentiellement composé de Nègres et de Négroïdes, que l'Afrique Noire doit avoir un débouché sur la Méditérranée, à travers la Libye (article cité, p.97. Signalons que l'auteur s'est mobilisé correctement pour la cause du peuple algérien et qu'il a gardé jusqu'à sa mort, en 1986, des relations suivies avec le FNL algérien. Ses amis algériens n'ont pas manqué de lui rendre un hommage mérité.
Cette question des relations entre l'Afrique au Sud du Sahara et l'Afrique septentrionale ne pouvaient pris donc être éludées, ni par C. Anta ni par NKRUMAH, encore mois par Gamal Abdel NASSER. En écrivant son article "Vers une idéologie politique africaine" (Février 1952), C. Anta avait lancé un appel au peuple égyptien pour une révolution sociale qui démocratiserait son régime politique (Présence Africaine, 1990 p. 61), NASSER et son organisation secrète des "Officiers Libres" prit le pouvoir le 23 Juillet 1952. L'Egypte s'engage à partir de ce moment et surtout après l'agression occidentale de 1956, dans une politique progressiste en Afrique et dans le monde arabe.
Cette revue de quelques des jalons du panafricanisme et de l'appel à la Renaissance permet de constater qu'il y'a eu dans l'effort de théorisation non seulement des aspects politiques, idéologiques, culturels, scientifiques technologiques, économiques, mais aussi des angles d'attaque particuliers suivant que la formulation venait d'un militant hors (C. Anta DIOP) ou à l'intérieur des structures d'Etat ; les différences des positions et de focalisations (NKRUMAH, NASSER) sont à tenir en compte pour saisir les contre points dans le débat sur la Renaissance.
Nous pouvons tirer hors des enseignements majeurs de la relance du débat sur la Rennaissance africaine.
I/ Ce debat donne une nouvelle dignité aux controverses philosophiques et idéologiques. Le triomphe insolent du libéralisme à la fin du Xxe siècle avait fait croire à la fin de l'histoire et celle des idéologies. L'Afrique qui apporte toujours du nouveau dans la marche de l'humanité va être le terrain de reflexions plus approfondies sur les rapports que l'être humain en général, africain en particulier, entretient avec son histoire, les religions, les langues et cultures, la science la technologie, l'économie, l'environnement. Il est illusoire de croire qu'on peut faire quelque chose de sérieux, de solide et durable dans ce monde sans un ancrage idéologique et philosophique bien assis ; les débats peuvent ne pas être stériles. Il n'y a que les idéologiques honteux et/ou confus qui refusent la nécessité de débats idéologiques. Et ils sont en réalité les premiers à profiter de la vacuité philosophique pour fair passer leur camelotte.
II/ La réflexion sur la rénaissance africaine repose des questions de stratégies et de tactique dans un processus révolutionnaire. Quelles sont les différentes forces qui veulent transformer positivement la situation ? Quelles sont les forces alliées, les forces hostiles ? Croire qu'il est possible d'avancer dans un processus révolutionnaire sans identifier les forces progressistes, les forces réactionnaires, c'est faire preuve d'une naïveté coupable. Les ouvriers africains progressistes doivent tisser des liens solides avec les paysans qui partagent les mêmes idéaux de progrès et de dignité, ils doivent identifier parmi les hommes ou femmes d'affaires, ceux et celles qui sont les compradores ou de véritables entrepreneurs soucieux de la qualité des produits et conscients du pouvoir d'achat des Africains. Ils ne peuvent pas ne pas établir des liens de partenariat, d'alliance solide avec les intellectuels acquis à la cause de la libération et du progrès de l'Afrique. Quelles fractions de la bourgeoisie au niveau international ont intérêt à investir en Afique ? Les débats sur la stratégie et la tactique que les communards parisiens, les bolchéviks russes, les révolutionnaires maoïstes n'ont pas pu éviter, il est bon que les Africains s'en imprègnent sérieusement, non pas pour réediter des NEP ou des communes populaires, mais pour voir, comment, à la lumière de leur propre histoire et celle des autres peuples du monde, apporter une contribution décisive à la gestion et au renouvellement du capital humain, scientifique et technique.
III/ Enfin le débat a ceci d'utile qu'il permet de bien situer les responsabiltés des différents acteurs engagés dans la voie de la rebellion contre la situation désastreuse africaine. Ceux ou celles qui savent ce qu'ils, elles, doivent faire, doivent se mobiliser, s'organiser pour bien accomplir leur missions. Les Etats progressistes savent ce qu'ils ont à faire, les acteurs sociaux, culturels, scientifiques etc de même. Des mécanismes de coordination, des observatoires, des évaluations doivent être établis ou affinés, des priorités stratégigues dégagées. Alors l'idéal va nourrir constamment des projets et programmes qui mettront l'Afrique debout, la rendront épanouie et humaines.
Des pistes d’actions générales et spécifiques sont ainsi ouvertes.
1. Les forces socio politiques et mouvements culturels du panafricanisme devraient dans leur agenda, prendre en charge l'approfondissement et le média des idéaux de la Renaissance Africaine dans leur propre pays et à l'extérieur.
2. Les enseignants devraient se battre pour que le thème de la Renaissance Africaine figure en bonne place dans les programmes d'enseignement surtout en histoire et en philosophie, aussi bien dans les programmes du secondaire que de l'enseignement supérieur.
3. Les Universités et instituts supérieurs de recherche devraient accorder une place importante, au moins à une langue africaine de grande diffusion, haoussa, pulaar, mandinka, yoruba, etc et au swahili ;cette dernière devrait progressivement devenir la langue principale de la Renaissance africaine.
Son enseignement dans les établissements scolaires des autres régions d'Afrique devra être planifié, de même que dans le secteur non formel, par le biais des ONG par exemple. C'est par des actions de ce genre que la Renaissance africaine cessera d'être une utopie. Ce sont des rêves qui ont frayé la voie aux grandes causes et ont permis le progrès de l'humanité.
La graine de la nouvelle Afrique est dans le fumier, la Renaissance est possible. Le soleil qui a bronzé les Africains est une source d'énergie qui fera tourner en Afrique les industries les laboratoires, éclairera les esprits et les rues et sentiers, demeures et villes, si les Etats, les Universités, les médias les citoyens y mettent les moyens à la hauteur des enjeux.
Les articulations entre questions économiques, politiques et culturelles doivent être assurées. C’est heureux qu’au début du millénaire des plans soient proposés comme celui du Millenium Africain Plan (MARP) à l’initiative du Président Mbéki de la République Sud Africaine, soutenu par Obansago du Nigeria et Boutiflika d’Algérie, celui dit Omega proposé par le Président Sénégalais Abdoulaye Wade. La CEA (Commission Economique pour l’Afrique) a assuré à travers un document intitulé compact une articulation et mise en œuvre des deux (2) plans. Ce document unique a été présenté à l’occasion du sommet de l’OUA de Juillet 2001 à Lusaka d’abord sous une appellation provisoire « Nouvelle Initiative Africaine puis « Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique ». C’est au processus qui a conduit au NEPAD, programme ambitieux, complexe, controversé
L’Université de Dakar a décidé de célébrer cette année le 20e anniversaire de l’hommage à Cheikh Anta Diop de manière tout à fait particulière :
1. en participant à la commémoration de la journée de sa disparition le 7 Février 1986 sur le thème de la reconstruction de l’Afrique
2. en donnant un cachet particulier à la journée du 30 Mars (la journée du parrain de l’Université publique de Dakar appelée depuis 1989 Université Cheikh Anta Diop, donc trois (3) ans après la disparition. Le thème retenu est l’Etat fédéral africain.
3. en contribuant de manière significative au colloque que veut organiser l’Union Africaine à Dakar sur le thème vingt après : l’héritage intellectuel et scientifique de Cheikh Anta et les défis de la construction de l’Afrique au 21e siècle.
4. enfin en contribuant à mettre en relief l’apport du savant sénégalais dans le processus de la préparation de la prochaine grande rencontre des intellectuels d’Afrique et de la diaspora prévue au Brésil en 2006.
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* Babacar DIOP Buuba, Historien, Maître de Conférences, Université Cheikh Anta Diop de Dakar